22 mai 2012

William Morris : La vie ou la mort de l'art

Submitted by Anonyme (non vérifié)

paru dans Justice le 15 mars 1884, publiée dans Le Socialiste le 19 juin 1904

L'ouvrier de nos jours peut être tenté de penser que l'art n'est pas une chose qui lui concerne beaucoup.

A parler crûment, il n'est pas assez riche pour prendre sa part de l'art (il y en a plutôt peu, pour tout dire) tel qu'il se pratique dans les pays civilisés.

Son salaire est précaire, son domicile l'est aussi, et par-dessus le marché il est presque toujours reculé dans les coins les plus malpropres de nos malpropres rues, si bien qu'au risque d'offenser les braves gens qui mettent leurs faibles efforts à gratifier leurs « frères pauvres » de quelques bribes d'art, il faut dire que la maison de l'ouvrier est nécessairement dénuée d'art ; en vérité, tenter de mettre de la beauté dans de pareilles demeures serait une tâche à lasser le plus patient des artistes de l'Europe.

Ce misérable cadeau de miettes tombées de la table des enfants est un don que l'on doit forcément reprendre, et les ouvriers ne peuvent acheter que ce qui est à bon marché.

D'autre par, si l'ouvrier se met en tête d'aller un jour ou l'autre dans des musées d'art, pour essayer de comprendre les transports d'enthousiasme qu'excitent chez nous autres artistes les oeuvres des âges passés, comment se tirera-t-il de son entreprise éducative ?

Qu'est-ce qu'il va trouver ? - La porte fermée à son nez le seul jour de la semaine où il pourrait mettre à exécution sa tentative d'apprendre quelque chose en étudiant ce qui est sa propriété, - disons, par exemple, la National Gallery.

Voilà ce qui est capable de faire réellement comprendre à un artiste toute la force de la stupide plaisanterie commise par les défenseurs de la religion contre le sens commun et la commune honnêteté.
Il faudrait excéder les limites d'un article de journal pour montrer à quel point l'ouvrier est éloigné d'avoir une part quelconque, si petite qu'elle soit, dans l'art, quand il est au travail ; mais ceux qui aiment les ouvriers, du moins, savent tout ce qui en est ; car ceux-là mêmes qui sont occupés à fabriquer les denrées que, dans le damné argot de ce qui prétend être une civilisation, on appelle des « objets d'art », doivent travailler toujours comme des machines ou comme des esclaves des machines.

Et les « organisateurs du travail » prennent bien soin que ni la qualité ni la quantité d'art contenue dans ces « objets d'art » ne soit trop grande.

C'est d'ailleurs une vérité très bien sentie de nous autres artistes, que ceux qui produisent la richesse de la société civilisée n'ont point de part à l'art.

Ils en sont tellement séparés que beaucoup ou la plupart d'entre eux, cela est à craindre, ne se doutent même pas de ce qui leur manque à cet égard.

Et cependant, je dois assurer ici et partout que l'art est nécessaire à l'homme sous peine de tomber plus bas que les brutes.

C'est la domination de la bourgeoisie, de la classe moyenne, qui nous a amenés à ce point dernier que tout ce qui reste d'art (quel qu'en puisse être le mérite) est considéré comme une amusette pour la riche, tandis que pour l'ouvrier, il n'y a point d'art, ni dans son travail ni dans sa demeure ; c'est-à-dire que les ouvriers sont condamnés par le capitalisme à vivre sans le plaisir nécessaire à l'humanité.

Oui, la domination de la classe moyenne !

Car les choses étaient très différentes tout le temps du Moyen-Age, du XII° à la fin du XVII° siècle, alors que la classe moyenne se formait des serfs affranchis, des paysans et des artisans des corporations (guildes). Durant cette période, au moins, tout objet manufacturé, tout ce qui est susceptible d'ornement, était fait plus ou moins beau ; et la beauté n'y était pas ajoutée comme un article séparé ; tous les artisans, en effet, étaient plus ou moins artistes, et ne pouvaient s'empêcher de mettre de la beauté aux choses qu'ils faisaient.

Il est facile de voir que cela n'aurait pu se produire s'ils avaient travaillé pour le bénéfice d'un maître.

Ils travaillaient, au contraire, dans de telles conditions qu'ils étaient eux-mêmes les maîtres de leur temps, de leurs outils et de leurs matériaux, et, pour la plus grande partie, leurs produits étaient échangés par le simple procédé du client achetant au producteur.

Dans ces circonstances, il était naturel, qu'un homme, étant maître de son travail, préférât se le rendre plus agréable en exerçant à son propos cet amour de la beauté qui est commun à tous les hommes, tant qu'il n'est pas détruit chez eux par cette amère lutte pour la vie qu'on appelle « concurrence pour les salaires », et par l'assujettissement à un maître luttant lui-même en vue de profit contre d'autres concurrents.

Le système de l'homme travaillant pour lui-même à son aise et à son loisir était infiniment meilleur, en ce qui concerne tant l'ouvrier que l'oeuvre, que ce système de division du travail qui lui a substitué la soif de profit du commercialisme grandissant.

Mais, bien entendu, il est impossible de revenir à ce système simple, quand même il n'impliquerait pas - comme il le fait - un retour à tout l'état de société hiérarchique ou féodal.

D'autre part, il est aussi nécessaire à l'existence d'un art qu'à d'autres égards au bien-être des hommes, que l'ouvrier ait de nouveau la direction de ses matières premières, de ses outils et de son temps : seulement cette direction ne doit plus être celle de l'ouvrier individuel, comme au Moyen-Age, mais celle de tout l'ensemble des ouvriers.

Quand les travailleurs organiseront le travail au profit des travailleurs, c'est-à-dire, de tout le monde, ils sauront de nouveau ce que c'est que l'art.

Si cette révolution sociale ne se faisait pas (même elle se fera nécessairement), l'art serait assuré de périr, et il n'y en aurait pas plus finalement pour le riche que pour le pauvre.

Il est donc très important pour les ouvriers de noter comment le capitalisme les a privé d'art.

Car ce mot signifie réellement le plaisir de la vie, rien de moins.

Je les conjure de ne pas considérer comme une chose d'importance légère, mais comme un mal des plus graves, le fait que leur travail est dénué d'attrait et leurs foyers dénués de beauté.

Et je les assure que ce mal n'est pas un accident, n'est pas un résultat de l'insouciance et des tracas de la vie moderne, qu'un homme de la bourgeoisie un peu bien pensant pourrait corriger.

Ce n'est pas un mal accidentel, guérissable par des remèdes palliatifs et temporaires ; c'est la résultante de la sujétion du pauvre au riche, et en même temps, c'est le symbole le plus évident de cette sujétion.

Une seule chose peut le guérir : l'aboutissement de cette lutte de classe qui est heureusement en progrès à l'heure qu'il est, et qui se terminera par l'abolition de toutes les classes. 

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