11 aoû 2013

Appendice : Du théâtre populaire au cinéma populaire – l'exemple du Bengale (Satyajit Ray, Ritwik Ghatak, Mirnal Sen)

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Le cinéma indien est surtout connu en Europe pour les productions bollywoodiennes (Devdas, Kabhi Kushi Kabhie Gham / Une famille indienne) ou certains films d'auteurs (Mother India, Salaam Bombay ou encore Lagaan). Il va de soi que cela est totalement réducteur de la production indienne, notamment pour la simple raison que la plupart du temps seules les productions en hindi arrivent jusqu'en Europe, quand elles ne sont pas directement en anglais.

Le hindi est le langage dominant du nord de l'Inde, mais chaque autre langue importante (Telugu, Kanada, Tamoul, Bengali, Malayalam, Gujarati, Marathi, Punjabi, etc.) connaît une vaste production cinématographique. Cela a été particulièrement le cas au Bengale, zone géographique de très grande tradition culturelle.

La poésie possède une longue histoire dans une langue d'une grande richesse, directement issue du sanskrit et qui a été, entre autres causes, à l’origine de la rupture du Bangladesh (le Bengale oriental) avec le Pakistan, qui voulait supprimer la langue bengali.

On connaît également le nom de Rabindranath Tagore, prix nobel de littérature 1913, mais également celui de Satyajit Ray, considéré comme l'un de plus grands cinéastes, au même titre que Bergman ou Kurosawa. Ritwik Ghatak, de la même génération que Ray, est lui totalement inconnu, mais bénéficie de la même aura de géant chez les cinéphiles avertis.

D'où viennent ces deux cinéastes bengalis ? Tout simplement du grand mouvement de théâtre populaire lancé en Inde dans les années 1940, l'Indian People Theatre Association (IPTA). L'IPTA est un rassemblement de troupe de théâtre au service du peuple, jouant des pièces sur le mode brechtien, montrant la réalité et appelant à la changer. L’une des conséquences majeures de l’IPTA dans le mouvement ouvrier d'Inde, sera le cinéma bengali des trois auteurs classiques de la ville de Calcutta : Satyajit Ray, Ritwik Ghatak et Mrinal Sen.

L'un des chefs d'œuvre de Ritwik Ghatak (1925-1976), Mi bémol (Komal Gandhar), retrace directement l'histoire d'une troupe de théâtre engagée, des contradictions qui peuvent exister en son sein, de la nécessité d'être toujours présent pour servir le peuple, comme lors des manifestations.

Dans Un ennemi du peuple (Ganashatru) de Satyajit Ray la troupe de théâtre à la fin du film rejoint la juste cause « perdue » du docteur combattant avec difficultés la municipalité, qui refusait de fermer un temple hindou proposant de l'eau souillée et propageant une épidémie.

Cet engagement aboutit également à une localisation géographique très prononcée des films. Le cinéma bengali est bengali, il correspond aux critères du réalisme socialiste (« national dans sa forme, socialiste dans son contenu »). La langue utilisée est le bengali, les personnages sont typiques, l'action se déroule au Bengale, la musique est populaire, etc.

Par ailleurs, Ritwik Ghatak est le seul auteur à avoir affronté directement dans ses films la question de la partition tragique du Bengale (son Bangladesh natal choisissant de rejoindre le Pakistan et non l'Inde). Les acteurs pleurent la coupure qui dessert l'existence quotidienne du peuple, comme dans Mi bémol où la troupe de théâtre se retrouve sur le fleuve séparant désormais deux pas et ses membres expriment leurs émotions pour leurs villages natals sur l'autre rive.

Il est même un film traitant de la question des réfugiés et de leur sort (Subarnarekha), chose impensable dans une Inde nationaliste opposée à toute question sociale. A ce titre, il faut noter le rapprochement très clair des classiques de Calcutta avec les positions du mouvement naxalite. D'habitude on considère uniquement l'œuvre de Mrinal Sen selon ce point de vue. Celui-ci s'en est effet toujours revendiqué du mouvement révolutionnaire.

Son film Neel Akasher Neechey (Sous un ciel bleu) – où le protagoniste finit par rejoindre la résistance chinoise anti-japonaise en 1931 - fut interdit pendant deux mois par l'Etat indien à sa sortie en 1958.

Par la suite il sera l'auteur de films comme Padatik (Le guérillero, 1973), traitant ouvertement de la question du militantisme naxalite, ou bien encore Ek din pratidin (Un jour comme les autres), œuvre ouvertement féministe et critiquant radicalement la conception indienne de la famille.

Dans ce film, la femme cherchant à se libérer, ayant même voulu se marier contre l'avis de ses parents avec un étudiant révolutionnaire qui sera finalement exécuté par la police dans une manifestation, n'est quasiment pas visible. On montre la famille, les voisins, leurs réactions patriarcales au fait que la femme ne soit pas rentrée juste après le travail.

Mrinal Sen est ainsi considéré comme le cinéaste le plus « militant », mais une telle vision est réductrice. Cette perception abstraite provient du fait qu'il est simplement le plus « direct » - il est d'ailleurs passé à ses débuts par le cinéma commercial.

Mais Ghatak et Ray sont tout autant incompréhensibles sans une lecture « brechtienne. » Satyajit Ray affirmera ainsi que « J'ai fait des déclarations politiques plus claires que quiconque, même Mrinal Sen.» Car pour Ray et pour Ghatak, critiquer directement n'est pas aussi intéressant que présenter les gens correspondant au nouveau contre l'ancien.

Ou comme le dit Ray : « Il est très facile d'attaquer certaines cibles, comme l'establishment. Vous attaquez des gens qui s'en moquent. L'establishment ne bougera pas d'un pouce malgré ce que vous pouvez dire.

Alors, quel est l'intérêt? Les films ne peuvent pas changer la société. Ils ne l'ont jamais fait (...). Eisenstein a aidé une révolution qui avait déjà lieu. Au milieu de la révolution, un cinéaste a un rôle positif, il peut faire quelque chose pour la révolution. Mais s'il n'y a pas de révolution, il ne peut rien faire. »

Et lorsqu'on lui demanda comment il voyait son propre rôle social en tant que cinéaste, il répondit : « Vous pouvez voir mon attitude dans le film « L'adversaire » où vous avez deux frères. Le plus jeune est un naxalite. Il n'y a aucun doute que le plus vieux des frères admire le plus jeune pour sa bravoure et ses convictions.

Il n'y a pas d'ambiguïté dans le film à ce sujet. En tant que cinéaste, néanmoins, j'étais plus intéressé par le frère le plus vieux, en raison de son caractère vacillant. Comme entité psychologique, en tant qu'être humain avec des doutes, c'est un caractère plus intéressant pour moi. Le plus jeune s'identifie déjà avec une cause. Cela fait qu'il est un élément d'une attitude totale et ça lui enlève son importance. Le mouvement naxalite prédomine.

En tant qu'individu, il n'a plus d'importance. Quiconque s'identifie avec un mouvement dépend de directives de personnes responsables, dirigeant, contrôlant le mouvement. Prendre le contrôle de ces personnes, cela serait intéressant. Alors il serait possible de faire un film sur le mouvement naxalite, un film eisensteinien sur l'activité révolutionnaire. Mais cela n'est pas possible dans les circonstances actuelles en Inde. »

Ainsi, selon Ray, tant que le mouvement n'est pas définissable dans un film de manière complète et absolue, il faut présenter les individus dans le cadre de contradictions existantes en leur sein et dans la société.

Cela sera la misère d'une famille et la quête de l'emploi dans La grande ville (Mahanagar), la contradiction entre la ville et la campagne, l'intellectuel et le paysan dans Apu sansar (Le monde d'Apu), les jeux de l'amour et de la séduction (par opposition aux mariages forcés, encore traditionnels) dans Jours et nuits dans la forêt (Aranyer din ratri).

Cela n'empêche pas que dans tous les films du cinéma bengali les classes sont représentées, dans la définition typique utilisée par Staline et Mao Zedong : les impérialistes, notamment anglais, sont les méchants ainsi que les grands propriétaires terriens et les riches indiens travaillant avec les étrangers impérialistes, alors que les « classes moyennes », la petite-bourgeoisie, sont toujours présentées comme un allié très clair des revendications populaires.

Les habits, les manières, le langage, à chaque fois les différences de classes sociales sont mises en avant, faisant comme coexister des mondes mais pour mieux les diviser. L'influence de Ghatak est ici très importante.

Il est intéressant aussi de voir que Ghatak est aujourd'hui considéré comme ayant été l'une des influences majeures de ce cinéma bengali et du cinéma indien en général, alors que lui-même est mort de tuberculose et d'alcoolisme, dans le dédain général. Pour Ghatak, « Le film n'a pas une, mais des formes. » Il tente toujours de se conformer à la culture bengalie de la poésie : « Tout art est en fin de compte de la poésie. La poésie est l'archétype de toute créativité.

Le meilleur cinéma devient de la poésie... Sans l'art, tout ce qui est subjectif de vient de la poésie. Et parfois le cinéma semble devenir un art. » Ce qui fera dire à Satyajit Ray que « En tant que créateur d'images puissantes dans un style épique, Ghatak n'était virtuellement jamais surpassé dans le cinéma indien. »

Ghatak est celui qui a tenté de coller le plus près à la réalité nationale bengalie; il n'a en fait jamais accepté la partition, cherchant à élever le niveau de conscience : pour lui l'unité populaire amènera le dépassement des tragédies.

C'est pourquoi il ne s'est pas intéressé à des histoires lentes et détaillées, comme le fera Ray dans la tradition du roman « Le salon de musique », où tout est décrit de manière minutieuse, très bengali également, mais à l'autre aspect bengali, selon lui conforme à son époque: l'aspect épique.

Seul l'aspect épique permet d'être à la hauteur de la situation et de la vision qui va avec : « Je ne crois pas en l'entertainement [divertissement] comme ils disent, ce slogan qui revient. Je crois bien plutôt à penser plus profondément l'univers, le monde en grand, la situation internationale, mon pays et finalement mon propre film. Je fais des films pour eux. J'ai peut-être échoué. C'est au peuple de juger. »

L'influence très profonde du cinéma soviétique sur Ghatak n'empêche pas qu'il a appliqué sa technique et sa poésie à la situation du Bengale, allant pour cela jusqu'à traverser la frontière pour filmer Titas Ekti Nadir Naam au Bangladesh. Cet Eisenstein que l'Inde n'a pas pu avoir, au Bengale on peut dire que c'est Ghatak.

A sa mort, Satyajit Ray dira de ce fait : « Ritwik était un directeur bengali de coeur et d'âme, un artiste bengali bien plus un bengali que moi-même. Pour moi c'est le dernier mot à son sujet, et c'est la caractéristique qui a le plus de valeur et qui est la plus distinctive. »

Ghatak était conscient de sa situation et avait dit que « en tant qu'artiste j'ai essayé de rester honnête, et c'est au futur de décider dans quelle mesure j'ai réussi. » Il pensait que son film Komal Gandhar serait compris dans 25-30 ans. Il est donc temps de s'y mettre.

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