Ludwig Feuerbach sur Dieu comme miroir de la pensée

Ce qu’en général, et même par rapport aux objets sensibles, on a affirmé jusqu’ici du rapport de l’homme à l’objet, vaut particulièrement pour le rapport qu’il entretient avec l’objet religieux.

Dans le rapport aux objets sensibles la conscience de l’objet est séparable de la conscience de soi ; mais dans le cas de l’objet  religieux la conscience coïncide immédiatement avec la conscience de soi.

L’objet sensible existe extérieures ment à l’homme, l’objet religieux en lui, objet intérieur – qui le délaisse aussi peu que ne le fait sa conscience de soi, sa conscience morale — objet intime, le plus intime, le plus proche.

« Dieu », dit par exemple Augustin, « nous est plus proche, plus apparenté et partant plus facilement connaissable que les choses sensibles, corporelles ».

L’objet sensible est en soi indifférent, indépendant de la conviction, du jugement ; mais l’objet de la religion est un objet de choix : l’être le meilleur, premier, suprême ; il présuppose essentiellement un jugement critique, la distinction du divin et du non-divin, de ce qu’on peut adorer et de ce qu’on ne peut pas.

Et ici donc vaut, sans aucune restriction, la proposition : l’objet de l’homme n’est rien d’autre que son essence, objective, elle-même. Telle la pensée de l’homme, tels ses sentiments, tel son Dieu : autant de valeur possède l’homme, autant et pas plus, son Dieu.

La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu est la connaissance de soi, de l’homme.

A partir de son Dieu tu connais l’homme, et inversement à partir de l’homme son Dieu : les deux ne font qu’un.

Ce que Dieu est pour l’homme, c’est son esprit, son âme, et ce qui est le propre de l’esprit humain, son âme, son coeur, c’est cela son Dieu : Dieu est l’intériorité manifeste, le soi exprimé de nomme ; la religion est le solennel dévoilement des trésors cachés de l’homme, l’aveu de ses pensées les plus intimes, la confession publique de ses secrets d’amour.

Mais si la religion, consciente de Dieu, est désignée comme étant la conscience de soi de l’homme, cela ne peut signifier que l’homme religieux a directement conscience du fait que sa conscience de Dieu est la conscience de soi de son essence, puisque c’est la carence de cette conscience qui précisément fonde l’essence particulière de la religion.

Pour écarter ce malentendu, il vaut mieux dire : la religion est la première conscience de soi de l’homme, mais indirecte. (…)

Dieu est l’essence la plus propre de l’homme, la plus subjective, essence particularisée et isolée, donc, par lui-même l’homme ne peut rien faire, par suite tout bien vient de Dieu. Plus Dieu est humain, plus il est subjectif, plus l’homme s’aliène sa propre subjectivité, son humanité, puisque Dieu en soi et pour soi est son Soi aliéné, que pourtant du même coup il se réapproprie.

De même que l’activité artérielle conduit aux extrémités le sang que l’activité veineuse ramène, de même que la vie consiste en une systole et une diastole continuelles, de même dans la religion : dans la systole religieuse, l’homme expulse de lui-même se propre essence, il se chasse, se rejette lui-même ; dans la diastole [moment où le cœur se relâche après s’être contracté] religieuse, il reprend dans son coeur l’essence expulsée (…).

La religion est la scission de l’homme d’avec lui-même il pose en face de lui Dieu comme être opposé à lui : Dieu n’est pas ce qu’est l’homme, l’homme n’est pas ce qu’est Dieu. Dieu est l’être infini, l’homme l’être fini ; Dieu est parfait, l’homme imparfait ; Dieu éternel, l’homme temporel ; Dieu tout-puissant, l’homme impuissant ; Dieu saint, l’homme pêcheur. Dieu et l’homme sont des extrêmes : Dieu est absolument positif, la somme de toutes les réalités, l’homme est l’absolument négatif, la somme de toutes les nullités.

Mais dans la religion, l’homme objective sa propre essence secrète. Il faut donc démontrer que cette opposition, cette division de l’homme et de Dieu, sur laquelle s’élève la religion, est une scission de l’homme et de sa propre essence (…).

Mais ce Dieu non anthropomorphique, sans égards, sans affections, n’est rien d’autre que la propre essence objective de l’entendement. Dieu en tant que Dieu, c’est-à-dire comme être non fini, non humain, non matériellement déterminé, non sensible n’est que l’objet de l’entendement.

Il est l’être non sensible, sans forme, insaisissable, sans image — l’être abstrait, négatif. Il ne devient connu, c’est-à-dire il ne devient que par abstraction et négation (via negations). Pourquoi ? Parce qu’il n’est rien d’autre que l’essence objective de la faculté de pensée, en général de la faculté ou de l’activité (qu’on la nomme comme on le veut) par laquelle l’homme prend con-science de la raison, de l’esprit, de l’intelligence.

Puisque le concept de l’esprit est simplement le concept de la pensée, de la connaissance, de l’entendement, tout autre esprit étant un spectre de l’imagination, il n’y a aucun autre esprit, aucune autre intelligence que l’homme puisse croire, pressentir, se représenter, penser si ce n’est l’intelligence qui l’éclaire, qui oeuvre en lui.

Il ne peut séparer des limites de son individualité que l’intelligence.

« L’esprit infini » par différence avec l’esprit fini n’est donc rien d’autre que l’intelligence séparée des limites de l’individualité et de la corporéité — individualité et corporéité sont en effet inséparables — l’intelligence posée ou pensée pour elle-même. Dieu, disaient les Scolastiques, les Pères de l’Eglise et longtemps avant eux déjà les philosophes païens, Dieu est être immatériel, intelligence, esprit, entendement pur.

>Sommaire du dossier