Blaise Pascal - Les Provinciales, Neuvième lettre (1656)
Submitted by Anonyme (non vérifié)HUITIÈME LETTRE
ÉCRITE À UN PROVINCIAL
PAR UN DE SES AMIS.
De Paris, ce 3 juillet 1656.
MONSIEUR,
Je ne vous ferai pas plus de compliment que le bon Père m’en fit la dernière fois que je le vis. Aussitôt qu’il m’aperçut, il vint à moi et me dit, en regardant dans un livre qu’il tenait à la main : Qui vous ouvrirait le Paradis, ne vous obligerait-il pas parfaitement ? Ne donneriez-vous pas les millions d’or pour en avoir une clef, et entrer dedans quand bon vous semblerait ? Il ne faut point entrer en de si grands frais ; en voici une, voire cent, à meilleur compte. Je ne savais si le bon Père lisait, ou s’il parlait de lui-même. Mais il m’ôta de peine en disant : Ce sont les premières paroles d’un beau livre du P. Barry de notre Société, car je ne dis jamais rien de moi-même. Quel livre, lui dis-je, mon Père ? En voici le titre, dit-il : Le Paradis ouvert à Philagie, par cent dévotions à la Mère de Dieu, aisées à pratiquer. Eh quoi ! mon Père, chacune de ces dévotions aisées suffit pour ouvrir le ciel ? Oui, dit-il ; voyez-le encore dans la suite des paroles que vous avez ouïes : Tout autant de dévotions à la Mère de Dieu que vous trouverez en ce livre sont autant de clefs du ciel qui vous ouvriront le Paradis tout entier, pourvu que vous les pratiquiez : et c’est pourquoi il dit dans la conclusion, qu’il est content si on en pratique une seule.
Apprenez-m’en donc quelqu’une des plus faciles, mon Père. Elles le sont toutes, répondit-il : par exemple, saluer la sainte Vierge au rencontre de ses images ; dire le petit chapelet des dix plaisirs de la Vierge ; prononcer souvent le nom de Marie ; donner commission aux Anges de lui faire la révérence de notre part ; souhaiter de lui bâtir plus d’églises que n’ont fait tous les monarques ensemble ; lui donner tous les matins le bonjour, et sur le tard le bonsoir ; dire tous les jours l’Ave Maria, en l’honneur du cœur de Marie. Et il dit que cette dévotion-là assure, de plus, d’obtenir le cœur de la Vierge. Mais, mon Père, lui dis-je, c’est pourvu qu’on lui donne aussi le sien ? Cela n’est pas nécessaire, dit-il, quand on est trop attaché au monde. Écoutez-le : Cœur pour cœur, ce serait bien ce qu’il faut ; mais le vôtre est un peu trop attaché et tient un peu trop aux créatures : ce qui fait que je n’ose vous inviter à offrir aujourd’hui ce petit esclave que vous appelez votre cœur. Et ainsi il se contente de l’Ave Maria, qu’il avait demandé. Ce sont les dévotions des pages 33, 59, 145, 156, 172, 258 et 420 de la première édition. Cela est tout à fait commode, lui dis-je, et je crois qu’il n’y aura personne de damné après cela. Hélas ! dit le Père, je vois bien que vous ne savez pas jusqu’où va la dureté du cœur de certaines gens ! Il y en a qui ne s’attacheraient jamais à dire tous les jours ces deux paroles, bonjour, bonsoir, parce que cela ne se peut faire sans quelque application de mémoire. Et ainsi il a fallu que le P. Barry leur ait fourni des pratiques encore plus faciles, comme d’avoir jour et nuit un chapelet au bras en forme de bracelet, ou de porter sur soi un rosaire, ou bien une image de la Vierge. Ce sont là les dévotions des pages 14, 326 et 447. Et puis dites que je ne vous fournis pas des dévotions faciles pour acquérir les bonnes grâces de Marie, comme dit le Père Barry, page 106. Voilà, mon Père, lui dis-je, l’extrême facilité. Aussi, dit-il, c’est tout ce qu’on a pu faire, et je crois que cela suffira ; car il faudrait être bien misérable pour ne vouloir pas prendre un moment en toute sa vie pour mettre un chapelet à son bras, ou un rosaire dans sa poche, et assurer par là son salut avec tant de certitude, que ceux qui en font l’épreuve n’y ont jamais été trompés, de quelque manière qu’ils aient vécu, quoique nous conseillions de ne laisser pas de bien vivre. Je ne vous en rapporterai que l’exemple de la page 34 d’une femme qui, pratiquant tous les jours la dévotion de saluer les images de la Vierge, vécut toute sa vie en péché mortel, et mourut enfin dans cet état, et qui ne laissa pas d’être sauvée par le mérite de cette dévotion. Et comment cela ? m’écriai-je. C’est, dit-il, que Notre-Seigneur la fit ressusciter exprès. Tant il est sûr qu’on ne peut périr quand on pratique quelqu’une de ces dévotions.
En vérité, mon Père, je sais que les dévotions à la Vierge sont un puissant moyen pour le salut, et que les moindres sont d’un grand mérite, quand elles partent d’un mouvement de foi et de charité, comme dans les saints qui les ont pratiquées. Mais de faire accroire à ceux qui en usent sans changer leur mauvaise vie, qu’ils se convertiront à la mort, ou que Dieu les ressuscitera, c’est ce que je trouve bien plus propre à entretenir les pécheurs dans leurs désordres, par la fausse paix que cette confiance téméraire apporte, qu’à les en retirer par une véritable conversion que la grâce seule peut produire. Qu’importe, dit le Père, par où nous entrions dans le Paradis, moyennant que nous y entrions ? comme dit sur un semblable sujet notre célèbre P. Binet, qui a été notre Provincial, en son excellent livre De la marque de Prédestination, n. 31, p. 130 de la quinzième édition. Soit de bond ou de volée, que nous en chaut-il, pourvu que nous prenions la ville de gloire ? comme dit encore ce Père au même lieu. J’avoue, lui dis-je, que cela n’importe ; mais la question est de savoir si on y entrera. La Vierge, dit-il, en répond : voyez-le dans les dernières lignes du livre du P. Barry : S’il arrivait qu’à la mort l’ennemi eût quelque prétention sur vous, et qu’il y eût du trouble dans la petite république de vos pensées, vous n’avez qu’à dire que Marie répond pour vous, et que c’est à elle qu’il faut s’adresser.
Mais, mon Père, qui voudrait pousser cela vous embarrasserait ; car enfin qui nous a assuré que la Vierge en répond ? Le P. Barry, dit-il, en répond pour elle, page 465 : Quant au profit et bonheur qui vous en reviendra, je vous en réponds, et me rends pleige pour la bonne Mère. Mais, mon Père, qui répondra pour le P. Barry ? Comment ! dit le Père, il est de notre Compagnie. Et ne savez-vous pas encore que notre Société répond de tous les livres de nos Pères ? Il faut vous apprendre cela ; il est bon que vous le sachiez. Il y a un ordre dans notre Société, par lequel il est défendu à toutes sortes de Libraires d’imprimer aucun ouvrage de nos Pères sans l’approbation des théologiens de notre Compagnie, et sans la permission de nos supérieurs. C’est un règlement fait par Henri III, le 10 mai 1583, et confirmé par Henri IV, le 20 décembre 1603, et par Louis XIII, le 14 février 1612 : de sorte que tout notre corps est responsable des livres de chacun de nos Pères. Cela est particulier à notre Compagnie ; et de là vient qu’il ne sort aucun ouvrage de chez nous qui n’ait l’esprit de la Société. Voilà ce qu’il était à propos de vous apprendre. Mon Père, lui dis-je, vous m’avez fait plaisir, et je suis fâché seulement de ne l’avoir pas su plus tôt, car cette connaissance engage à avoir bien plus d’attention pour vos auteurs. Je l’eusse fait, dit-il, si l’occasion s’en fût offerte ; mais profitez-en à l’avenir, et continuons notre sujet.
Je crois vous avoir ouvert des moyens d’assurer son salut assez faciles, assez sûrs et en assez grand nombre ; mais nos Pères souhaiteraient bien qu’on n’en demeurât pas à ce premier degré, où l’on ne fait que ce qui est exactement nécessaire pour le salut. Comme ils aspirent sans cesse à la plus grande gloire de Dieu, ils voudraient élever les hommes à une vie plus pieuse. Et parce que les gens du monde sont d’ordinaire détournés de la dévotion par l’étrange idée qu’on leur en a donnée, nous avons cru qu’il était d’une extrême importance de détruire ce premier obstacle ; et c’est en quoi le P. Le Moyne a acquis beaucoup de réputation par le livre de la Dévotion aisée, qu’il a fait à ce dessein. C’est là qu’il fait une peinture tout à fait charmante de la dévotion. Jamais personne ne l’a connue comme lui. Apprenez-le par les premières paroles de cet ouvrage : La vertu ne s’est encore montrée à personne ; on n’en a point fait de portrait qui lui ressemble. Il n’y a rien d’étrange qu’il y ait eu si peu de presse à grimper sur son rocher. On en a fait une fâcheuse qui n’aime que la solitude ; on lui a associé la douleur et le travail ; et enfin on l’a faite ennemie des divertissements et des jeux qui sont la fleur de la joie et l’assaisonnement de la vie. C’est ce qu’il dit, page 92.
Mais, mon Père, je sais bien au moins qu’il y a de grands saints dont la vie a été extrêmement austère. Cela est vrai, dit-il ; mais aussi il s’est toujours vu des saints polis et des dévots civilisés, selon ce Père, page 191 ; et vous verrez, page 86, que la différence de leurs mœurs vient de celle de leurs humeurs. Écoutez-le. Je ne nie pas qu’il ne se voie des dévots qui sont pâles et mélancoliques de leur complexion, qui aiment le silence et la retraite, et qui n’ont que du flegme dans les veines et de la terre sur le visage. Mais il s’en voit assez d’autres qui sont d’une complexion plus heureuse, et qui ont abondance de cette humeur douce et chaude, et de ce sang bénin et rectifié qui fait la joie.
Vous voyez de là que l’amour de la retraite et du silence n’est pas commun à tous les dévots ; et que, comme je vous le disais, c’est l’effet de leur complexion plutôt que de la piété. Au lieu que ces mœurs austères dont vous parlez sont proprement le caractère d’un sauvage et d’un farouche. Aussi vous les verrez placées entre les mœurs ridicules et brutales d’un fou mélancolique, dans la description que le P. Le Moyne en a faite au 7e livre de ses Peintures morales. En voici quelques traits. Il est sans yeux pour les beautés de l’art et de la nature. Il croirait s’être chargé d’un fardeau incommode, s’il avait pris quelque matière de plaisir pour soi. Les jours de fête, il se retire parmi les morts. Il s’aime mieux dans un tronc d’arbre ou dans une grotte que dans un palais ou sur un trône. Quant aux affronts et aux injures, il y est aussi insensible que s’il avait des yeux et des oreilles de statue. L’honneur et la gloire sont des idoles qu’il ne connaît point, et pour lesquelles il n’a point d’encens à offrir. Une belle personne lui est un spectre. Et ces visages impérieux et souverains, ces agréables tyrans qui font partout des esclaves volontaires et sans chaînes, ont le même pouvoir sur ses yeux que le soleil sur ceux des hiboux, etc.
Mon Révérend Père, je vous assure que si vous ne m’aviez dit que le P. Le Moyne est l’auteur de cette peinture, j’aurais dit que c’eût été quelque impie qui l’aurait faite à dessein de tourner les saints en ridicule. Car, si ce n’est là l’image d’un homme tout à fait détaché des sentiments auxquels l’Évangile oblige de renoncer, je confesse que je n’y entends rien. Voyez donc, dit-il, combien vous vous y connaissez peu ; car ce sont là des traits d’un esprit faible et sauvage, qui n’a pas les affections honnêtes et naturelles qu’il devrait avoir, comme le P. Le Moyne le dit dans la fin de cette description. C’est par ce moyen qu’il enseigne la vertu et la philosophie chrétiennes, selon le dessein qu’il en avait dans cet ouvrage, comme il le déclare dans l’avertissement. Et, en effet, on ne peut nier que cette méthode de traiter de la dévotion n’agrée tout autrement au monde que celle dont on se servait avant nous. Il n’y a point de comparaison, lui dis-je, et je commence à espérer que vous me tiendrez parole. Vous le verrez bien mieux, dans la suite, dit-il ; je ne vous ai encore parlé de la piété qu’en général. Mais, pour vous faire voir en détail combien nos Pères en ont ôté de peines, n’est-ce pas une chose pleine de consolation pour les ambitieux, d’apprendre qu’ils peuvent conserver une véritable dévotion avec un amour désordonné pour les grandeurs ? Eh quoi ! mon Père, avec quelque excès qu’ils les recherchent ? Oui, dit-il ; car ce ne serait toujours que péché véniel, à moins qu’on désirât les grandeurs pour offenser Dieu ou l’État plus commodément. Or les péchés véniels n’empêchent pas d’être dévot, puisque les plus grands saints n’en sont pas exempts. Écoutez donc Escobar, tr. 2, ex. 2, n. 17 : L’ambition, qui est un appétit désordonné des charges et des grandeurs, est de soi-même un péché véniel ; mais, quand on désire ces grandeurs pour nuire à l’État, ou pour avoir plus de commodité d’offenser Dieu, ces circonstances extérieures le rendent mortel.
Cela est assez commode, mon Père. Et n’est-ce pas encore, continua-t-il, une doctrine bien douce, pour les avares de dire, comme fait Escobar, au tr. 5, ex. 5, n. 154 : Je sais que les riches ne pèchent point mortellement quand ils ne donnent point l’aumône de leur superflu dans les grandes nécessités des pauvres : Scio in gravi pauperum necessitate divites non dando superflua, non peccare mortaliter ? En vérité, lui dis-je, si cela est, je vois bien que je ne me connais guère en péchés. Pour vous le montrer encore mieux, dit-il, ne pensez-vous pas que la bonne opinion de soi-même, et la complaisance qu’on a pour ses ouvrages, est un péché des plus dangereux ? Et ne serez-vous pas bien surpris si je vous fais voir qu’encore même que cette bonne opinion soit sans fondement, c’est si peu un péché, que c’est au contraire un don de Dieu ? Est-il possible, mon Père ? Oui, dit-il, et c’est ce que nous a appris notre grand P. Garasse, dans son livre français intitulé : Somme des vérités capitales de la Religion, p. 2, p. 419. C’est un effet, dit-il, de justice commutative, que tout travail honnête soit récompensé ou de louange, ou de satisfaction… Quand les bons esprits font un ouvrage excellent, ils sont justement récompensés par les louanges publiques. Mais quand un pauvre esprit travaille beaucoup pour ne rien faire qui vaille, et qu’il ne peut ainsi obtenir de louanges publiques, afin que son travail ne demeure pas sans récompense, Dieu lui en donne une satisfaction personnelle qu’on ne peut lui envier sans une injustice plus que barbare. C’est ainsi que Dieu, qui est juste, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant.
Voilà, lui dis-je, de belles décisions en faveur de la vanité, de l’ambition et de l’avarice. Et l’envie, mon Père, sera-t-elle plus difficile à excuser ? Ceci est délicat, dit le Père. Il faut user de la distinction du P. Bauny, dans sa Somme des péchés. Car son sentiment, c. 7, p. 123, de la cinquième et sixième édition, est que l’envie du bien spirituel du prochain est mortelle, mais que l’envie du bien temporel n’est que vénielle. Et par quelle raison, mon Père ? Écoutez-la me dit-il. Car le bien qui se trouve ès choses temporelles est si mince, et de si peu de conséquence pour le ciel, qu’il est de nulle considération devant Dieu et ses saints. Mais mon Père, si ce bien est si mince et de si petite considération, comment permettez-vous de tuer les hommes pour le conserver ? Vous prenez mal les choses, dit le Père : on vous dit que le bien est de nulle considération devant Dieu, mais non pas devant les hommes. Je ne pensais pas à cela, lui dis-je ; et j’espère que, par ces distinctions-là, il ne restera plus de péchés mortels au monde. Ne pensez pas cela, dit le Père, car il y en a qui sont toujours mortels de leur nature, comme par exemple la paresse.
Ô mon Père ! lui dis-je, toutes les commodités de la vie sont donc perdues ? Attendez, dit le Père, quand vous aurez vu la définition de ce vice qu’Escobar en donne, tr. 2, ex. 2, num. 81, peut-être en jugerez-vous autrement ; écoutez-la. La paresse est une tristesse de ce que les choses spirituelles sont spirituelles, comme serait de s’affliger de ce que les sacrements sont la source de la grâce ; et c’est un péché mortel. Ô mon Père ! lui dis-je, je ne crois pas que personne se soit jamais avisé d’être paresseux en cette sorte. Aussi, dit le Père, Escobar dit ensuite, n. 105 : J’avoue qu’il est bien rare que personne tombe jamais dans le péché de paresse. Comprenez-vous bien par là combien il importe de bien définir les choses ? Oui, mon Père, lui dis-je et je me souviens sur cela de vos autres définitions de l’assassinat, du guet-apens et des bien superflus. Et d’où vient, mon Père, que vous n’étendez pas cette méthode à toutes sortes de cas, pour donner à tous les péchés des définitions de votre façon, afin qu’on ne péchât plus en satisfaisant ses plaisirs ?
Il n’est pas toujours nécessaire, me dit-il, de changer pour cela les définitions des choses. Vous l’allez voir sur le sujet de la bonne chère, qui passe pour un des plus grands plaisirs de la vie, et qu’Escobar permet en cette sorte, n. 102, dans la pratique selon notre Société : Est-il permis de boire et manger tout son saoul sans nécessité, et pour la seule volupté ? Oui, certainement, selon Sanchez, pourvu que cela ne nuise point à la santé, parce qu’il est permis à l’appétit naturel de jouir des actions qui lui sont propres : an comedere, et bibere usque ad satietatem absque necessitate ob solam voluptatem, sit peccatum ? Cum Sanctio negative respondeo, modo non obsit valetudini, quia licite potest appetitus naturalis suis actibus frui. Ô mon Père ! lui dis-je, voilà le passage le plus complet, et le principe le plus achevé de toute votre morale, et dont on peut tirer d’aussi commodes conclusions. Eh quoi ! la gourmandise n’est donc pas même un péché véniel ? Non pas, dit-il, en la manière que je viens de dire ; mais elle serait péché véniel selon Escobar, n. 56, si, sans aucune nécessité, on [se gorgeait] de boire et de manger jusqu’à vomir : si quis se usque ad vomitum ingurgitet.
Cela suffit sur ce sujet, et je veux maintenant vous parler des facilités que nous avons apportées pour faire éviter le péché dans les conversations et dans les intrigues du monde. Une chose des plus embarrassantes qui s’y trouve est d’éviter le mensonge, et surtout quand on voudrait bien faire accroire une chose fausse. C’est à quoi sert admirablement notre doctrine des équivoques, par laquelle il est permis d’user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre sens qu’on ne les entend soi-même, comme dit Sanchez, Op. Mor., p. 2, l. 3, ch. 6, n. 13. Je sais cela, mon Père, lui dis-je. Nous l’avons tant publié, continua-t-il, qu’à la fin tout le monde en est instruit. Mais savez-vous bien comment il faut faire quand on ne trouve point de mots équivoques ? Non, mon Père. Je m’en doutais bien, dit-il ; cela est nouveau : c’est la doctrine des restrictions mentales. Sanchez la donne au même lieu : On peut jurer, dit-il, qu’on n’a pas fait une chose, quoiqu’on l’ait faite effectivement, en entendant en soi-même qu’on ne l’a pas faite un certain jour ou avant qu’on fût né, ou en sous-entendant quelque autre circonstance pareille, sans que les paroles dont on se sert aient aucun sens qui le puisse faire connaître ; et cela est fort commode en beaucoup de rencontres, et est toujours très juste quand cela est nécessaire ou utile pour la santé, l’honneur ou le bien.
Comment ! mon Père, et n’est-ce pas là un mensonge, et même un parjure ? Non, dit le Père : Sanchez le prouve au même lieu, et notre P. Filiutius aussi, tr. 25, c. II, n. 331 ; parce, dit-il, que c’est l’intention qui règle la qualité de l’action. Et il y donne encore, n. 328, un autre moyen plus sûr d’éviter le mensonge : c’est qu’après avoir dit tout haut : Je jure que je n’ai point fait cela, on ajoute tout bas, aujourd’hui ; ou qu’après avoir dit tout haut : Je jure, on dise tout bas, que je dis, et que l’on continue ensuite tout haut, que je n’ai point fait cela. Vous voyez bien que c’est dire la vérité. Je l’avoue, lui dis-je ; mais nous trouverions peut-être que c’est dire la vérité tout bas, et un mensonge tout haut : outre que je craindrais que bien des gens n’eussent pas assez de présence d’esprit pour se servir de ces méthodes. Nos Pères, dit-il, ont enseigné au même lieu, en faveur de ceux qui ne sauraient pas user de ces restrictions, qu’il leur suffit, pour ne point mentir, de dire simplement qu’ils n’ont point fait ce qu’ils ont fait, pourvu qu’ils aient en général l’intention de donner à leurs discours le sens qu’un habile homme y donnerait.
Dites la vérité, il vous est arrivé bien des fois d’être embarrassé, manque de cette connaissance ? Quelquefois, lui dis-je. Et n’avouerez-vous pas de même, continua-t-il, qu’il serait souvent bien commode d’être dispensé en conscience de tenir de certaines paroles qu’on donne ? Ce serait, lui dis-je, mon Père, la plus grande commodité du monde ! Écoutez donc Escobar au tr. 3, ex. 3, n. 48, où il donne cette règle générale : Les promesses n’obligent point, quand on n’a point intention de s’obliger en les faisant. Or il n’arrive guère qu’on ait cette intention, à moins que l’on les confirme par serment ou par contrat : de sorte que, quand on dit simplement : Je le ferai, on entend qu’on le fera si l’on ne change de volonté : car on ne veut pas se priver par là de sa liberté. Il en donne d’autres que vous y pouvez voir vous-même ; et il dit à la fin, que tout cela est pris de Molina et de nos autres auteurs : Omnia ex Molina et aliis. Et ainsi on n’en peut pas douter.
Ô mon Père ! lui dis-je, je ne savais pas que la direction d’intention eût la force de rendre les promesses nulles. Vous voyez, dit le Père, que voilà une grande facilité pour le commerce du monde ; mais ce qui nous a donné le plus de peine a été de régler les conversations entre les hommes et les femmes, car nos Pères sont plus réservés sur ce qui regarde la chasteté. Ce n’est pas qu’ils ne traitent des questions assez curieuses et assez indulgentes, et principalement pour les personnes mariées ou fiancées. J’appris sur cela les questions les plus extraordinaires qu’on puisse s’imaginer ; il m’en donna de quoi remplir plusieurs lettres ; mais je ne veux pas seulement en marquer les citations, parce que vous faites voir mes lettres à toutes sortes de personnes, et je ne voudrais pas donner l’occasion de cette lecture à ceux qui n’y chercheraient que leur divertissement.
La seule chose que je puis vous marquer de ce qu’il me montra dans leurs livres, même français, est ce que vous pouvez voir dans la Somme des péchés du P. Bauny, p. 165, de certaines petites privautés qu’il y explique, pourvu qu’on dirige bien son intention, comme à passer pour galant : et vous serez surpris d’y trouver, p. 148, un principe de morale touchant le pouvoir qu’il dit que les filles ont de disposer de leur virginité sans leurs parents. Voici ses termes : Quand cela se fait du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de s’en plaindre, ce n’est pas néanmoins que ladite fille, ou celui à qui elle s’est prostituée, lui aient fait aucun tort, ou violé pour son égard la justice ; car la fille est en possession de sa virginité aussi bien que de son corps ; elle en peut faire ce que bon lui semble, à l’exclusion de la mort ou du retranchement de ses membres. Jugez par là du reste. Je me souvins sur cela d’un passage d’un poète païen, qui a été meilleur casuiste que ces Pères, puisqu’il a dit : Que la virginité d’une fille ne lui appartient pas tout entière, qu’une partie appartient au père et l’autre à la mère, sans lesquels elle n’en peut disposer même pour le mariage. Et je doute qu’il y ait aucun juge qui ne prenne pour une loi le contraire de cette maxime du P. Bauny.
Voilà tout ce que je puis dire de tout ce que j’entendis, et qui dura si longtemps, que je fus obligé de prier enfin le Père de changer de matière. Il le fit et m’entretint de leurs règlements pour les habits des femmes en cette sorte. Nous ne parlerons point, dit-il, de celles qui auraient l’intention impure ; mais, pour les autres, Escobar dit au tr. I, ex. 8, n. 5 : Si on se pare sans mauvaise intention, mais seulement pour satisfaire l’inclination naturelle qu’on a à la vanité, ob naturalem fastus inclinationem, ou ce n’est qu’un péché véniel, ou ce n’est point péché du tout. Et le P. Bauny, en sa Somme des péchés, Ch. 46, p. 1094, dit : Que bien que la femme eût connaissance du mauvais effet que sa diligence à se parer opérerait et au corps et en l’âme de ceux qui la contempleraient ornée de riches et précieux habits, qu’elle ne pécherait néanmoins en s’en servant. Et il cite, entre autres, notre P. Sanchez pour être du même avis.
Mais, mon Père, que répondent donc vos auteurs aux passages de l’Écriture, qui parlent avec tant de véhémence contre les moindres choses de cette sorte ? Lessius, dit le Père, y a doctement satisfait, De Just., l. 4, c. 4, d. 14, n. 114, en disant : Que ces passages de l’Écriture n’étaient des préceptes qu’à l’égard des femmes de ce temps-là, pour donner par leur modestie un exemple d’édification aux païens. Et d’où a-t-il pris cela, mon Père ? Il n’importe pas d’où il l’ait pris ; il suffit que les sentiments de ces grands hommes-là sont toujours probables d’eux-mêmes. Mais le P. Le Moyne a apporté une modération à cette permission générale, car il ne le veut point du tout souffrir aux vieilles : c’est dans sa Dévotion aisée, et, entre autres, pages 127, 157, 163. La jeunesse, dit-il, peut-être parée de droit naturel. Il peut-être permis de se parer en un âge qui est la fleur et la verdure des ans. Mais il en faut demeurer là : le contretemps serait étrange de chercher des roses sur la neige. Ce n’est qu’aux étoiles qu’il appartient d’être toujours au bal, parce qu’elles ont le don de jeunesse perpétuelle. Le meilleur donc en ce point serait de prendre conseil de la raison et d’un bon miroir, de se rendre à la bienséance et à la nécessité, et de se retirer quand la nuit approche. Cela est tout à fait judicieux, lui dis-je. Mais, continua-t-il, afin que vous voyiez combien nos Pères ont eu soin de tout, je vous dirai que, donnant permission aux femmes de jouer, et voyant que cette permission leur serait souvent inutile, si on ne leur donnait aussi le moyen d’avoir de quoi jouer, ils ont établi une autre maxime en leur faveur, qui se voit dans Escobar, au chap. du larcin, tr. I, ex. 9, n. 13. Une femme, dit-il, peut jouer et prendre pour cela de l’argent à son mari.
En vérité, mon Père, cela est bien achevé. Il y a bien d’autres choses néanmoins, dit le Père ; mais il faut les laisser pour parler des maximes plus importantes, qui facilitent l’usage des choses saintes comme, par exemple, la manière d’assister à la Messe. Nos grands théologiens, Gaspard Hurtado, De Sacr., to. 2, d. 5, dist. 2, et Coninck, q. 83, a. 6, n. 197, ont enseigné sur ce sujet, qu’il suffit d’être présent à la Messe de corps, quoiqu’on soit absent d’esprit, pourvu qu’on demeure dans une contenance respectueuse extérieurement. Et Vasquez passe plus avant, car il dit qu’on satisfait au précepte d’ouïr la Messe, encore même qu’on ait l’intention de n’en rien faire. Tout cela est aussi dans Escobar, tr. I, ex. II, n. 74 et 107 ; et encore au tr. I, ex. I, n. 116, où il l’explique par l’exemple de ceux qu’on mène à la Messe par force, et qui ont l’intention expresse de ne la point entendre. Vraiment, lui dis-je, je ne le croirais jamais, si un autre me le disait. En effet, dit-il, cela a quelque besoin de l’autorité de ces grands hommes ; aussi bien que ce que dit Escobar, au tr I, ex. II, n. 31 : Qu’une méchante intention, comme de regarder des femmes avec un désir impur, jointe à celle d’ouïr la Messe comme il faut, n’empêche pas qu’on s’y satisfasse : Nec obest alia prava intentio, ut aspiciendi libidinose feminas.
Mais on trouve encore une chose commode dans notre savant Turrianus, Select., p. 2, d. 16, dub. 7 : Qu’on peut ouir la moitié d’une même Messe d’un prêtre, et ensuite une autre moitié d’un autre, et mime qu’on peut ouïr d’abord la fin de l’une, et ensuite le commencement d’une autre. Et je vous dirai de plus qu’on a permis encore d’ouïr deux moitiés de Messe en même temps de deux différents prêtres, lorsque l’un commence la Messe quand l’autre en est à l’Élévation ; parce qu’on peut avoir l’attention à ces deux côtés à la fois, et que deux moitiés de Messe font une Messe entière : Duoe medietates unam missam constituant. C’est ce qu’ont décidé nos Pères Bauny, tr. 6, q. 9, p. 312 ; Hurtado, De Sacr., to. 2, De Missa, d. 5, diff. 4 ; Azorius, p. I, l. 7, cap. 3, q. 3, Escobar, tr. I, ex. II, n. 73, dans le chapitre De la Pratique pour ouïr la Messe selon notre Société. Et vous verrez les conséquences qu’il en tire dans ce même livre, des éditions de Lyon, des années 1644 et 1646, en ces termes : De là je conclus que vous pouvez ouïr la Messe en très peu de temps : si, par exemple, vous rencontrez quatre Messes à la fois, qui soient tellement assorties que, quand l’une commence, l’autre soit à l’Évangile, une autre à la Consécration et la dernière à la Communion. Certainement, mon Père, on entendra la Messe dans Notre-Dame en un instant par ce moyen. Vous voyez donc, dit-il, qu’on ne pouvait pas mieux faire pour faciliter la manière d’ouïr la Messe.
Mais je veux vous faire voir maintenant comment on a adouci l’usage des sacrements, et surtout de celui de la pénitence ; car c’est là où vous verrez la dernière bénignité de la conduite de nos Pères ; et vous admirerez que la dévotion, qui étonnait tout le monde, ait pu être traitée par nos Pères avec une telle prudence, qu’ayant abattu cet épouvantail que les démons avaient mis à sa porte, ils l’aient rendue plus facile que le vice, et plus aisée que la volupté ; en sorte que le simple vivre est incomparablement plus malaisé que le bien vivre, pour user des termes du P. Le Moyne, p. 244 et 291 de sa Dévotion aisée. N’est-ce pas là un merveilleux changement ? En vérité, lui dis-je, mon Père, je ne puis m’empêcher de vous dire ma pensée : Je crains que vous ne preniez mal vos mesures, et que cette indulgence ne soit capable de choquer plus de monde que d’en attirer. Car la Messe, par exemple, est une chose si grande et si sainte, qu’il suffirait, pour faire perdre à vos auteurs toute créance dans l’esprit de plusieurs personnes, de leur montrer de quelle manière ils en parlent. Cela est bien vrai, dit le Père, à l’égard de certaines gens ; mais ne savez-vous pas que nous nous accommodons à toute sorte de personnes ? Il semble que vous ayez perdu la mémoire de ce que je vous ai dit si souvent sur ce sujet. Je veux donc vous en entretenir la première fois à loisir, en différant pour cela notre entretien des adoucissements de la confession. Je vous le ferai si bien entendre, que vous ne l’oublierez jamais. Nous nous séparâmes là-dessus ; et ainsi je m’imagine que notre première conversation sera de leur politique. Je suis, etc.