29 nov 2015

Décès du metteur en scène Luc Bondy, figure du théâtre

Submitted by Anonyme (non vérifié)

Avec le décès hier du metteur en scène suisse Luc Bondy, la culture française perd une de ses personnalités les plus connues et les plus attachantes. Au point d'ailleurs que c'est véritablement la fin d'une époque.

Luc Bondy représentait, en effet, toute une tradition théâtrale des années 1970, d'orientation progressiste et démocratique. Cela n'allait pas sans contradictions, dans la mesure où c'était au sens des institutions. Luc Bondy touchait avant sa mort 200 000 euros par mois et avait été imposé par l'Elysée au théâtre parisien de l'Odéon en 2011, alors qu'il allait avoir 65 ans en cours de mandat et que c'est l'âge maximum s'appliquant aux directeurs de théâtres nationaux.

C'était toutefois une évidence pour la bourgeoisie que de le nommer, tellement Luc Bondy était incontournable. C'était un bourgeois, voire un grand bourgeois dans la mesure où il appartenait aux plus hautes instances culturelles ; toutefois, il portait encore une exigence de culture, de savoir. Il était ainsi aux antipodes de la bourgeoisie ouvertement décadente qui prédomine aujourd'hui ; il était exigeant et infatigable dans son activité résolument sincère et ininterrompue tout au long de sa carrière, malgré plusieurs cancers, commençant dès sa jeunesse.

Luc Bondy travaillait chaque œuvre de manière extrêmement précise et complète, avec une exigence en imposant nécessairement. A cela s'ajoute les exigences culturelles, principalement celles de donner du sens. Luc Bondy formulait cela de la manière suivante :

« Notre tradition européenne est de raconter des histoires. Des histoires qui sont le reflet du monde. Le théâtre doit être un miroir et j'impose à mes acteurs un jeu réaliste. »

Voici ce qu'il expliquait en 2014, dans une charge relativement violente, où le besoin grand-bourgeois de culture se heurte de front avec la rationalité capitaliste, dans une contradiction éminemment démocratique :

« Chaque théâtre essaie de communiquer à sa manière une certaine conception de notre art. La Colline privilégie le théâtre contemporain et fait découvrir les nouveaux auteurs d'aujourd'hui et de demain. Le théâtre de la Ville privilégie la diversité, et son registre va de la danse aux projets qu'on appelle aujourd'hui cross-over.

Et l'Odéon, dans l'esprit de [Giorgio] Strehler [influencé par Brecht, ayant ouvert le Piccolo Teatro de Milan et luttant pour un théâtre d’art considéré comme un instrument de poésie et de fraternité entre les peuples], essaie de défendre un théâtre d'art, une certaine idée des grands textes et de la mise en scène, qui est aussi une certaine idée de l'unité culturelle de notre continent.

Bref, quand on vit à Paris, on ne dirait pas que le théâtre connaisse une grande crise. Car quand on considère les formes du théâtre actuel, les expériences qui sont tentées, on peut dire que notre art est aujourd'hui d'une formidable vitalité.

Pourtant, du point de vue économique, tout le théâtre, toute la culture en France sont en crise. Et cette crise reflète un grand manque de confiance. On doute du sens de la culture. On remet en cause ce que la culture peut apporter à notre existence.

A toutes les dimensions de notre vie. Y compris, croyez-moi, de notre vie politique.

On confond trop souvent culture et distraction, culture et loisirs. On suppose donc trop souvent que la culture est une chose un peu inutile, un luxe.

Mais qu'est-ce qui est utile, qu'est-ce qui ne l'est pas ?

Baudelaire disait : « tout homme bien portant peut se passer de manger pendant trois jours, de poésie jamais ». Baudelaire était un poète, bien sûr, et il avait un certain goût de la provocation.

Mais aujourd'hui, on dirait qu'être bien portant, cela consiste plutôt à se passer de poésie, et pendant bien plus de trois jours.

Comme si seuls comptaient les biens matériels, tangibles, aussi tangibles que les aliments, ou que les frigidaires pour les conserver, ou que les voitures pour aller les acheter.

La culture est-elle tangible, est-elle matérielle ? Est-elle mesurable, comme un bien de consommation parmi les autres ?

Bien sûr que non. Si on adopte ce point de vue-là, elle n'est bonne à rien, sans valeur, parfaitement inutile.

Mais cette inutilité-là est ce qu'il y a de plus utile. La culture est à la fois inutile et indispensable.

La culture est intangible, et elle nous fait ce que nous sommes. Grâce à elle, nous savons que nous nous avons existé, nous sentons que nous sommes, et ce que nous sommes. Grâce à elle, je pense à l'avenir. Elle relie mon temps à celui de mes semblables, vivants et morts.

Elle me parle de langage, de communication, de silence aussi. La culture est aussi vitale pour nous que l'air que nous respirons. Sans elle, nous étouffons, nous sommes aveugles.

C'est la culture de la France qui attire tant de visiteurs dans ce magnifique pays dont même les paysages sont des œuvres d'art. Ce sont les traces de la créativité de ses artistes, de ses peintres, de ses poètes, de ses penseurs, qui font de la France un pays d'une telle richesse.

La création – ce besoin d'expression qui est aussi un besoin de nouveauté, de partage, de beauté – la création a laissé tant de traces en France ! Et pourquoi ? Parce que la France que j'aime tant, a toujours eu le sens de la « conquête de l'inutile », comme disait l'alpiniste Maurice Herzog. Et Cyrano de Bergerac l'avait dit avant lui. Cyrano, ce héros tellement français qui est monté encore plus haut qu'Herzog, puisqu'il a voyagé dans la Lune – Cyrano qui disait : « Non, non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile ! »…

Dévaloriser la culture est donc un symptôme inquiétant pour la France.

Le symptôme d'un mal profond et grave.

Quand on appauvrit les institutions culturelles, et quand, en particulier, on ne respecte plus le théâtre, c'est déjà un signe de décadence.

Quand on s'en prend à l'art, on s'en prend à ce qui fait l'humanité même de l'être humain. Et cela est impardonnable.

La logique uniquement comptable, telle qu'on la pratique, me fait penser au Roi Lear. Rappelez-vous. Le vieux roi veut bien céder le pouvoir, à condition qu'on lui garantisse une suite de cent chevaliers. Ses deux filles Goneril et Régane le lui promettent. Mais dès que le roi a renoncé au trône, elles reviennent sur leur promesse.

En quelques répliques, les cent chevaliers sont réduits de moitié, puis encore de moitié. Puis ils sont réduits à cinq. Et pour finir, Régane ose demander à son père : « Qu'avez-vous besoin d'un seul ? »

Régane a raison de son point de vue. Les chevaliers de Lear ne lui servent à rien. Mais elle oublie l'essentiel. Les chevaliers ne sont pas là pour servir de domestiques au vieux roi. Ils sont là pour lui faire honneur. L'honneur, bien sûr, ne sert à rien. L'honneur n'est qu'un luxe. Comme la beauté.

A quoi ça sert ? Mais l'être humain a besoin de luxe, de beauté. Il a besoin d'être honoré et respecté. C'est pourquoi Lear a raison de répliquer à ses filles : « Ne raisonnez pas le besoin ! » Malheureusement pour lui, Lear est un vieil homme trahi par ses filles. Il ne sait pas se faire entendre. Il ne sait pas leur faire comprendre quelle est cette raison plus noble que la raison comptable, cette raison qui sait en quoi consiste ce qu'il appelle « le vrai besoin ». Le besoin d'inutile.

Si l'on perd de vue ce besoin, on risque de perdre la raison. Et c'est justement à cet instant-là, c'est précisément à l'instant où Régane met en question le tout dernier chevalier, que Lear devient fou. C'est au moment où il tente de trouver les mots pour expliquer « le vrai besoin » qu'il fuit dans la lande et va se perdre dans la tempête.

Mais il y a encore plus fou que Lear, la folie du père ne fait qu'exprimer la folie de ses filles. Ce sont elles qui sont folles, folles d'égoïsme, d'ingratitude et de cruauté. Elles sont folles d'inhumanité, et elles ne le savent même pas.

Il faut donc être vigilants. On diminue un peu ici, un peu là, par petites touches. Morceau par morceau, on finit par toucher à l'essentiel. Et si ça se trouve, on ne s'en rend même pas compte.

A force de « raisonner le besoin », on ne sait plus reconnaître la beauté qu'il y a dans la conquête de l'inutile. Certains ont trop vite fait d'oublier que notre premier besoin d'êtres humains, c'est le besoin d'être humain.

Il est urgent de leur rappeler, de la part des artistes et de leurs publics, tout ce que la culture, c'est-à-dire tout ce que la peinture, la littérature, le cinéma, la danse, la musique et aussi le théâtre, cet enfant un peu bâtard, ont représenté pour l'histoire de ce pays et de ce continent. Tout ce qu'ils peuvent et doivent représenter encore. »

Né en 1948 à Zurich - de parents juifs allemands s'étant réfugiés dans ce pays, son arrière-grand-père dirigeait le théâtre allemand de Prague, son grand-père était dramaturge – Luc Bondy avait passé son enfance en France et il a été une sorte de passeur de culture entre la France et l'Allemagne, contribuant à sortir de l'esprit franco-français moderniste.

Au départ Luc Bondy travaille comme assistant au assistant au Thalia Theater de Hambourg, de 1974 à 1976, à la Städtische Bühne de Francfort, puis pour la Schaubühne de Berlin dont il devient co-directeur de 1985 à 1987. Il fut par la suite metteur en scène à Vienne et à Lausanne, mais également à Nanterre en banlieue parisienne où il fut connu en 1984 pour Terre étrangère d'Arthur Schnitzler; à son décès il était responsable du théâtre parisien de l'Odéon. Au cours de ce parcours, il fut également metteur en scène d'opéras, à Hambourg, Salzbourg, Florence, Londres, Paris, Bruxelles, Aix-en-Provence.

Si l'on regarde les œuvres qu'il a mises en scène, on peut comprendre sa démarche. D'un côté, Luc Bondy se tourna vers de grands auteurs nationaux : Jean Racine, William Shakespeare, Johann Wolfgang Goethe, Georg Büchner, Henrik Ibsen, August Strindberg, Alexandre Ostrovski, Anton Tchekhov.

Cependant, il préféra clairement les perspectives modernistes critiques, semi-décadents semi-expressionnistes. Il se tourna ainsi vers la fameuse école autrichienne avec Arthur Schnitzler, Thomas Bernhard, Ödön von Horváth, lui-même étant proche de Peter Handke.

Il apprécia les auteurs « critiques » allemands comme Rainer Werner Fassbinder et Botho Strauss, ou leur équivalent français Jean Genet, voire des auteurs unilatéralement modernistes comme Stanisław Ignacy Witkiewicz, Edward Bond, Eugène Ionesco, Samuel Beckett ou encore Yasmina Reza,

Cette dimension éclectique montre l'absence d'unité dans la démarche de Luc Bondy. Comme tous les littéraires des années 1970-2000, par refus du conservatisme, il n'a pas osé choisir entre le réalisme et le modernisme, par goût de la « liberté ». Le résultat a été la capitulation devant le libéralisme, la décadence, le modernisme outrancier n'apportant que la destruction de la culture.

Les grandes questions: