Karl Kautsky contre le Millerandismus et le Jauressismus

La Revue des Deux Mondes accorda en 1904 son attention au congrès social-démocrate d’Amsterdam.

L’article de J. Bourdeau présente de manière très intéressante comment l’orthodoxie de la social-démocratie allemande avec Karl Kautsky posait un souci fondamental à la gauche française. En voici des extraits significatifs, où l’observateur amusé constate bien la différence totale d’approche.

De tous les Congrès socialistes internationaux, celui d’Amsterdam a provoqué en France le plus d’attention et soulevé le plus de polémiques.

C’est à peine si la presse anglaise en a fait mention. Les socialistes d’Amsterdam ont aussi peu excité la curiosité des Anglais, que s’il s’était agi d’une réunion cosmopolite de médecins ou de philosophes, bien que les socialistes se proposent non d’améliorer ou d’interpréter le monde, mais de le changer ; — c’est que les Anglais professent la plus parfaite indifférence pour les phrases et les théories.

Les socialistes du continent sont d’habiles metteurs en scène, et ils savent organiser leurs représentations théâtrales. Ils ont exhibé à Amsterdam un marxiste japonais, un parsi hindou, des révolutionnaires russes.

Afin de rendre sensible à tous les yeux l’éclatant contraste de la civilisation prolétarienne et de la barbarie capitaliste qui remplit l’Extrême-Orient de sang et de ruines, le citoyen Plekhanoff et le citoyen Sen Katayama se sont serré solennellement la main, au milieu des hurrahs et des trépignemens de l’assistance.

Mais le grand attrait d’Amsterdam, digne de rivaliser avec la coupe Gordon Bennett, ou le match des grands escrimeurs, fut le duel oratoire entre Bebel et M. Jaurès.

A tort ou à raison, on estimait qu’en France les résultats de cette lutte pouvaient causer une répercussion sur notre politique intérieure, et l’on en a discuté avec passion les résultats (…).

Le nombre des délégués ne correspond pas nécessairement à l’importance des groupes qui les ont envoyés à Amsterdam. Ces groupes sont unifiés dans certains pays, par exemple en Allemagne, en Belgique, en Hollande ; diversifiés dans d’autres, et parfois très hostiles.

Il suffit de citer, en France, les Guesdistes (parti socialiste de France), les Jauressistes (parti socialiste français), et les Allemanistes (parti ouvrier socialiste révolutionnaire).

En Russie le Bund (alliance des ouvriers juifs), le parti ouvrier social démocrate, et le parti socialiste révolutionnaire (terroriste), font, la plupart du temps, très mauvais ménage.

Les trois sections de la Pologne ne s’entendent pour ainsi dire jamais. Aux Etats-Unis, on compte trois organisations différentes ; en Angleterre, sept, qui ont envoyé au Congrès des délégations distinctes (…).

L’anarchisme est considéré par les socialistes, comme appartenant aux années de jeunesse, d’irréflexion, d’impulsivité, de gaminerie, d’espièglerie (Flegeljahre) du socialisme international. Années d’espièglerie ! ce mot charmant a été prononcé au Congrès d’Amsterdam.

Une autre maladie de croissance, en un sens tout opposé, s’est manifestée ces dernières années, avec une intensité toujours accrue : c’est l’opportunisme, le réformisme, le ministérialisme, que les Allemands expriment d’un mot : le Revisionnismus, la tendance à réviser la tactique et les principes fondamentaux.

C’est en France que la crise a éclaté avec le plus d’intensité, sous la forme aiguë du Millerandismus, d’abord, continuée et aggravée par le Jauressismus.

La conquête des pouvoirs publics par le bulletin de vote conduisait, comme conséquence nécessaire, à des coalitions au scrutin, à des alliances entre les socialistes et les partis démocratiques, à des combinaisons, à des compromis dans les assemblées, et atténuait l’opposition irréductible qui distingue le parti socialiste de tous les autres partis bourgeois.

Engels, le confident, le collaborateur de Karl Marx, avait annoncé cet accroissement de force et d’influence du socialisme, et, à côté des avantages, il prévoyait des difficultés.

Il écrivait en 1894 au socialiste italien Turati, qui le consultait sur la tactique socialiste : que le moment viendrait où les radicaux, pour se maintenir au pouvoir, solliciteraient le concours des socialistes, et leur offriraient des portefeuilles ; mais alors les socialistes, « toujours en minorité dans le cabinet, partageraient la responsabilité des actes d’un ministère bourgeois, et c’était là le plus grand des dangers, car leur présence dans le gouvernement diviserait la classe ouvrière, et paralyserait complètement l’action révolutionnaire. »

— Cette accession des socialistes au pouvoir devait avoir encore pour inconvénient de leur amener une foule de recrues douteuses, de coureurs de places, qui deviennent les plus fermes conservateurs de l’ordre établi, une fois qu’ils y participent fructueusement.

Karl Marx, dans une circulaire de l’Internationale du 21 juillet 1873, ne mettait-il pas déjà les travailleurs en garde contre tous « les avocats sans cause, les médecins sans malades et sans savoir, les étudians de billard, les journalistes de petite presse, » qui se présentaient en foule dans les partis socialistes, bien qu’ils n’eussent pas encore de profits à espérer.

Puis, c’était en France, comme l’écrivait encore Engels, une invasion de Normaliens : « ceux-ci considèrent l’Université comme une école de Saint-Cyr, destinée à fournir à l’armée socialiste ses officiers et ses généraux. »

Le socialisme parlementaire était ainsi menacé de devenir un socialisme de jour en jour plus embourgeoisé, et de perdre la confiance des classes ouvrières.

Sans doute, concluait Engels, nous serons obligés de passer par la république radicale avant d’arriver au socialisme ; les socialistes ont donc intérêt à soutenir les radicaux qui préparent la dernière étape, mais non à s’inféoder à eux, car le socialisme diffère du tout au tout de leur politique réformiste.

Les choses se sont exactement passées comme le prédisait Engels. M. Waldeck-Rousseau fit appel à M. Millerand. M. Millerand était le plus prudent des socialistes, mais aussi le plus dévié.

Il ajournait le collectivisme, il répudiait la lutte de classes, il considérait le socialisme comme synonyme de démocratie, de réformes et d’assurances ouvrières. Il siégeait à côté du général de Galliffet, vainqueur de la Commune.

Il saluait le tsar. Il endossait la responsabilité des fusillades de Châlon. L’émotion fut considérable parmi les ouvriers et les socialistes de tous les pays. Le « cas Millerand » fut soumis au Congrès de Paris en 1900.

Ce Parlement du prolétariat mondial fut appelé à trancher solennellement la question de savoir si, oui ou non, le parti socialiste était un parti de négociation, d’alliance, de paix, ou un parti de guerre vis-à-vis de la bourgeoisie.

Le Congrès se prononça pour la guerre. Mais, entre M. Guesde qui excluait toute participation ministérielle, et M. Jaurès qui prétendait faire de cette participation constante, à jet continu, la règle même du socialisme dans des Républiques comme la France, le Congrès adopta la célèbre motion Kautsky.

Cette motion déclarait tout d’abord contre les anarchistes : « que la conquête du pouvoir politique ne peut être le résultat d’un coup de main, mais bien d’un long et pénible travail d’organisation politique et économique. »

Puis, contre les réformistes ministériels, la motion disait : « que l’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois est une expérience dangereuse, un expédient forcé, transitoire, exceptionnel, une question à trancher dans chaque parti, dont le ministre socialiste doit toujours rester le mandataire. »

La tactique allemande dictait donc encore ses règles, au Congrès de 1900, comme aux précédens Congrès.

A l’occasion de ce vote, une scission se produisit dans le parti socialiste français mal unifié : chacun interpréta à sa manière l’oracle de M. Kautsky, jusqu’au jour où M. Millerand fut exclu de sa propre organisation et rejeté dans le camp radical.

Le réformisme n’est pas spécial à la France. Les deux tendances, révolutionnaire et réformiste, au début même du mouvement socialiste, s’incarnèrent en Marx et en Lassalle, et divisèrent le parti allemand en marxistes et en lassalliens.

Les deux sectes finirent par se fondre en un seul parti, mais les tendances subsistèrent et se firent jour, lorsque fut abrogée la loi contre les socialistes, dans d’ardentes polémiques entre Vollmar et la majorité du parti socialiste allemand. Vollmar préconisait la tactique d’alliance gouvernementale.

Il fut puissamment secondé par Bernstein, un marxiste de la première heure, qui révisa le marxisme, contesta les prétendues lois de Marx sur la paupérisation des masses, sur les crises catastrophiques, et appuya la nécessité d’un changement de tactique sur une critique des théories en harmonie avec l’observation des faits.

Si la société capitaliste ne marche pas à une catastrophe prochaine, destinée à ouvrir l’ère collectiviste, il s’agit de ne plus se laisser hypnotiser par le but final, mais bien de travaillera des réformes de chaque jour. Les classes ouvrières ne possèdent ni la maturité politique, ni la capacité industrielle.

Le socialisme consiste à les organiser, à les éduquer, à réaliser des progrès dans les institutions démocratiques, et non à exproprier la bourgeoisie.

Il s’agit donc de réviser en ce sens le programme et la tactique du parti socialiste.

Le révisionnisme ne fut d’abord qu’une opposition littéraire condamnée à chaque Congrès de la social-démocratie allemande.

Il prit figure de question pratique, au lendemain des dernières élections au Reichstag, quand se posa la question de savoir si les socialistes exigeraient un siège à la vice-présidence, au prix d’une visite obligée à Guillaume II, à ce même Empereur qui désignait les socialistes comme une cible à ses soldats.

Devant l’attitude du gouvernement, et au lendemain d’un triomphe électoral, n’était-ce pas pour les socialistes une humiliation, un aveu de faiblesse et d’impuissance, une trahison à l’égard de leurs électeurs, que de risquer une pareille démarche ?

La motion que Bebel et Kautsky firent voter au Congrès de Dresde, par la presque unanimité des délégués, devait couper court à ces premières velléités d’avances à la monarchie impériale.

« Le Congrès, disait cette motion, condamne de la façon la plus énergique les tentatives révisionnistes, tendant à changer notre tactique éprouvée et victorieuse, basée sur la lutte de classes, et à remplacer la conquête du pouvoir politique, de haute lutte contre la bourgeoisie, par une politique de concessions à l’ordre établi… Les antagonismes de classes, loin de diminuer, vont s’accentuant…

C’est pourquoi le Congrès déclare que la démocratie socialiste ne saurait viser à aucune participation au gouvernement dans la société bourgeoise, et ce conformément à l’ordre du jour Kautsky, voté au Congrès international de Paris en 1900. Enfin le Congrès compte que le groupe parlementaire se servira de sa puissance accrue, pour persévérer dans sa propagande pour le but final (l’expropriation de la bourgeoisie et l’établissement du collectivisme). »

Le révisionnisme ne se manifestait pas seulement en Allemagne. M. Turati s’en était fait le champion en Italie, et il eût peut-être accepté le portefeuille que lui offrait M. Giolitti, s’il n’avait eu à compter avec l’opposition des socialistes intransigeans révolutionnaires.

M. Turati fut condamné au Congrès de Bologne ; et le parti socialiste italien est menacé d’une scission, par le fait de M. Turati, que les révolutionnaires cherchent à retenir, tandis qu’il veut les quitter.

Les mêmes tendances révisionnistes se font jour en Belgique et en Autriche. Dans quelques-unes des vingt-deux petites républiques autonomes qui constituent les cantons suisses, le révisionnisme a conduit à la même expérience qu’en France, avec des Millerand et des Jaurès en miniature ; et les résultats en sont très discutés, très contestés entre socialistes.

A Genève, à Saint-Gall, à Berne, la participation au pouvoir cantonal calme l’ardeur des militans, met leurs capacités au service des finances bourgeoises, ou les rend complices de la répression dans les grèves. L’influence délétère du révisionnisme se fait sentir jusqu’à Tokio, où, au dire du citoyen Katayama, les professeurs, les universitaires sont des étatistes, qui cherchent à endormir le prolétariat et à sauver la bourgeoisie capitaliste par une politique réformiste.

Enfin c’est en France, avec M. Jaurès, que le révisionnisme a trouvé sa plus éclatante expression.

M. Jaurès, qui fut le conseil, l’appui de M. Millerand, tant que dura le ministère Waldeck-Rousseau, et son plus ardent défenseur, M. Jaurès a repris en l’aggravant la politique ministérielle, il a fait de son parti à la Chambre le ciment du bloc radical, il a couvert de son approbation et de ses votes tous les actes du ministère Combes.

La motion Kautsky, édictée par le Congrès international de 1900, trop élastique, trop « Kaoutchousky, » selon le mot d’un plaisant, était donc restée lettre morte ; il s’agissait de la reprendre et de la renforcer.

Il suffisait pour cela d’internationaliser la motion de Dresde, en la faisant ratifier par le Congrès d’Amsterdam. Telle est la proposition que présentait au Congrès le parti de M. Vaillant et de M. Guesde, lequel joue en France le rôle d’une sorte de nonce apostolique de M. Bebel et de M. Kautsky.

La question fut d’abord discutée au sein d’une commission nommée à cet effet, car les socialistes sont dressés, depuis nombre d’années, aux jeux parlementaires, et deviennent en vérité des virtuoses. Ce fut comme une répétition à huis clos de la grande scène attendue par le Congrès avec une impatience fébrile, répétition plus intéressante et plus passionnée que la pièce même.

Dans une salle assez étroite où se pressaient les délégués qui avaient vidé le Congrès, M. Jaurès, le représentant le plus autorisé de la nouvelle méthode, était assis, assisté de quelques fidèles.

Il avait en face de lui Minos et Rhadamanthe : M. Kautsky ; Mlle Rosa Luxembourg, révolutionnaire exaltée, qui brandit parfois, dans les Congrès allemands, la torche de la Commune ; Bebel, le « Kaiser » de la social-démocratie allemande ; puis M. Guesde et M. Vaillant, le continuateur de la tradition blanquiste.

Contrairement aux précédens Congrès, il n’y eut aucun tumulte. M. Kautsky fit d’abord remarquer à M. Jaurès que son cas était bien plus grave que celui de M. Millerand, qui ne gouvernait pas en qualité de mandataire de son parti.

La scène la plus vive se passa entre M. Guesde et M. Jaurès, à propos des résultats réciproques de leurs deux méthodes. M. Jaurès reprochait à M. Guesde d’avoir fait perdre au socialisme, par son intransigeance, la place forte de Lille, et M. Guesde rendit au contraire le bloc responsable de cet échec.

Il constata que toutes les candidatures des socialistes ministériels furent des candidatures officielles, à peu d’exceptions près. Devant la prétention de M. Jaurès d’avoir empêché la République de sombrer dans la tourmente nationaliste, M. Guesde douta que la République ait été en péril. Il opposa à la conception de M. Jaurès « que le socialisme sortira de la République, » la conception marxiste qui fait surgir le socialisme de l’évolution capitaliste.

Nous entendîmes Mlle Rosa Luxembourg s’étonner que M. Jaurès pût allier à une mine si florissante une si mauvaise conscience.

Elle se plut à constater à quel point M. Jaurès était isolé, rencontrant une opposition dans son propre parti.

M. Jaurès n’eut pour alliés que des Belges, M. Furnémont, surtout M. Anseele. Ce n’est pas un ministère que M. Anseele, l’habile directeur du Vooruit de Gand, réclame du roi des Belges, c’est deux ministères, trois ministères, tous les ministères : que les socialistes s’emparent de toutes les places de la bourgeoisie, il n’y a pas de meilleure tactique.. — L’attaque de M. Bebel et la contre-attaque de M. Jaurès remplirent deux longues séances de la commission et deux séances du Congrès.

M. Jaurès se déclara, avec force, partisan de la lutte de classes, de la destruction de la propriété privée.

Le fait pour le prolétariat de poursuivre son but par de violens combats, n’exclut pas l’alliance des radicaux bourgeois. Cette alliance a porté ses fruits. La République, l’instrument indispensable à l’émancipation prolétarienne, a été sauvée.

Les lois ouvrières ont abrégé le temps de travail ; les lois d’assurances, d’impôt sur le revenu, sont en préparation.

Des ministres, tel M. Pelletan, fraternisent avec les syndicats. En travaillant à la séparation de l’Église et de l’État, en établissant l’enseignement laïque, les socialistes alliés aux radicaux ne font que suivre la méthode indiquée par Blanqui, et qui consiste à révolutionner les têtes, avant de s’adresser aux bras. Attendez seulement, disait Blanqui à ses disciples, le résultat de vingt années d’école primaire sous la direction d’instituteurs démocrates ! Vous verrez les résultats.

— Passant ensuite à l’offensive, M. Jaurès reprocha aux socialistes allemands leurs prétentions, leur inaction, leur pusillanimité :

« Le suffrage universel vous a été octroyé par la grâce de Bismarck ; et vous vous le laisseriez reprendre en Allemagne, comme vous l’avez perdu en Saxe, sans oser remuer le doigt ! Après les élections au Reichstag, fiers de vos trois millions de voix, vous vous êtes écriés : « l’Empire est à nous ! le monde est à nous ! » Pure fanfaronnade ! vous n’avez rien fait, il n’y a rien de changé.

Vous cachez votre faiblesse et votre impuissance, en essayant d’en faire la loi de tous. Laissez donc chaque peuple déterminer sa tactique à sa guise, selon des circonstances particulières qui vous échappent. Votre motion de Dresde ne respire que cet esprit d’hésitation et de doute que vous cherchez à nous imposer. »

Et Bebel de riposter : « Eussiez-vous donc voulu qu’au lendemain des élections, nous prissions d’assaut le palais royal, pour ensuite déposer l’Empereur ?

Quand nous aurons obtenu huit millions de voix, nous saurons agir. Si nous avions les mains aussi libres que vous, nous obtiendrions bien d’autres résultats.

Vous avez amélioré les écoles, combattu le cléricalisme, par des moyens que nous n’approuvons pas toujours ; vous travaillez à la séparation de l’Eglise et de l’État, c’est fort bien.

Vous préparez des lois pour améliorer la condition des ouvriers ; nous approuvons des alliances passagères en vue d’obtenir ces résultats, mais non l’alliance durable entre la bourgeoisie et le prolétariat, car cette alliance est à l’avantage de la bourgeoisie. Je suis républicain, mais ne me vantez pas votre république bourgeoise. Je lui préférerais la monarchie prussienne. Les ouvriers sont écrasés, fusillés dans les grèves, en France, en Suisse, et en Amérique, comme ils ne l’ont jamais été chez nous.

Un député socialiste qui eût souscrit tacitement à l’envahissement d’une Bourse du travail, aux brutalités policières contre les militans ouvriers, un député socialiste qui aurait voté en cette circonstance le passage à l’ordre du jour, eût, dès le lendemain, payé sa félonie par la perte de son mandat.

Ce suffrage universel que vous vous vantez d’avoir conquis de haute lutte sur les barricades, vous fut donné par Napoléon III : votre République est un cadeau de Bismarck.

Vous vous vantiez, vous, Jaurès, d’avoir, au prix de votre popularité, en combattant le chauvinisme de la revanche, sauvé la paix du monde. Et vos amis votent le budget de la Guerre et de la Marine, les fonds secrets !… Autant de raisons pour lesquelles le Congrès doit fixer des règles à la politique socialiste internationale. »

Les deux conceptions contraires de la théorie et de la tactique socialistes s’exprimèrent par ces deux discours.

La doctrine marxiste, défendue par Bebel, considère les formes politiques comme subordonnées, et n’accorde d’importance qu’aux transformations économiques ; M. Jaurès attribue à la République bourgeoise la vertu mystérieuse de réaliser peu à peu le socialisme.

Il n’y a pas lieu de discuter les interprétations historiques de Bebel sur l’origine du suffrage universel et de la République, ni de comparer les avantages ou les inconvéniens de la forme républicaine et de la forme monarchique. D’autant que Bebel émettait un avis diamétralement opposé, il y a un an [5]. Une monarchie, en effet, comme l’écrit Kautsky, est un obstacle de plus à vaincre pour le prolétariat.

De là l’avantage d’une République. Mais sous une République, d’autre part, la haine de classe est plus développée, et la bourgeoisie est moins scrupuleuse : elle cherche à écraser brutalement le prolétariat, ou à le tromper et à le corrompre.

Mais la thèse de M. Bebel est parfaitement fondée, lorsqu’il constate que le progrès social n’a pas suivi en France le progrès politique.

Et c’est justement cette priorité du progrès politique qui a entravé le progrès social.

Sous la pression des masses populaires, le gouvernement de Louis-Philippe allait entreprendre des réformes ouvrières, lorsqu’il fut renversé par l’émeute. M. Emile Ollivier, à la fin de l’Empire, préparait des lois d’assurances que les classes populaires attendent encore.

Malgré 93, les journées de Juin, la Commune et la République, l’impôt sur le revenu, qui fonctionne en Prusse, en Suisse, en Angleterre, n’a pu s’installer en France.

Si l’on considère le degré de culture, d’organisation, des classes ouvrières, on voit l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique monarchiques primer de beaucoup la France républicaine. Sans doute, dans les pays monarchiques, les socialistes sont pour quelque chose dans ces résultats : M. de Bismarck disait qu’en Allemagne il n’y aurait pas eu de politique sociale sans la pression des socialistes.

Mais, très favorables aux classes ouvrières comme parti d’opposition, les socialistes deviennent un danger pour elles, lorsqu’ils participent au pouvoir.

L’idée socialiste ou plutôt marxiste, représentée par Bebel, c’est qu’il ne peut y avoir de concordat entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Les représentans du prolétariat ne doivent pas s’allier au pouvoir bourgeois d’une façon continue. Ils peuvent voter des réformes ; mais ces réformes, œuvre de la bourgeoisie, ne seront jamais de nature à satisfaire les ouvriers.

Toutes ces promesses qu’ils ont faites, les socialistes rallies ne sont pas capables de les tenir.

Après un siècle de luttes politiques, les socialistes partagent enfin la puissance gouvernementale avec les radicaux, et ils nous disent, par la bouche de M. Jaurès : « Nous allons dépasser tous les autres peuples ! Que seront les lois d’assurances allemandes, comparées aux nôtres, et l’impôt sur le revenu des pays monarchiques, auprès de l’impôt que nous allons établir ? »

Laissons le futur et tenons-nous au présent.

Le ministérialisme de M. Jaurès a eu pour effet de multiplier les grèves et de les rendre plus violentes, pour cette raison très simple que la présence des socialistes au pouvoir encourage les grèves, mais que les socialistes sont impuissans à les faire aboutir : de là vient la défiance des militans ouvriers contre l’action politique. On l’a constaté au Congrès : l’influence des anarchistes grandit dans les syndicats en France et en Suisse, où les socialistes sont associés au gouvernement.

Les projets de réforme semblent dérisoires, après tant d’espérances ; rappelez-vous le projet de retraites de M. Millerand, et l’hilarité qu’il suscita parmi les syndicats. Hé quoi ! la montagne collectiviste accouchait de cette souris réformiste.

M. Millerand pouvait, en qualité de radical, proposer une loi de retraites qui le rendait ridicule, en tant que socialiste, et il a été finalement exclu de son parti. Ce n’est pas avec les « petits profits » dont parlait M. Briand, que les socialistes au pouvoir apaiseront les masses déchaînées.

Le ministérialisme a donc pour conséquence nécessaire de favoriser l’action anarchiste. On l’a constaté maintes fois au Congrès.

Et c’est encore une des raisons pour lesquelles les Allemands, révolutionnaires, disciplinés, ordonnés, demandaient au Congrès de condamner la nouvelle méthode. Après avoir chassé les anarchistes, ils veulent écarter le ministérialisme qui manifestement accroît leur force de propagande.

Et le Congrès leur a donné raison. Il a d’abord rejeté, à égalité de voix, une motion transactionnelle dans la forme, rédigée par l’Autrichien Adler et le Belge Vandervelde, qui reproduisait le sens exact de la motion de Dresde, mais d’une façon adoucie, en limant à cette motion les dents et les ongles. Le Congrès l’eût votée, presque à l’unanimité, si M. Jaurès n’avait déclaré qu’il la voterait lui-même. On tenait à lui infliger un blâme.

La motion de Dresde, après une modification insignifiante de Bebel (la substitution du mot repousser au mot condamner), obtint 28 voix contre 5 et 42 abstentions. Bebel déclara que le succès dépassait ses espérances.

Il engagea les Français à oublier leurs querelles, à se tendre une main fraternelle, comme le Russe et le Japonais, à imiter les Allemands qui finirent par s’unir après huit ans d’injures et de controverses. Mais les mains de M. Guesde et de M. Jaurès ne se sont point rapprochées.

Les jauressistes ministériels sortirent du Congrès humiliés et offensés. Ils épiloguèrent sur le vote.

Ce vote s’obtient par nationalités, et chaque nationalité dispose de deux voix. Les petites nationalités comptent autant que les grandes. Les amis de M. Jaurès pesèrent donc ces voix, ce qui est contraire à l’esprit démocratique, qui écrase la qualité sous la quantité.

« Nous avions pour nous, disent-ils. tous les pays à self government démocratique, Angleterre, Belgique, Hollande, Pays Scandinaves, et contre nous des pays courbés sous le despotisme, comme l’Allemagne, dont les socialistes, très naturellement, mesurent leur intransigeance pour autrui à leur impuissance chez eux : cela démontre que l’autorité morale du Congrès s’est prononcée en notre faveur. »

Il se trouva que la voix du citoyen Katayama avait déterminé le rejet de la motion Adler-Vandervelde. M. Jaurès, allié du Japon capitaliste et guerrier, a été battu par le Japon socialiste : n’est-ce pas justice ?

M. Gérault-Richard, en qui l’on trouve l’expression d’un socialisme populaire, railla « l’unique Bulgare et l’unique Japonais qui cherchèrent à nous imposer la conception et la tactique à laquelle ils doivent leurs éclatans succès. »

Il ne s’embarrasse guère des décisions du Congrès, « simples paperasses qui enrichiront les archives des différens partis socialistes. » M. de Pressensé, avec le sérieux du protestantisme, déclare, au contraire, « avoir reçu à Amsterdam un avertissement, qui correspond aux convictions intimes et profondes de chacun de nous. »

Quant à M. Jaurès, il ne s’avouera jamais vaincu, ainsi qu’il convient à un stratège. La manœuvre de M. Guesde et de M. Vaillant a, d’après lui, complètement échoué.

De même qu’il avait jadis interprété en sa faveur la motion Kautsky, il découvre que la motion de Dresde ne le condamne pas. M. Jaurès s’est aperçu que, dans le texte français présenté au Congrès par M. Guesde et par M. Vaillant, cette motion avait été traduite faussement. Il y est dit « que la démocratie socialiste ne saurait accepter aucune participation au gouvernement de la société bourgeoise. »

Or, le texte de Dresde porte le mot erstreben, qui signifie viser à. Viser à un portefeuille ministériel, y tendre de tous ses efforts, y aspirer de toute son âme, n’a pas le même sens que l’accepter, contraint et forcé.

Vous pouvez, sous la pression des événemens, recevoir, la mort dans l’âme, un portefeuille auquel vous ne songiez pas.

Et la motion Kautsky, maintenue expressément par la motion de Dresde, vous autorise, ou plutôt ne vous interdit pas, d’entrer dans un ministère bourgeois, si les circonstances l’exigent et si votre parti l’autorise.

Le futur ministère de M. Jaurès est donc sauvé grâce à cette distinction entre l’esprit et la lettre, ou plutôt grâce à cette contradiction peut-être voulue (les théologiens tudesques sont si retors ! ), qui consiste à dire aux socialistes de partout : « Nous vous interdisons d’entrer dans un ministère bourgeois, conformément à la motion Kautsky (qui ne le défend pas). » C’est décréter l’intransigeance des principes et laisser à la tactique, toujours opportuniste, une porte dérobée.

M. Jaurès et ses amis ne considèrent donc pas qu’ils aient rien à changer à leur politique.

Ils ne se détacheront pas plus du bloc international que du bloc national, bien que la décision du Congrès les mette dans cette alternative de choisir entre les deux blocs. M. Jaurès a le plus grand intérêt à ne pas se séparer de l’Eglise socialiste universelle. De membre éminent de l’Internationale rouge, il serait rabaissé au rôle de simple directeur d’une agence de « chambardement. »

M. Jaurès, par ses attaques, a blessé les Allemands, très influens dans le socialisme international ; il aura donc à se débrouiller avec ses coreligionnaires d’outre-Vosges.

Comment d’ailleurs les socialistes pourraient-ils s’entendre ? Ils ne parlent pas la même langue. Les délégués ouvriers anglais ne comprenaient rien au Congrès.

Ils rejettent le shibboleth socialiste de la « lutte de classes, » qui n’exprime pas exactement, à leur sens, le conflit des intérêts économiques entre employeurs et employés. Pour eux, le socialisme consiste à gagner dix schellings par jour et à ne travailler que huit heures.

Les Français ne goûtent le socialisme qu’enguirlandé de phrases sonores : la Fraternité de l’avenir ! la République ! l’Émancipation du genre humain !

Les Allemands méprisent la rhétorique, construisent le socialisme sur la dialectique hégélienne, la conception matérialiste de l’histoire, l’infrastructure économique de la société, et autres formules alambiquées qu’ils démolissent ensuite, mais avec autant de logique.

En France, les polémiques entre socialistes vont se raviver. — Vous n’êtes pas socialistes, disent les guesdistes aux jauressistes ministériels. — Vous n’êtes pas républicains, ripostent ces derniers ; — et cela ne sera pas pour fortifier les guesdistes devant le corps électoral.

Le bureau international a offert ses bons offices, en vue de faire cesser ces divisions fratricides ; il s’est chargé de la mission délicate de réconcilier M. Guesde et M. Jaurès, mais aucun des deux partis ne semble préparé à une entente. Ce qui peut nous toucher de plus près, c’est que M. Jaurès, afin de se laver du soupçon de réformisme et de modérantisme, tentera peut-être d’accentuer, dans le sens socialiste, la politique du bloc.

En dernière analyse, le Congrès d’Amsterdam n’a guère pour nous d’autre intérêt que de nous faire assister à la querelle entre deux méthodes : celle de Bebel, qui consiste à attendre patiemment que le jeune Hercule soit devenu assez fort pour asséner à la société bourgeoise le coup de massue décisif, et celle de M. Jaurès, qui pratique l’art de Locuste, l’empoisonnement sûr à doses savamment graduées. A chacun de choisir, selon ses préférences, entre ces deux genres de mort.

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