13 mai 2013

L'âge gothique - 1ère partie : La chanson de Roland, l'Edda, les Matières de France, de Bretagne, de Rome

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L'âge roman consiste donc en la formation de la synthèse idéologique médiévale. Néanmoins, comme nous l'avons vu, le processus a été marqué de trois moments clefs : l'affirmation de la royauté par le triomphe des Francs, la genèse d'un clergé nouveau, éduqué et éduquant et s'émancipant finalement de son origine aristocrate, et enfin l'intégration des masses, avec tous leurs espoirs.

Nous avons vu à quel point l'art roman était imprégné de la vision populaire de la réalité matérielle : entre espoir et sexualité, entre folklore local et pacifisme universaliste. L'âge roman est imprégné de cette quête populaire. Voici à titre d'exemple ce qu'on lit sur une table de marbre blanc, retrouvée au 19ème siècle à Autun, où une communauté chrétienne existait dès la fin du 2ème siècle.

Il s'agit de vers, connus désormais sous le nom de l'inscription de Pectorius, du nom de leur auteur. Les cinq premiers vers commencent par des lettres formant le mot Ichtys, signifiant poisson en grec mais surtout initiales de l'expression grecque signifiant « Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur ».

« Rare divine du Poisson (céleste), fortifie ton cœur puisque tu as reçu au milieu des mortels la source immortelle de l'eau divine. Très cher ami, réjouis ton âme par l'eau toujours jaillissante qui donne les trésors. Reçois ce met doux comme le miel du Sauveur des saints, mange avec délice tenant le poisson dans tes mains. Rassasies-toi avec le poisson, je le souhaite, ô Maître et sauveur. Lumière des morts, je te supplie, donne un doux repos à ma mère. Ascandius, ô père bien-aimé de mon cœur, avec ma mère et mes frères dans la paix du Poisson, souviens-toi de Pectorius. »

L'aristocratie était parfaitement consciente de la tendance que cela induisait. Elle savait que sa légitimité s'appuyait sur la pacification de la société, dont le christianisme était l'idéologie, mais elle avait conscience que le christianisme portait en lui un autre aspect : l'exigence de justice de la part des masses. Les nombreuses hérésies, dont le catharisme, témoigne en pratique de cela.

Sachant que le clergé profitait de cela pour s'appuyer sur les masses contre l'aristocratie (dont le clergé est issu à la base, pourtant), alors il fallait que l'aristocratie soit capable d'avoir elle-même une légitimité aussi forte que la religion et sa cohorte de saints ayant réalisé des actes « merveilleux ».

L'aristocratie va alors produire sa propre idéologie : la chevalerie. Et elle va demander à ses intellectuels organiques de produire des épopées chantant cette chevalerie, avec une dimension aussi magique que celle des saints et une légitimité aussi grande que la religion.

« Li empereres se fait e balz e liez : 
L'empereur s’est fait joyeux il est en belle humeur :
Cordres ad prise e les murs peceiez,
Cordres, il l’a prise. Il en a broyé les murailles,
Od ses cadables les turs en abatied ;
Et de ses pierrières abattu les tours.
Mult grant eschech en unt si chevaler, 
Grand est le butin qu’ont fait ses chevaliers,
D’or e d’argent e de guarnemenz chers.
Or, argent, précieuses armures.
En la citet nen ad remés paien :
Dans la cité plus un païen n’est resté :
Ne seit ocis u devient chrestien.
Tous furent occis ou faits chrétiens.
(La chanson de Roland) »

Des œuvres vont alors naître, scellant le sort de l'âge roman et permettant le passage à l'âge gothique, véritable âge médiéval. Les plus fameuses sont encore connues de nom, car elles ont été utilisées politiquement par le romantisme au 19ème siècle, de manière biaisée et tronquée, dans des buts nationalistes.

On a ainsi la chanson de Roland, fondée sur une histoire réelle, mais réécrite sur un mode mystique. En pratique, l'histoire date du 8ème siècle : Charlemagne a mené une campagne dans ce qui est aujourd'hui l'Espagne mais son arrière-garde, dirigée par Roland, est massacrée par les Basques au col de Roncevaux, dans les Pyrénées, le 15 août 778.

L'histoire réécrite trois siècles plus tard, en 4000 vers, modifie tout. Les Basques deviennent des Sarrasins, c'est-à-dire l'ennemi musulman. Attaqué, Roland sonne de l'olifant, une corne d'ivoire. Mais Charlemagne a son attention détourné par Ganelon, beau-frère de Charlemagne et beau-père de Roland, complotant avec les Musulmans...

Roland donne encore de l'olifant, de manière tellement forte que celui-ci explose, et Charlemagne décide alors de retourner sur ses pas avec son armée. Mais il est trop tard, l'arrière-garde ayant été massacrée, Roland ayant juste le temps avant sa mort de tenter de briser son épée Durandal en la lançant (son manche ayant notamment une dent de Saint Pierre et un morceau de tissu d'un habit de la Vierge).

Mais cette épée remise par Charlemagne, qui lui-même la tenait d'un ange, fit un trou de de 40 m de large et de 100 m de haut (la « brèche de Roland ») pour aller se planter à plusieurs centaines de kilomètres dans le rocher de Notre-Dame de Rocamadour.

L'âme de Roland est alors cherchée par saint Michel, Chérubin et saint Gabriel, tandis que Charlemagne affronte toutes les armées arabes réunies et les écrase.

Par la suite, il informe la fiancée de Roland de sa mort (elle meurt sur le coup, de chagrin) et écrase dans le sang Ganelon et ses comploteurs.

Comme on le voit, cette chanson d'entre 1075 et 1110 n'a aucun rapport avec la réalité et n'est qu'une expression idéologique des intérêts de l'aristocratie. La chevalerie est autant liée à Dieu que le clergé, et tout autant capable de merveilles que les saints. Il y aura de nombreuses statues de Roland dans l'Allemagne actuelle, la plus connue étant celle de Brême, placée de manière provocatrice sur la place de la mairie en face de la cathédrale.

La chanson de Roland est l'un des très nombreux exemples de l'époque. On se situe 200 à 300 ans après Charlemagne, à un moment où l'établissement de royaumes avec une culture organisée par l’Église permet la lecture, l'écriture et donc une première vague de productions.

On a Beowulf dans toute la sphère ango-saxonne ; il s'agit ici d'un roman en vieil-anglais, où un guerrier viking tue un monstre et devient roi, finissant par succomber à un dragon. 

Du côté germanique-allemand, on a le Hildebrandslied : le guerrier Hildebrand revient chez lui mais n'est pas reconnu par son fils Hadubrand, qui le provoque en duel. Est bien plus connue une oeuvre plus tardive : la Nibelungenlied, qui date du 13ème siècle et se fonde dans sa logique sur une légende germanique, modifiée et placée dans le contexte d'installation royale en Europe continentale et centrale.

En Islande, on a exactement le même exemple avec l'Edda islandaise, une oeuvre également très connue en raison du romantisme, dont un avatar tardif est Tolkien, qui a massivement repris à la littérature médiévale islandaise pour écrire son Seigneur des anneaux.

« En er þessi tíðendi verða, þá stendr upp Heimdallr ok blæss ákafliga í Gjallarhorn ok vekr upp öll goðin, ok eiga þau þing saman. Þá ríðr Óðinn til Mímisbrunns ok tekr ráð af Mími fyrir sér ok sínu liði.

Lorsqu'on en est arrivé là, Heimdall se lève et sonne fortement dans son Gjallarhorn et réveille par là tous les dieux, et ils se rassemblent au Thing. Alors Odin chevauche jusqu'à la fontaine Mimir et cherche conseil pour lui et sa suite auprès de Mimir.

Þá skelfr askr Yggdrasils, ok engi hlutr er þá óttalauss á himni eða jörðu. Æsir hervæða sik ok allir Einherjar ok sækja fram á völluna.

Alors tremble le frêne Yggdrasil, et tout au ciel comme sur terre est plein de peur. Les dieux s'habillent de leur armure, tout comme les Einherier [vikings morts ayant rejoint le Valhalla], et puis ils progressent sur le champ de bataille.

Ríðr fyrstr Óðinn með gullhjálminn ok fagra brynju ok geir sinn, er Gungnir heitir. Stefnir hann móti Fenrisúlf, en Þórr fram á aðra hlið honum, ok má hann ekki duga honum, því at hann hefir fullt fang at berjast við Miðgarðsorm.

En premier chevauche Odin avec son casque d'or et sa jolie armure et sa lance, qui s'appelle Gungnir. Il va sur le loup Fenrir, et Thor le rejoint à ses côtés, mais il ne peut pas l'aider, car il a tout à s'occuper dans la lutte avec le serpent de Midgard. »

Il y a en fait deux eddas : l'Edda sous la forme de la prose, raconté par Snorri Sturluson, au 13ème siècle, et l'Edda en vers, datant de la même période mais formée sans doute sur une tradition orale des siècles précédents. L'Edda en vers n'est néanmoins pas connue avant 1643, où elle arrive au Danemark auprès du roi (d'où le nom latin de Codex Regius).

On a ici le même schéma qu'avec Roland de Roncevaux. Dans ce dernier cas, Charlemagne triomphe en 800 et la littérature la plus développée arrive 200 à 300 ans après.

En Islande, la christianisation arrive en l'an 1000, selon un choix démocratique des différentes communautés de l'île se réunissant périodiquement. Et ce choix suit le fait qu'un partie de l'île avait déjà vu ses colons vikings se christianiser.

Il y a alors un processus d'apprentissage de l'écriture, de formation de centres intellectuels, bien évidemment religieux. Et c'est dans l'une des plus puissantes familles que naît Snorri Sturluson, qui devient un homme politique lié au roi de Norvège.

En effet, à la base, l'Islande, colonisée par les vikings venus de Norvège autour de 870, pratiquait une sorte de démocratie patriarcale. Les communautés vivaient indépendamment mais se considéraient chacune comme la composante d'un tout, d'où les décisions collectives prises à Thingvellir.

En raison cependant du mode de production, la tradition démocratique des barbares s'estompera vite en l'absence de conquêtes et d'esclaves ; l'île va devenir le lieu d’affrontements sanglants perpétuels, jusqu'à ce que, de guerre lasse, l'ensemble des personnes y habitant décide de se soumettre au roi de Norvège, en 1264.

Snorri Sturluson (1179-1241) vivait juste avant cette soumission de l'Islande, dont il était un des acteurs en tant que principale figure de l'Islande au service de la politique expansionniste du roi norvégien Haakon IV. Snorri Sturluson a d'ailleurs écrit également un ouvrage appelé Heimskringla, contant en sagas l'histoire légendaire des rois de Norvège.

Mais si Snorri Sturluson était devenu un noble norvégien, il était aussi un aristocrate islandais, formé par les centres intellectuels chrétiens. C'est pour cette raison qu'il a écrit l'Edda (en prose), exprimant d'ailleurs ouvertement le fait que les Dieux (Odin, Thor, Loki, Freya, etc.) sont des humains divinisés, des légendes se formant autour d'eux.

On a très exactement une construction idéologique, tout comme en Europe continentale, où l'esprit chevaleresque est mis en avant, avec la religion chrétienne en arrière-plan. L'edda, tant poétique qu'en prose, est de fait clairement influencé par le christianisme.

« Freyr berst móti Surti, ok verðr harðr samgangr, áðr Freyr fellr. Þat verðr hans bani, er hann missir þess ins góða sverðs, er hann gaf Skírni. Þá er ok lauss orðinn hundrinn Garmr, er bundinn er fyrir Gnipahelli. Hann er it mesta forað.

Freyr se mesure à Surt, et des coups d’une violence inouïe sont échangés avant qu’il ne s’effondre ; c'est son gâchis que de ne pas avoir sa bonne épée, qu'il a dû remettre à Skirnir [son serviteur]. Ensuite, il y a le chien Garm qui est également libéré, encore avec ses chaînes devant [la grotte] Gnipahellir. C'est un monstre hideux.

Hann á víg móti Tý, ok verðr hvárr öðrum at bana. Þórr berr banaorð af Miðgarðsormi ok stígr þaðan braut níu fet. Þá fellr hann dauðr til jarðar fyrir eitri því, er ormrinn blæss á hann. Úlfrinn gleypir Óðin. Verðr þat hans bani. En þegar eftir snýst fram Víðarr ok stígr öðrum fæti í neðra kjöft úlfsins.

Il se bat contre Tyr, et l'un tue l'autre. Thor abat le serpent de Midgard et fait neuf pas seulement, ensuite il tombe à terre, mort par le venin que le serpent lui a inoculé. Le loup avale Odin. C'est sa mort. Mais Vidar se précipite et immobilise la mâchoire inférieure du loup.

Á þeim fæti hefir hann þann skó, er allan aldr hefir verit til samnat. Þat eru bjórar þeir, er menn sníða ór skóm sínum fyrir tám eða hæli. Því skal þeim bjórum braut kasta sá maðr, er at því vill hyggja at koma ásunum at liði.

A ce pied il porte la chaussure pour qui le cuir est amassé depuis toujours. C'est le triangle qui les coupent de leurs chaussures pour l'orteil ou le talon, ainsi ce bout doit être jeté lorsqu'on veut apporter son soutien aux Ases [dieux].

Annarri hendi tekr hann inn efra kjöft úlfsins ok rífr sundr gin hans, ok verðr þat úlfsins bani. Loki á orrostu við Heimdall, ok verðr hvárr annars bani. Því næst slyngr Surtr eldi yfir jörðina ok brennir allan heim.

Avec une main il s'empare de l'os maxillaire et lui arrache la gueule, et ensuite meurt le loup. Loki combat contre Heimdall, et l'un tue l'autre. Ensuite, Surt propage le feu sur la terre et brûle le monde entier. »

On peut ainsi comprendre comment l'Edda de Snorri Sturluson est une grande oeuvre de l'âge roman, en saisissant le contexte historique islandais, ainsi que la nature de l'Edda en vers, qui nous témoigne de l'arrière-plan légendaire (Snorri paiera de sa vie, assassiné par ordre du roi Haakon IV, son jeu sur les deux tableaux féodaux islandais et norvégien).

Et c'est justement pourquoi il est nécessaire de rattacher l'edda à la fois à la fin de l'âge roman et au début de l'âge gothique : il s'agit du grand saut qualitatif représenté par la fusion royauté – religion chrétienne – culture populaire, formant un Etat féodal.

En Europe continentale, ce phénomène commence plus tôt, mais c'est exactement le même processus, et ce processus est général. Pour sa réalisation, en effet, la chanson de geste va puiser dans toutes les traditions populaires. Traditionnellement, on parle de « matière », selon le terme utilisé par le poète Jean Bodel (1165-1210) dans ses Chanson de Saisnes.

Il y dit :

« Ne sont que III matières à nul homme atandant,
De France et de Bretaigne, et de Rome la grant.
 »

Ce qui signifie qu'il y a trois cycles littéraires qu'aucun homme ne devrait ignorer : la Matière de France, de Bretagne, et de la grande Rome.

La chanson de Roland, dont nous avons parlé, appartient à la Matière de France, directement liée aux Francs et Charlemagne dans ce qui deviendra la France.

Jean Bodin dit de la Matière de Bretagne qu'elle est composée de contes « si vain et plaisant », c'est-à-dire irréel et séduisant : il s'agit des chevaliers de la table ronde, du Roi Arthur, du chevalier Lancelot du Lac, Tristan et Iseut, etc.

La matière de Rome, enfin, est une réécriture chevaleresque des histoires de l'antiquité gréco-romaine, tant mythique (la guerre de Troie) que réelles (César, Alexandre le grand).

La littérature islandaise n'en fait pas partie, car elle est plus tardive, comme nous l'avons vu ; cependant, elle va, elle aussi, massivement reprendre dans ces trois « matières. » Il n'y en effet pas de frontière dans la genèse de la chevalerie à l'échelle européenne.

Le grand auteur de cette époque irradie d'ailleurs toute l'Europe, c'est Chrétien de Troyes (vers 1135 - vers 1183), qui reprend les légendes bretonnes pour écrire ses histoires. On s'éloigne ici, cependant, de la chanson de geste comme la chanson de Roland (et la Matière de France en général), pour arriver au roman courtois.

Avec des œuvres comme Perceval ou le conte du Graal, Yvain ou le chevalier au lion, Lancelot ou le chevalier de la charrette, Chrétien de Troyes a eu un véritable succès, pavant la voie au « roman » justement (le mot venant de la langue romane employée dans le roman courtois).

Le « roman courtois », qui s'appuie plus spécifiquement sur les Matières de Bretagne et de Rome, marque aussi la mise de côté de la logique barbare et tribale, puisque le chevalier est orienté vers sa « dame de cœur ». 

On a ici l'installation d'une véritable cour, avec des individus préoccupés de leur existence sentimentale et culturelle ; on s'éloigne de la période de troubles et d'affrontements qui prévalait encore au début de l'âge roman.

Chanson de geste et amour courtois sont le reflet d'un nouvel âge, un âge d'une société organisée, qu'on peut appeler l'âge gothique.

« Roland sent que la mort s'empare de lui
De sa tête elle descend sur le cœur.
Il est allé sous un pin en courant,
Dans l'herbe verte, il s'est couché sur le visage (...)
Il a tendu son gant droit vers Dieu.
Des anges du ciel descendent jusqu'à lui.
Le comte Roland gît sous un pin,
Vers l'Espagne, il a tourné son visage,
Il se prend à se rappeler beaucoup de choses.
Tant de terres qu'il conquit comme baron,

De Douce France, des hommes de son lignage,
De Charlemagne, son seigneur, qui le nourrit.

Il ne peut éviter de pleurer et de soupirer,
Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli,
Il dit son Mea culpa et prie Dieu de sa merci :
Vrai Père, qui jamais ne mentis,
qui réssuscitas Saint Lazare de la mort,
Et sauvas Daniel des lions,
Sauve mon âme de tous les périls
Pour les péches que je fis dans ma vie.
Son gant droit il tendit vers Dieu,
Saint Gabriel de sa main l'a pris.
Sur son bras, il tenait la tête penchée,
Les mains jointes, il est allé à sa fin.
Dieu envoya son ange Chérubin
Et avec lui Saint Michel du Péril,
Ensemble avec eux Saint Gabriel y vint.
L'âme du comte ils portent au Paradis.
(Chanson de Roland)
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