12 mai 2013

La falsafa - 2ème partie : une question de morale en tant qu'harmonie avec la nature

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L’Islam en tant que drapeau national a permis aux tribus arabes de transcender leurs différences et leurs divergences, en réalisant par la conquête un premier pas vers l’unité nationale.

C’est ce mouvement qui permet à une bourgeoisie, commerciale surtout, de se développer, et ainsi à une idéologie matérialiste de s’affirmer lentement mais sûrement, par l’intermédiaire principalement d’Al-Farabi, d’Ibn Sina et d’Ibn Rushd, dont nous verrons par la suite les conceptions.

Pour autant, il serait faux de concevoir le développement de cette conception matérialiste comme ne se heurtant pas à l’absence de propriété foncière. La bourgeoisie naissante n’a pas pu asseoir son existence dans les rapports sociaux, aussi ses conceptions ont-elles été réfrénées et combattues par les forces bureaucratiques de l’appareil d’État, ainsi que le clergé.

On a assisté en fait, dans les pays arabes, à un féodalisme sans aristocratie, l’État s’occupant de gérer le pays de manière bureaucratique et le clergé prenant les commandes de la féodalité sur les plans idéologique et culturel.

Si on ajoute à cela les innombrables querelles au sein de l’appareil d’État, on voit comment l’affirmation de la falsafa n’a pas pu se développer de manière uniforme. Dans certains cas, lors des moments de recul des forces progressistes, la falsafa est apparue non pas sous une forme directement philosophique, mais par l’intermédiaire de la morale.

Cela sera particulièrement vrai à la fin de la période de la falsafa, lorsqu’Ibn Rushd tentera de sauver celle-ci, sans succès.

Mais cela est donc vrai au cours même du processus où se développe la falsafa. Il faut donc ici s’intéresser non pas directement à la forme philosophique, mais à la forme morale.

Prenons le cas très parlant d’Ibn Tufayl (1110-1185), dont le roman « Ḥayy ibn Yaqẓān » a été la source d’inspiration de « Robinson Crusoé » de Daniel Defoe. Il s’agit également du premier roman arabe, et cette oeuvre aura un impact très important en Europe.

« Ḥayy ibn Yaqẓān » signifie « Vivant, fils de vigilant » et est également le titre d’une oeuvre du philosophe Avicenne, dont nous parlerons par la suite.

Ḥayy est ici une personne née par génération spontanée, sur une île déserte près de l’Inde. Élevé par une gazelle, celle-ci meurt lorsqu’il est enfant et il procède à sa dissection afin de connaître les raisons de sa mort.

Par la suite, il se pose des questions au sujet de la logique et de la physique, cherchant à savoir pourquoi le monde est comme il est. Cherchant l’origine de celui-ci, il pense que Dieu existe. Il considère alors que la nature a des lois, fondées justement par Dieu, et qu’elle est éternelle.

Ḥayy développe ainsi un matérialisme de type panthéiste. Il ne croit qu’en ses sens, qui lui permettent de se confronter au réel et de le comprendre. De fait, lorsque cette oeuvre arrivera en Europe, notamment en Angleterre, elle contribuera à lancer la pensée empiriste (Locke, Hume, Berkeley).

Mais Ḥayy assume le matérialisme de manière sage. Il respecte en quelque sorte la Nature (avec un grand « n »), en tant qu’elle existe portée par un être suprême, permettant la vie.

Son régime est végétalien au possible, choisissant uniquement des fruits mûrs, dont il replante les grains, afin de vivre en harmonie avec son environnement, et ne mangeant des oeufs voire tuant un animal pour le manger qu’en cas d’extrême nécessité, et choisissant uniquement des animaux présents en grand nombre, afin de ne pas nuire à leur espèce.

Puis, il rentre finalement en contact, à 50 ans, avec une communauté musulmane. Il s’aperçoit que sa conception du monde est la même que ceux dont elle a été apportée par le prophète. Philosophie et révélation sont ainsi deux voies menant à la même connaissance de la vérité.

Cependant, il comprend que la quasi totalité des individus se désintéresse de la vérité, préférant vivre de manière superficielle. Il doit alors fuir en raison de sa sagesse et il retourne alors sur son île.

Comme on le voit, Ibn Tufayl a une vision pessimiste, car au moment où il écrit la falsafa est en net recul. Il soutiendra d’ailleurs Ibn Rushd, qui sera le dernier grand défenseur de la falsafa.

Mais, malgré cette position strictement défensive, Ibn Tufayl transcende le simple fait de présenter un personnage découvrant au fur et à mesure la science (d’Aristote), pour mettre en avant une philosophie de la vie prônant l’harmonie avec la vie sur la planète, considérée comme un grand tout en équilibre.

C’est une vision matérialiste-panthéiste : la perspective est très clairement matérialiste, même si Ibn Tufayl a une pensée issue de la conception d’Aristote et place derrière le monde un « moteur premier » qui serait Dieu.

Le clergé ne sera d’ailleurs pas dupe et considérera que ce Dieu est fictif, ne sert à rien et que donc une telle conception est un matérialisme caché. Cette accusation visera d’ailleurs la falsafa en général, accusé de « double jeu ».

Il faut avoir en tête que le clergé ne tolérait rien remettant en cause la prédominance de l’Islam.

Le perse Ibn al-Muqaffa, traducteur du persan vers l’arabe des contes indiens Pañchatantra, sous le nom de Kalīla wa Dimna (oeuvre qui parviendra à La Fontaine et l’inspirera pour de nombreuses fables), finira démembré et jeté au feu pour hérésie.

Le perse Muhammad ibn Zakariya al-Razi (864-925), connu sous le nom de Rhazès en Europe, a quant à lui vu ses oeuvres détruites, en raison de sa conception matérialiste.

Immense médecin au mérite historique extrêmement important (ayant notamment découvert l’éthanol en médecine, ayant développé le concept de pédiatrie, d’allergie…), Al-Razi voyait en les prophètes des imposteurs, et les textes sacrés comme des légendes.

Il est l’auteur de « Les ruses frauduleuses du Prophète », « Les stratagèmes de ceux qui prétendent être Prophètes », « Sur la réfutation des religions révélés. » A ses yeux, le Coran est « une oeuvre qui recouvre d’anciens mythes, et qui est en même temps plein de contradictions et ne contient aucune information ou explication utile ».

Selon lui, l’espace et le temps sont éternels, la matière elle aussi est éternelle et constituée d’atomes. Comme chez Ibn Tufayl et Avicenne, Dieu n’est qu’un « moteur premier » à l’origine de l’organisation du monde.

Et tout comme dans le roman d’Ibn Tufayl, Al-Razi met en avant une philosophie de la compassion, plaçant l’être humain par contre comme seul juge, car étant le stade le plus haut des « réincarnations ».

Il considère qu’il faut éviter au maximum de tuer les animaux, sauf ceux tuant d’autres animaux.

Dans son « Livre de la vie philosophique », faisant l’apologie de Socrate, il explique que les philosophes sont en désaccord sur le fait de manger de la chair ou non, mais que le Socrate de la maturité avait conservé son opinion de jeunesse et rejetait la consommation de chair animale.

Tout comme dans le roman d’Ibn Tufayl, Al-Razi est confronté au refus de la philosophie en général, alors il se réfugie pareillement dans la morale en particulier. Comme on le voit, la philosophie étant impossible en raison de la domination de la religion et l’aveuglement des masses prisonnières de l’obscurantisme, ce qui compte, c’est le choix de vie.

Ici, il faut accorder toute son attention à une troisième grande figure de ce pessimisme de la raison et de l’optimisme de la volonté : le très grand poète arabe Abu-l-Ala al-Maari (973-1057), auteur notamment d’une « Divine comédie » (considérée comme hérétique) où, comme Dante plus tard, le poète visite le paradis et l’enfer.

Aujourd’hui en Europe, on connaît plus le poète, mathématicien et astronome persan Omar Khayyam, très largement célébré en Angleterre (par les préraphaélites à la fin du 19ème siècle [et à l'origine des images dans cet article]).

Omar Khayyam était également extrêmement critique de la religion et se situait dans la tradition d’Avicenne ; toutefois, il bascule dans le raffinement de type persan et non dans la méditation critique, à l’écart de la société.

Chez Omar Khayyam, on ne retrouve donc pas le double caractère qu’on a chez les auteurs de la falsafa , mais la fuite d’un être sensible (« Ô mes compagnons libres penseurs ! Quand je serai mort, lavez mon corps avec un vin des plus rouges. A l’ombre d’un vignoble, creusez-moi une tombe ! »).

Ce type de fuite, aussi culturelle et honorable qu’elle soit et qui sera une source essentielle de la gigantesque poésie indienne (musulmane), n’est justement pas la culture d’Ibn Tufayl, d’Al-Razi, d’Al-Maari… consistant elle en un ascétisme de type épicurien.

Leurs oeuvres proposent véritablement un mode de vie, très concrètement, alors que la fuite comme chez Omar Khayyam consiste en une réflexion critique, et non en une méditation.

Aveugle depuis son enfance en raison d’une maladie, Al-Maari constate amèrement, comme Al-Razi et d’Ibn Tufayl, l’encadrement idéologique des masses, ce qui le fait avoir une attitude pessimiste, considérant que dans le monde absolument tout était corrompu ; sur sa tombe, il a fait inscrire comme épitaphe « Ceci est le crime de mon père / et je ne suis point criminel ».

A ses yeux :

les monothéistes se sont trompés, les chrétiens n’ont pas la voie droite, les juifs sont perplexes et les mages sont égarés. Les habitants de la Terre sont de deux sortes, celle qui a une raison sans religion, et l’autre qui a une religion dépourvue de raison.

Puisque les masses sont crédules d’une fable, la religion, alors Al-Maari se pose, à l’instar d’Al-Razi ou d’Ibn Tufayl, comme quelqu’un se mettant à l’écart, assumant un mode de vie philosophique individuel en particulier, puisque la philosophie ne peut pas triompher en général.

On retrouve donc, bien entendu, l’affirmation d’un autre rapport à la nature, plein de compassion et donc de félicité : là réside précisément le paradoxe de ces penseurs, progressistes et donc positifs, mais vivant une situation objective finalement réactionnaire.

Seul le marxisme-léninisme-maoïsme permet de comprendre ce double caractère.

Citons ici Al-Maari, qui dit très exactement la même chose que Lucrèce :

Les animaux sont, comme vous le dites, sensibles, et ils ressentent la souffrance (…). Voyez la brebis, domestiquée et accompagnée d’un jeune agneau.

Quand elle a donné naissance à l’agneau et qu’il a vécu un mois à peu près, on le tue, on le mange et on se sert du lait de la brebis. Et celle-ci passe la nuit à bêler et voudrait pouvoir courir en quête de son petit. C’est d’ailleurs un thème commun aux poètes arabes que de dépeindre les souffrances des bêtes sauvages et l’attachement d’une vache sauvage, par exemple, pour son veau.

[Al-Maari fait ici une citation:] Jamais, dit l’un d’eux, la mère d’un jeune chameau ne ressentit un chagrin comparable au mien, et cependant, quand elle le perdit, elle gémit longtemps, longtemps !

Rappelons ici ce que disait Lucrèce, dans De rerum Natura :

Les animaux se connaissent aussi bien que les hommes.
Devant les temples magnifiques, au pied des autels
où fume l’encens, souvent un taurillon tombe immolé,
exhalant de sa poitrine un flot sanglant et chaud.

Cependant la mère désolée parcourt le bocage,
cherche à reconnaître au sol l’empreinte des sabots,
scrute tous les endroits où d’aventure elle pourrait
retrouver son petit, soudain s’immobilise
à l’orée du bois touffu qu’elle emplit de ses plaintes
et sans cesse revient visiter l’étable,
le cœur transpercé du regret de son petit.

Ni les tendres saules ni l’herbe avivée de rosée
ni les fleuves familiers coulant à pleines rives
ne sauraient la réjouir, la détourner de sa peine.

Par conséquent, Al-Maari s’opposait à tout meurtre d’animal, et même à l’utilisation de la peau comme habit. Puisque la philosophie ne peut pas avancer, alors on peut s’attarder sur la morale, et l’approfondir.

Citons ici un passage où il explique sa vision du monde :

Je ne volerai plus la Nature

Tu es malade de compréhension et de religion.
Viens à moi, que tu puisses entendre une saine vérité.

Ne mange pas injustement le poisson que la mer a rejeté,
et ne désire pas comme nourriture la chair des animaux égorgés,
Ou le lait blanc des mères qui destinaient ce pur breuvage
à leurs petits et non aux nobles dames.

N’afflige pas les oiseaux confiants en prenant leurs œufs ;
car l’injustice est le pire des crimes.

Et épargne le miel que les abeilles ont de manière industrieuse
recueilli de la fleur des plantes parfumées ;
Car elles ne l’ont pas conservé pour qu’il puisse appartenir à d’autres,
pas plus qu’elles ne l’ont amassé par générosité ou pour en faire don.

J’ai lavé mes mains de tout cela ;
et je souhaite avoir trouvé ma voie avant que mes cheveux soient devenus gris !

Il est évident qu’ici, nous pouvons constater un très haut niveau culturel, une vision éminemment matérialiste, pleine d’harmonie et de valeurs.

Le double caractère de la vision d’Al-Maari saute aux yeux : d’un côté, il est déçu et rejoint la misanthropie, mais paradoxalement et justement, il ne devient pas aigri ni réactionnaire mais lève le drapeau de la culture.

Aujourd’hui encore, Al-Maari est d’ailleurs le symbole des libres-penseurs arabes ; en 2007, ses oeuvres étaient par exemple interdites au Salon International du Livre d’Alger.

Les Ibn Tufayl, Al-Razi, Al-Maari sont des pessimistes qui n’en sont pas ; leur pessimisme est une conséquence de la situation sociale empêchant l’émergence d’une véritable bourgeoisie balayant la féodalité.

Ainsi, leur culture fait partie du patrimoine communiste, et rejoint clairement la tradition d’Epicure, Lucrèce et Spinoza.

La preuve absolue de cela est la dynamique incroyable de ces auteurs, qui non seulement ont fait vaciller l’Islam, mais même le christianisme. Et dans les pays chrétiens justement, la culture de ces auteurs, la falsafa, va permettre l’émergence de l’humanisme.

Que l’humanisme, idéologie des débuts de la bourgeoisie européenne, doive sa naissance à la falsafa, montre que la falsafa est bien progressiste et que ses valeurs sont éminemment et parfaitement démocratiques.

Pour des raisons historiques, le matérialisme de la falsafa avait des limites et tendait au panthéisme. Toutefois, la question de la nature est clairement matérialiste et est d’une modernité parfaite. Le rapport aux animaux et à la nature est une question révolutionnaire, formant la contradiction entre les villes et les campagnes.

Et, qui plus est (et comme nous allons le voir par la suite), le clergé n’a nullement été dupe et a rejeté catégoriquement ce panthéisme comme contraire à l’Islam.

Citons précisément ici, pour finir et à titre documentaire, une défense d’Al-Maari face à l’accusation qu’on lui a faite, justement par rapport au poème « Je ne volerai plus la Nature. »

Elle révèle la dimension panthéiste, dans la mesure où Al-Maari et les auteurs de la falsafa pensaient réellement que leur matérialisme concordait avec le message (véritable et « caché ») de la révélation coranique.

Bien entendu, par moment la contradiction leur sautait aux yeux, mais c’était leur seul espace d’expression, alors il y a clairement l’idée de discuter tout de même, malgré tout, sur ce terrain…. tant qu’il y avait un débat possible, à l’opposé des positions plus radicales assumées ouvertement dans l’isolement.

Voici les propos d’Al-Maari:

Ou le lait blanc des mères qui destinaient ce pur breuvage
à leurs petits et non aux nobles dames.

Le blanc signifie le lait. Il est connu que lorsque le veau est tué, la vache dépérit pour lui et reste éveillée des nuits entières. Sa viande est mangée et le lait qu’il aurait sucé est prodigué aux propriétaires de sa mère.

Quel préjudice alors peut-il y avoir à s’abstenir de tuer le veau et à refuser de se servir du lait ? On ne doit pas accuser un tel homme d’illégalité; il fait preuve au contraire de ferveur religieuse et de clémence envers la victime et il espère qu’il pourra être récompensé, pour son abstinence, par le pardon du Créateur.

Et s’il est dit que le Très-Haut distribue ses dons également entre ses serviteurs, quel péché ont donc commis ces victimes qui seraient ainsi exclues de sa grâce ?

On voit ici les limites de la falsafa, parfaitement révélés par ces auteurs progressistes mais pessimistes par rapport à leur situation.

L’Islam qui a permis leur existence est également ce qui les freine ; la conquête a permis l’éclosion d’une bourgeoisie, mais d’une bourgeoisie trop fragile pour porter le matérialisme et combattre ouvertement le féodalisme.

Tout comme les philosophes de la Grèce antique profitaient d’une situation exceptionnelle, les auteurs de la falsafa ont donc profité de conditions uniques.

Voilà pourquoi, la formidable pensée progressiste de ces auteurs « pessimistes » et isolés à leur époque nous parle tellement aujourd’hui, alors que le communisme suinte de tous les pores de la société capitaliste de ce début de 21ème siècle ; réaliser les exigences de sagesse de la falsafa est aujourd’hui tout à fait possible !