18 mai 2017

Montaigne figure averroïste - 8e partie : conscience et psychologie

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Les commentateurs bourgeois considèrent que Michel de Montaigne a une visée introspective : c'est sur lui qu'il réfléchit, c'est de lui-même qu'il parle, il est sa propre fin. Ce n'est pas du tout le cas ; il y a une véritable conception générale qui se forme ici. Michel de Montaigne formule la théorie de la conscience, de la psychologie, propre au néo-stoïcisme qui est l'idéologie de la monarchie absolue. Sans Michel de Montaigne, on n'a par la suite ni René Descartes, ni Jean Racine. C'est un fait indéniable et les jansénistes l'auront très bien compris, Blaise Pascal se chargeant d'attaquer Michel de Montaigne et sa conception de la conscience.

Le premier aspect de la conscience définie par Michel de Montaigne est nécessairement celle de l'autonomie. On doit bien voir que le néo-stoïcisme est obligé, pour avoir un effet, d'emprunter une partie de la conception calviniste, afin de justifier l'action sur le monde. Il utilise donc l'Antiquité gréco-romaine pour mettre en avant l'idéal d'un être conscient de lui-même, capable de choix par lui-même. La conscience doit être celle d'une personne autonome, fixant ses propres règles en correspondance avec les attentes de la société et capable de se replier en toute indépendance.

Voici un exemple donné par Michel de Montaigne :

« Hippias d’Elis n’avait pas seulement acquis du savoir pour pouvoir se passer agréablement de toute autre compagnie et vivre dans le giron des muses s’il le fallait ; il n’avait pas seulement étudié la philosophie pour enseigner à son âme de se contenter d’elle-même, et se passer courageusement des agréments extérieurs, quand le destin l’impose. Il voulut encore apprendre à faire la cuisine, se tailler la barbe, faire ses vêtements, ses chaussures, ses menus objets, pour ne compter que sur lui-même autant que possible, et se passer du secours des autres. »

Michel de Montaigne utilise donc précisément les Essais pour se présenter comme modèle, comme exemple de quelqu'un fonctionnant de manière autonome. Voici comment il se raconte :

« Ceux qui me connaissent, qu’ils soient au-dessus ou au-dessous de moi, savent qu’ils n’ont jamais vu quelqu’un de moins solliciteur, quémandeur, et suppliant que moi, ni plus soucieux de ne pas être à la charge d’autrui. Si je suis ainsi, au-delà de tout exemple à notre époque, ce n’est pas très étonnant, car de nombreux aspects de mon caractère y contribuent : une certaine fierté naturelle, le déplaisir à l’idée d’un refus, la modestie de mes besoins et de mes projets, l’inaptitude à toute sorte d’affaires, sans parler de mes prédispositions favorites à l’oisiveté et à la franchise.

A cause de tout cela, j’ai conçu une haine mortelle pour les obligations envers les autres ou celles des autres envers moi. Je m’emploie le plus que je peux à me passer de l’aide des autres, dans quelques circonstances que ce soit, anodines ou importantes. »

Michel de Montaigne va si loin qu'il peut même se permettre de montrer qu'en fait sa conception de la conscience ayant une vie intérieure autonome se rattache au calvinisme :

« Je suis du même avis que les Huguenots, qui nous reprochent notre confession secrète et privée, et je me confesse en public, scrupuleusement et complètement. »

Voilà qui est indéniablement osé et montre bien que Michel de Montaigne n'aurait pas pu expliciter sa conception sans un appui de la part du régime. D'ailleurs, et c'est également naturellement repris au calvinisme, il fait l'éloge d'un second aspect de la conscience : à l'autonomie s'ajoute l'activité. On est ici à l'opposé du modèle catholique où il suffit passivement d'accepter pour être dans le droit. Chez Michel de Montaigne, il faut que la volonté soit en adéquation avec les exigences pour être valable, authentique, réelle, entière.

« Le jugement que je porte sur moi-même est plus vif et sévère que n’est celui des juges, qui ne me considèrent que sous l’angle de l’obligation commune. Ma conscience m’étreint de façon plus étroite et plus sévère : j’observe mollement des devoirs auxquels on m’entraînerait si je n’y allais de moi-même.

 Seul un acte volontaire peut être juste. » [Cicéron]. Si l’action n’a pas la splendeur de la liberté, elle est sans grâce et ne mérite pas les honneurs. »

Cela amène au troisième aspect : le jeu entre la vie intérieure et l'action fait que la satisfaction ne doit pas relever de l'action, mais de la satisfaction psychologique. C'est la psychologie du fonctionnaire au service de la monarchie absolue. Voici comment Michel de Montaigne conçoit cela :

« Or je pense qu’il faut vivre selon le droit et l’autorité, et non en vertu des récompenses et des faveurs. Combien d’hommes d’honneur ont mieux aimé perdre la vie qu’en être redevables? Je fuis la soumission à quelque sorte d’obligation que ce soit, mais surtout à celle qui m’attache par devoir d’honneur. Rien ne me coûte plus que ce qui m’est donné, et ce par quoi ma volonté se trouve hypothéquée par le risque d’ingratitude. »

Un autre aspect élaboré par Michel de Montaigne, qui découle du précédent, c'est la distanciation. La vie intérieure l'emportant, on doit être capable d'avoir un regard critique, une manière détachée d'agir, afin d'être toujours capable de se reprendre.

Voici ce qu'il dit :

« Si je pouvais me former à ma guise, il n’est aucune méthode, si bonne soit-elle, à laquelle je voudrais m’assujettir au point de ne pouvoir m’en détacher.

La vie est un mouvement inégal, irrégulier, et multiforme. Ce n’est pas être ami, et encore moins maître de soi, mais en être esclave, que de suivre constamment ce que l’on est, être prisonnier de ses propres inclinations, au point de ne pouvoir s’en écarter, de ne pouvoir les changer. »

C'est cela qui permet à Michel de Montaigne de présenter les Essais comme une oeuvre personnelle, pour en réalité avoir toute une conception du rapport entre conscience et psychologie.

« Et nous autres, justement, qui avons une vie intérieure que nous sommes les seuls à connaître, nous devons nous bâtir un modèle intérieur qui soit la pierre de touche de nos actes, et en fonction de lui, tantôt nous féliciter, tantôt nous réprimander. J’ai mes propres lois et mon tribunal pour juger de moi, et je m’y réfère plus qu’à d’autres.

Si je limite mes actes en fonction des autres, je ne les élargis qu’en fonction de moi. Il n’y a que vous qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et plein de dévotion : les autres ne vous voient pas, ils vous devinent, et en fonction de conjectures incertaines, car ils voient moins votre vraie nature que ce que vous en montrez.

C’est pourquoi vous ne devez pas vous fier à leur jugement, mais au vôtre. ''C’est de votre jugement que vous devez vous servir. La conscience de la vertu et du vice pèse d’un grand poids ; si vous la supprimez, c’est tout qui est par terre.'' [Cicéron] »

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