23 fév 2016

Port-Royal et le jansénisme - 20e partie : un existentialisme chrétien

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Port-Royal apparaît comme le pendant de René Descartes : la démarche est la même, mais René Descartes a historiquement servi indirectement la bourgeoisie et sa volonté d'aller à la science, alors que Port-Royal rejetait la science.

C'était donc plus clair et plus franc du côté de Port-Royal, alors que René Descartes se noyait dans ses contradictions, étant religieux mais devant publier ses œuvres aux Provinces-Unies par crainte de l’Église.

René Descartes est ici un exemple typique du XVIIe siècle et de la méthode française utilisée pour maintenir sa position consistant à unir les contraires plutôt que d'assumer la séparation.

Ainsi, tout comme le fait René Descartes mais avec plus de cohérence et de pertinence, Port-Royal attaque violemment Pierre Gassendi, qui considère que nos idées proviennent d'abord des sens et qui défend l'épicurisme dans une interprétation chrétienne, appartenant de fait à un courant proche et inférieur en qualité de l'empirisme anglais qui se développe alors au même moment.

René Descartes aurait dû tendre au matérialisme ; il le réfute pourtant, se retrouvant dans le camp des idéalistes alors que ce qu'il portait était l'exigence scientifique propre au matérialisme.

C'est d'autant plus net si on voit qu'avec La Logique ou l'art de penser, l'objectif de Port-Royal était de réactiver le débat médiéval qui a été appelé la « querelle des universaux ».

Il existe trois positions : celle qui se veut uniquement spirituelle et qui dit les concepts existent avant la matière, car Dieu leur a donné naissance ; celle qui dit que les concepts ne sont que des mots décrivant la réalité qu'on a constaté ; celle qui tente une formule « intermédiaire » pourtant impossible et consistant en la position de Thomas d'Aquin et des jésuites.

Port-Royal tente de remettre sur le tapis cette question, de manière voilée. On lit très bien cela en constatant les exemples suivants donnés par La Logique ou l'art de penser.

Le manuel fait plus de 400 pages, mais ces trois exemples en sont la substance même : on y retrouve précisément la problématique opposant jésuites et « jansénistes », le rapport entre aristocratie, religion et monarchie absolue, etc.

Entre crochets est placée une « explication » du sens voilé des exemples.

« [Le premier exemple traite, de manière voilée, du duel, affirmant que ce qui prime est la religion dans son rapport avec la monarchie, pas avec l'aristocratie.]

Exemple I. Je doute si ce raisonnement est bon :

Le devoir d'un chrétien est de ne point louer ceux qui commettent des actions criminelles :
Or, ceux qui se battent en duel commettent une action criminelle :
Donc le devoir d'un chrétien est de point louer ceux qui se battent en duel.

Je n'ai que faire de me mettre en peine pour savoir à quelle figure ni à quel mode on peut le réduire ; mais il me suffit de considérer si la conclusion est contenue dans l'une des deux premières propositions, et si l'autre le fait voir, et je trouve d'abord que la première n'ayant rien de différent de la conclusion, sinon qu'il y a en l'une, ceux qui commettent des actions criminelles, et en l'autre, ceux qui se battent en duel, celle où il y a, commettre des actions criminelles contiendra celle où il y a, se battre en duel, pourvu que commettre des actions criminelles contienne se battre en duel.

Or, il est visible par le sens, que le terme de, ceux qui commettent des actions criminelles, est pris universellement ; et que cela s'entend de tous ceux qui en commettent quelles qu'elles soient : et ainsi la mineure, ceux qui se battent en duel commettent une action criminelle, faisant voir que, se battre en duel est contenu sous ce terme de commettre des actions criminelles, elle fait voir aussi que la première proposition contient la conclusion.

[Le second exemple traite de la question de savoir ce qu'être chrétien et affirme, de manière implicite, qu'on ne peut pas faire de compromis comme les jésuites en font.]

Exemple II. Je doute si ce raisonnement est bon :

L’Évangile promet le salut aux chrétiens :
Il y a des méchants qui sont chrétiens ;
Donc l’Évangile promet le salut aux méchants.

Pour en juger, je n'ai qu'à regarder que la majeure ne peut contenir la conclusion, si le mot de chrétiens n'y est pris généralement pour tous les chrétiens, et non pour quelques chrétiens seulement ; car, si l’Évangile ne promet le salut qu'à quelques chrétiens, il ne s'ensuit pas qu'il le promette à des méchants qui seraient chrétiens, parce que ces méchants peuvent n'être pas du nombre de ces chrétiens auxquels l’Évangile promet le salut ; c'est pourquoi ce raisonnement conclut bien.

Mais la majeure est fausse, si le mot de chrétiens se prend dans la majeure pour tous les chrétiens ; et il se conclut mal, s'il ne se prend que pour quelques chrétiens ; car alors la première proposition ne contiendrait point la conclusion.

Mais pour savoir s'il doit se prendre universellement, cela doit se juger par une autre règle que nous avons donnée dans la seconde partie, qui est que, hors les faits, ce dont on affirme est pris universellement quand il est exprimé indéfiniment ; car quoique ceux qui commettent des actions criminelles, dans le premier exemple, et chrétiens, dans le deuxième, soient partie d'un attribut, ils tiennent lieu néanmoins de sujet au regard de l'autre partie du même attribut ; car ils sont de ce dont on affirme, qu'on ne doit pas les louer, ou qu'on leur promet le salut, et par conséquent, n'étant point restreints, ils doivent être pris universellement, et ainsi, l'un et l'autre argument est bon dans la forme ; mais la majeure du second est fausse, si ce n'est qu'on entendit par là le mot de chrétiens, ceux qui vivent conformément à l’Évangile, auquel cas la mineure serait fausse, parce qu'il n'y a point de méchants qui vivent conformément à l’Évangile.

[Le troisième exemple souligne la complexité du rapport entre le clergé séculier (qui vit avec la population, comme les prêtres), le clergé régulier (qui vit selon les règles d'un ordre religieux) et la direction de l’Église (les évêques, le pape, etc.), en soulignant implicitement que la primauté va à la base de l’Église.]

EXEMPLE III Il est aisé de voir, par le même principe, que ce raisonnement ne vaut rien :

La loi divine commande d'obéir aux magistrats séculiers :
Les évêques ne sont point des magistrats séculiers :
Donc la loi divine ne commande point d'obéir aux évêques.

Car nulle des premières propositions ne contient la conclusion, puisqu'il ne s'ensuit pas que la loi divine, commandant une chose, n'en commande pas une autre : et ainsi, la mineure fait bien voir que les évêques ne sont pas compris sous le nom de magistrats séculiers, et que le commandement d'honorer les magistrats séculiers ne comprend point les évêques; mais la majeure ne dit pas que Dieu n'ait fait d'autres commandements que celui-là, comme il faudrait qu'elle fit pour enfermer la conclusion en vertu de cette mineure: ce qui fait que cet autre argument est bon :

[Le quatrième exemple souligne que la monarchie doit obéir au christianisme pour que l’Église la soutienne.]

EXEMPLE IV. Le christianisme n'oblige les serviteurs de servir leurs maîtres que dans les choses qui ne sont point contre la loi de Dieu :
Or, un mauvais commerce est contre la loi de Dieu :
Donc le christianisme n'oblige point les serviteurs de servir leurs maîtres dans un mauvais commerce.

Car la majeure contient la conclusion, puisque la mineure, mauvais commerce, est contenue dans le nombre des choses qui sont contre la loi de Dieu, et que la majeure étant exclusive, vaut autant que si on disait : La loi divine n'oblige point les serviteurs de servir leurs maîtres dans toutes les choses qui sont contre la loi de Dieu.

[Le cinquième exemple est une attaque contre les jésuites, qui prétendent défendre le catholicisme mais en fait font passer autre chose derrière.]

EXEMPLE V. On peut résoudre facilement ce sophisme commun par ce seul principe:

Celui qui dit que vous êtes un animal dit vrai :
Celui qui dit que vous êtes un oison dit que vous êtes un animal :
Donc celui qui dit que vous êtes un oison dit vrai.

Car il suffit de dire que nulle de ces deux premières propositions ne contient la conclusion ; puisque, si la majeure la contenait, n'étant différente de la conclusion qu'en ce qu'il y a animal dans la majeure, et oison dans la conclusion, il faudrait qu'animal contint oison; mais animal est pris particulièrement dans cette majeure, puisqu'il est attribut de cette proposition incidente affirmative, vous êtes un animal ; et par conséquent il ne pourrait contenir oison que dans sa compréhension; ce qui obligerait, pour le faire voir, de prendre le mot d'animal universellement dans la mineure, en affirmant oison de tout animal : ce qu'on ne peut faire, et ce qu'on ne fait pas aussi, puisque animal est encore pris particulièrement dans la mineure, étant encore, aussi bien que dans la majeure, l'attribut de cette proposition affirmative incidente vous êtes un animal.

[Le sixième exemple tourne la question de la condition humaine et de l'âme individuelle vers une orientation métaphysique.]

EXEMPLE VI. On peut encore résoudre par là cet ancien sophisme, qui est rapporté par saint Augustin :

Vous n'êtes pas ce que je suis:
Je suis homme :
Donc vous n'êtes pas homme.

Cet argument ne vaut rien par les règles des figures , parce qu'il est de la première , et que la première proposition, qui en est la mineure, est négative: mais il suffit de dire que la conclusion n'est point contenue dans la première de ces propositions, et que l'autre proposition, je suis homme, ne fait point voir qu'elle y soit contenue; car la conclusion étant négative, le terme d'homme y est pris universellement, et ainsi n'est point contenu dans le terme ce que je suis, parce que celui qui parle ainsi n'est pas tout homme, mais seulement quelque homme, comme il paraît en ce qu'il dit seulement dans la proposition applicative, je suis homme, où le terme d'homme est restreint à une signification particulière, parce qu'il est attribut d'une proposition affirmative: or, le général n'est pas contenu dans le particulier. »

Ce qui compte, c'est la question de l'âme, de l'individu dans sa propre existence, dans son questionnement « existentiel ». C'est là l'optique de Port-Royal : former un existentialisme chrétien, qui est le fondement même du spiritualisme catholique.