15 Jan 2014

Homère - L'Illiade - Chants XXI à XXIV

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CHANT XXI

 Mais lorsque les Troyens arrivèrent au gué du fleuve :  au beau cours, du Xanthe aux eaux tourbillonnantes, que Zeus immortel avait engendré, Achille, ayant  coupé leur armée en deux, poursuivit les uns à travers la plaine, du côté de la ville, par où, la veille, les Achéens s'enfuyaient effrayés, quand le glorieux Hector déployait sa fureur. Par là donc s'écoulait en fuyant une partie des Troyens. Héra, pour retarder leur fuite, étendit devant eux un nuage compact. L'autre moitié roula dans le fleuve profond, aux tourbillons d'argent. Les Troyens y tombèrent avec un grand fracas ; le lit des eaux profondes se remplit de vacarme, et les rives poussèrent 

 

     A ce moment, le descendant de Zeus laissa là, sur la berge, sa lance appuyée contre un tamaris ; et, armé seulement d'un poignard, il s'élança pareil à un démon, car son cœur méditait de sinistres exploits. Il frappait en se tournant en tous sens ; et, des guerriers que tournait son épée, s'élevait un gémissement lamentable, et l'eau se rougissait de sang. De même que, devant un monstrueux dauphin, les autres poissons s'enfuient et vont, épouvantés, remplir les profonds retraits d'un refuge en lieu sûr, car il dévore tous ceux qu'il a saisis ; de même, les Troyens, en descendant les courants du redoutable fleuve, se blottissaient sous les escarpements. Achille alors, dès qu'il eut les mains lasses à force de tuer, choisit vivants et retira du fleuve douze jeunes garçons, destinés à venger la mort de Patrocle fils de Ménœtios. Il les amena sur la berge, peureux comme des faons, leur lia les mains derrière le dos avec les courroies bien taillées qu'ils portaient eux-mêmes sur leurs souples tuniques, et les remit à ses compagnons, pour qu'ils les conduisissent auprès des vaisseaux creux. Puis, ardent à déchirer, il reprit de nouveau son élan.

 

   Ce fut alors qu'il rencontra un fils de Priam issu de Dardanos, qui fuyait hors du fleuve, Lycaon, qu'il avait naguère, dans une attaque de nuit, surpris et par force emmené du verger paternel. Lycaon coupait, avec un bronze aigu, les jeunes pousses d'un figuier sauvage, pour en faire une rampe de char, quand le divin Achille, malheur inattendu, arriva sur lui. Il le fit alors monter sur ses vaisseaux et conduire à Lemnos, île bien située. Le fils de Jason lui en donna le prix. Mais un de ses hôtes, Éétion d'Imbros, le délivra de là, l'acquit à grand coût et l'envoya dans la divine Arisbé. S'échappant alors, Lycaon revint dans la maison paternelle. Onze jours durant, à son retour de Lemnos, il se divertit le cœur avec ses amis. Mais au douzième, un dieu le jeta derechef entre les mains d'Achille, qui devait envoyer chez Hadès sans qu'il voulût s'y rendre. Aussitôt donc que le divin Achille aux pieds infatigables l'eût aperçu nu, sans casque et sans bouclier, n'ayant pas même une pique, car il avait jeté tout cela par terre, tant la sueur l'épuisait dans sa fuite hors du fleuve, et tant la fatigue lui domptait les genoux, Achille, indigné, dit alors à son cœur au valeureux courage :

 

    — Ah ! voici qu un grand prodige apparaît à mes yeux. Les Troyens au grand cœur que j'ai déjà tués, vont-ils donc remonter du couchant ténébreux, puisque celui-ci, échappant au jour de servitude, est revenu de la très sainte Lemnos où je l'avais transporté, et que l'étendue de la mer écumante, qui malgré eux retient tant de mortels, ne l'a pas arrêté ? Mais allons ! qu'il goûte aussi la pointe de ma lance, afin que je voie de mes yeux et que je sache s'il reviendra pareillement de là-bas, ou si la terre qui entretient la vie saura le retenir, elle qui retient même le plus fort.»

 

    Ainsi pensait-il, tout en restant sur place. D'Achille alors, Lycaon effaré s'approcha, brûlant de lui toucher les genoux, car il voulait ardemment en son cœur échapper à la mort affreuse et au sombre Génie. Mais le divin Achille, brûlant de le blesser, leva sa longue lance. Lycaon courut en se baissant se jeter à ses pieds et prendre ses genoux. La lance rasa le dos du Troyen et s'en alla se planter dans la terre, malgré son désir de se gorger de chair d'homme. Mais Lycaon, en lui touchant les genoux d'une main, implorait Achille, retenait de l'autre la lance aiguisée et ne la lâchait point. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés : — Je suis à tes genoux, Achille ; et toi, respecte-moi et me prends en pitié. Je suis pour toi, nourrisson de Zeus, un suppliant qui a droit au respect. Car c'est chez toi, pour la première fois, que j'ai mangé chez un maître le blé de Déméter, le jour où tu me pris dans un verger bien entretenu. Tu me fis passer ensuite dans la très sainte Lemnos, m'emmenant loin de mon père et de mes amis. Je te fis gagner le prix de cent bœufs. Depuis lors, j'ai été délivré, en ayant rapporté trois fois autant. Cette aurore est la douzième depuis que je suis revenu dans Ilion, après bien des revers. Et maintenant, le Destin pernicieux m'a de nouveau remis entre tes mains. Je dois être sans doute en haine à Zeus Père, puisqu'il me livre encore à toi. C'est pour une vie brève que m'enfanta ma mère, Laothoé, fille du vieil Altès, de cet Altès qui règne sur les belliqueux Lélèges et qui possède, sur le Satnioïs, la ville escarpée de Pédasos. Priam obtint sa fille, et la mit au nombre de ses autres épouses. Nous sommes deux à être nés d elle, et tu nous auras égorgés tous deux. Tu as déjà dompté, au milieu des premiers fantassins, Polydore rival des dieux, puisque tu le frappas de ta lance aiguë. Et maintenant, c'est ici que pour moi surviendra le malheur, car je ne crois pas que j'évite tes mains, puisque c'est un démon qui m a conduit vers toi. Mais j'ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. Ne me tue pas, puisque je ne suis pas du même ventre qu Hector, qui a tué ton doux et valeureux ami.»

 

    Ainsi parla le fils illustre de Priam, en suppliant Achille par des paroles. Mais elle ne fut pas douce la voix qu'il entendit :

 

 — Insensé ! ne fais pas luire de rançons, et ne m'en parle pas. Avant que Patrocle eût atteint le jour fatal, mon cœur jusque-là se plaisait à épargner les Troyens, et nombreux sont ceux que je pris vivants et que je vendis. Mais à présent, il n'en est aucun qu'épargnera la mort, aucun de ceux qu'un dieu devant Ilion jettera dans mes mains, pas un de tous les Troyens, et pas un surtout des enfants de Priam. Allons ! mon ami, meurs donc à ton tour. Pourquoi te lamenter ainsi ? Patrocle aussi est mort, lui qui valait cent fois plus que toi. Ne vois-tu pas comme je suis moi-même et grand et beau ? Je sors d'un noble père, et une déesse est la mère qui me donna le jour. Et pourtant, sur moi aussi sont suspendus la mort et l'impérieux Destin. Et le matin, le soir, ou le midi, sera l'instant où un guerrier m'enlèvera la vie dans un combat, en m'atteignant de sa lance ou d'un trait décoché par son arc. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Lycaon sentit aussitôt défaillir son cœur et ses genoux. Il lâcha la lance, s'affaissa sur lui-même et tendit les deux mains. Achille alors, tirant son glaive aigu, le frappa près du cou, contre la clavicule. Le glaive à deux tranchants pénétra tout entier au fond de sa poitrine. Tête en avant, il s'étendit et s'allongea par terre. Un sang noir coulait et détrempait la terre. Achille alors, le prenant par le pied, l'envoya dans le fleuve pour qu'il fût emporté. Puis, exultant sur lui-même, il proféra ces paroles ailées :

 

    — Là donc, maintenant, reste au milieu des poissons qui suceront sans souci le sang de ta blessure. Ta mère ne te pleurera point, après t'avoir placé sur le lit funéraire. Mais le Scamandre aux eaux tourbillonnantes t'emportera dans le vaste sein de la mer. Et là, quelque poisson bondissant à travers l'agitation des vagues, s'élancera sous le noir frissonnement de l'onde et viendra dévorer la blanche graisse de Lycaon. Périssez donc, jusqu à ce que nous ayons pris la ville sainte d'Ilion, vous fuyant, et moi, par derrière, vous massacrant ! Il ne vous sera d'aucun secours, ce fleuve au beau cours, aux tourbillons d'argent, lui à qui vous avez déjà sacrifié de nombreux taureaux, et dans les eaux tourbillonnantes duquel vous jetez, vivants, des chevaux aux sabots emportés. Mais, malgré tout, vous périrez sous un affreux destin, jusqu'à ce que tous, vous ayez payé le meurtre de Patrocle et le désastre de tous les Achéens que vous avez tués près des nefs agiles, quand j'étais à l'écart. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le fleuve en son cœur s'irrita davantage. Son esprit se porta à songer au moyen d'arrêter les exploits du divin Achille et d'écarter des Troyens le désastre. Cependant, le fils de Pelée, tenant sa lance à l'ombre longue, bondit, ardent à le tuer, sur Astéropée fils de Pélégon. L'Axios au large cours et Péribée, l'aînée des filles d'Acessamène, lui avaient donné le jour, car le fleuve aux profonds tourbillons s'était uni à elle. Ce fut donc sur Astéropée qu'Achille s'élança. Mais lui, sorti du fleuve, l'attendit de front en brandissant deux lances. Le Xanthe avait mis la fougue en son âme, car il était irrité du massacre des vigoureux adultes qu'Achille, sans en avoir pitié, avait égorgés dans le cours de ses eaux. Quand donc, marchant l'un contre l'autre, ils furent en présence, le divin Achille aux pieds infatigables lui adressa le premier la parole :

 

    — Qui donc es-tu, de quels hommes viens-tu, toi qui as l'audace de venir m'affronter ? Fils d'infortunés sont ceux qui viennent affronter mon ardeur. »

 

    L'illustre fils de Pélégon lui répondit alors :

 

    — Fils au cœur courageux de Pelée, pourquoi t'informer de ma race ? Je viens des plantureuses terres de la lointaine Péonie, conduisant les guerriers péoniens armés de longues lances. Et voici la onzième aurore, depuis que je suis arrivé dans Ilion. Ma race, je la tiens de l'Axios au large courant, de l'Axios qui répand sur la terre la plus belle eau qui soit, et qui engendra Pélégon illustre par sa lance. C'est de Pélégon qu'on dit que je suis né. Et maintenant, combattons, glorieux Achille ! »

 

    Ainsi parla-t-il en le provoquant, et le divin Achille souleva le frêne du Pélion. Mais le héros Astéropée, qui maniait deux lances, une dans chaque main, car il était ambidextre, atteignit avec l'une le bouclier d'Achille, mais sans traverser ni briser ce bouclier ; l'or, présent du dieu, arrêta le coup. L'autre atteignit Achille en lui éraflant le coude du bras droit, fit jaillir un sombre nuage de sang, et, porté par son désir de se gorger de chair, dépassa le héros et s en alla plus loin s'enfoncer dans la terre. A son tour, Achille lança son frêne au vol rectiligne contre Astéropée, brûlant de le tuer. Il le manqua, frappa la haute berge, et enfonça dans la berge jusqu'au milieu du manche, sa pique de frêne. Tirant le glaive aigu qui touchait à sa cuisse, le fils de Pelée, porté par son ardeur, bondit alors sur Astéropée. Mais ce dernier, de sa main musclée, ne pouvait pas arracher de la berge escarpée la pique de frêne. Trois fois il l'ébranla, ardent à l'arracher, et trois fois il dut suspendre son effort. Au quatrième essai, il voulait en son cœur, après l'avoir ployée, briser la pique de frêne du descendant d'Éaque. Mais auparavant, arrivé près de lui, Achille de son épée lui arracha la vie. Il le frappa au ventre, à côté du nombril. Toutes ses entrailles par terre se répandirent, et l'obscurité enveloppa les yeux d'Astéropée râlant. Achille alors bondit sur sa poitrine, le dépouilla de ses armes, et dit en exultant :

 

    — Reste ainsi étendu. Il t'est difficile, contre les enfants du fils tout puissant de Cronos, de pouvoir lutter, bien que tu sois né d un fleuve. Tu te disais de la race d'un fleuve au large cours. Mais moi, quant à la race, je me glorifie d'être de celle du grand Zeus. Un homme qui commande aux nombreux Myrmidons, l'Éacide Pelée, m'a engendré. Or, Éaque était fils de Zeus, et autant Zeus est plus puissant que les fleuves qui coulent dans la mer, autant la race de Zeus s'avère plus puissante que celle d'un fleuve. Un grand fleuve se trouve auprès de toi, essaie donc de voir s'il peut te secourir ! Mais il n'est pas possible de lutter contre Zeus, le fils de Cronos. Le puissant Achéloos ne saurait en égal se mesurer avec lui, ni la grande force de l'Océan au courant profond, d'où pourtant découlent tous les fleuves, toute la mer, toutes les sources et tous les puits profonds. Mais il craint, lui aussi, la foudre du grand Zeus et son terrible tonnerre, lorsqu'il vient à gronder dans les hauteurs du ciel. »

 

    Il dit, et il retira de la berge escarpée sa pique de bronze. Quant à Astéropée, puisqu'il lui avait arraché la vie, Achille le laissa là, gisant sur le sable. L'eau noire l'inondait, et, autour de lui, anguilles et poissons s affairaient, mangeant et rongeant la graisse qui recouvrait ses reins. Achille ensuite se mit à marcher contre les Péoniens qui, montés sur leurs chars, continuaient à fuir le long du fleuve aux eaux tourbillonnantes, depuis qu'ils avaient vu le plus brave d'entre eux violemment abattu dans la rude mêlée, par le bras et le glaive du fils de Pelée. Là, il se rendit maître de Thersiloque, de Mydon et d'Astypyle, puis de Mnésos, de Trasios, d'Enios et d'Ophélestès. Et certes, il eût encore tué bien plus de Péoniens, le rapide Achille, si le fleuve irrité, aux tourbillons profonds, prenant la forme humaine, ne lui eût point parlé et n'eût crié du sein d un profond tourbillon :

 

   — Achille, tu es le plus fort de tous les nommes, mais tu commets, plus que tous aussi, des abominations, car les dieux eux-mêmes te défendent toujours. Si le fils de Cronos t'a donné de détruire tous les Troyens, repousse-les tout au moins loin de moi, et accomplis dans la plaine tes sinistres exploits. Car il est déjà plein de cadavres mon aimable lit, et je ne puis plus, encombré par les morts, déverser mes eaux dans la mer divine. Et toi, tu continues à tuer impitoyablement. Allons ! laisse-moi. L'horreur me saisit, entraîneur de guerriers ! »

 

   Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

 

    — Il en sera, Scamandre nourrisson de Zeus, comme tu le sollicites. Mais, pour ce qui est des Troyens arrogants, je ne cesserai pas de les égorger, avant de les avoir refoulés dans leur ville, et de m'être mesuré face à face avec Hector ; je veux savoir s'il me domptera, ou si c'est lui qui le sera par moi. »

 

    Ayant ainsi parlé, il s'élança contre les Troyens, pareil à un démon. A ce moment, ce fut à Apollon que s'adressa le fleuve aux profonds tourbillons :

 

    — Hélas ! dieu dont l'arc est d'argent, fils de Zeus, tu ne t'es pas conformé aux volontés du fils de Cronos, qui t'avait expressément prescrit d'assister les Troyens et de les défendre, jusqu'à l'heure où arrive le soir qui tombe tard et qui recouvre d'ombre la glèbe plantureuse. »

 

    Il dit. Mais Achille illustre par sa lance, sautant du haut de la berge escarpée, se précipita au milieu des flots. Le fleuve alors s'élança, bondit en se gonflant ; il bouleversa, brouilla tout le cours de ses eaux, et repoussa les nombreux morts qu'Achille avait tués et qui étaient en masse retenus dans son lit. Il les rejeta de son sein sur la terre, en mugissant comme un taureau. Quant aux vivants, le fleuve les sauva tout au fil de son beau courant, en les cachant au milieu de ses grands et profonds tourbillons. Mais, autour d'Achille, un flot terrible et tourbillonnant se dressait, et le courant, heurtant contre son bouclier, refoulait le fils de Pelée. Il ne pouvait plus s'affermir sur ses pieds. De ses mains alors, il saisit un grand orme d'une telle venue. Mais l'arbre, tombant avec ses profondes racines, fit s'effondrer toute la berge escarpée, retint les beaux courants par ses branches serrées, et jeta sur le fleuve une sorte de digue, en s'abattant tout entier dans son lit. Achille alors, s'élança hors du tourbillon, bondit et vola à pieds prompts dans la plaine, talonné par la crainte. Mais le grand dieu ne s'arrêta pas là. Il se lança sur ses traces, en rendant plus opaque la crête de ses vagues, afin d arrêter les exploits du divin Achille et d'écarter des Troyens le désastre. D'un bond, le fils de Pelée franchit la distance de la portée d'une lance, avec l'impétueux élan de l'aigle noir, de cet aigle chasseur, qui est à la fois le plus fort et le plus prompt des oiseaux. Il bondissait pareil à ce rapace, et, sur sa poitrine, le bronze rendait un son terrible. Il fuyait donc en s'écartant du fleuve. Mais le flot, en coulant sur ses traces, le suivait avec un grand tumulte. De même qu'un nomme, lorsqu'il veut irriguer, dirige à travers plantes et jardins, le courant d'eau d une source à l'eau noire ; il tient un boyau dans ses mains, et il rejette hors de la rigole tout ce qui peut l'obstruer ; au fil de l'eau qui coule, tous les cailloux s'agitent sur le fond, et le flot qui dévale avec rapidité gazouille sur le terrain en pente et devance même celui qui le conduit ; de même, le flot du Scamandre gagnait toujours Achille, si alerte qu'il fût, car les dieux sont plus forts que les hommes. Chaque fois que le divin Achille aux pieds infatigables se retournait de front pour résister au fleuve, et reconnaître si tous les Immortels, maîtres du vaste ciel, étaient à sa poursuite, chaque fois le grand courant du fleuve issu de Zeus venait d'en haut lui frapper les épaules. Achille alors, d'un élan de ses pieds,  sautait en hauteur, le cœur plein de détresse. Mais le fleuve violent, en s écoulant sous lui, venait par en dessous lui dompter les genoux et miner sous ses pieds un sol de poussière. Le fils de Pelée se mit à gémir, en levant les yeux vers le vaste ciel :

 

    — Zeus Père ! ainsi donc, aucun des dieux ne me prend en pitié, pour se charger de me sauver du fleuve. Je consens dès lors à tout endurer. Nul cependant, parmi les dieux célestes, n'est aussi coupable que ma mère chérie ; c'est elle qui m'a séduit par des mensonges. Elle me disait que je devais, sous les murs des Troyens cuirassés, périr par les flèches alertes d'Apollon. Ah ! c'est Hector qui aurait dû me tuer, lui qui grandit ici pour être le plus fort ! C'eût été alors un brave qui eût tué et dépouillé un brave. Mais à présent le sort a voulu que je fusse saisi par une mort lamentable, prisonnier d'un grand fleuve, tel un jeune porcher que submerge un torrent qu'il essaie de franchir au moment d'un orage. »

 

    Ainsi parla-t-il ; et tout aussitôt Poséidon et Athéna, sous des traits qui les font ressembler à des hommes, arrivèrent et vinrent se placer près de lui. Prenant sa main dans leur main, ils le réconfortèrent en s'adressant à lui. Poséidon qui ébranle la terre fut le premier pour eux à prendre la parole :

 

    — Fils de Pelée ! ne sois pas trop craintif, ni point trop effrayé, puisque tu as parmi les dieux, Zeus y consentant, de tels auxiliaires que nous, moi et Pallas Athéna. Non, ta destinée n'est pas d'être dompté par un fleuve ; ses eaux bientôt s'apaiseront, tu le verras toi-même. Nous allons d'ailleurs te donner un strict conseil, si tu veux l'écouter. De la guerre aux communes épreuves n'arrête pas tes mains, avant que tu n aies refoulé dans les murs glorieux d'Ilion, l'armée troyenne qui aura pu s'échapper. Et toi, lorsque tu auras ôté la vie à Hector, reviens vers les vaisseaux. Car nous t'accordons d'acquérir de la gloire.»

 

    Ayant ainsi parlé, ils s'en allèrent tous deux parmi les Immortels. Achille alors s'avança dans la plaine, car l'injonction des dieux l'animait grandement. Or, sur toute son étendue, elle était remplie d'eau débordée; les telles armes des vigoureux adultes massacrés au combat y flottaient en grand nombre, ainsi que des cadavres. Achille sautait les genoux en l'air, dès qu il bondissait droit en face du courant. Le fleuve au large cours ne le retenait plus, car Athéna avait jeté en lui une grande vigueur. Mais le Scamandre non plus n'arrêtait pas sa fougue. Sa colère ne faisait qu'augmenter contre le Péléide ; il hérissait de crêtes, en soulevant ses vagues, le flot de son courant, et appelait le Simoïs à grands cris :

 

    — Frère chéri, réprimons l'un et l'autre la vigueur de cet nomme, car il va bientôt renverser la grande ville du roi Priam, et les Troyens ne pourront plus tenir dans la mêlée. Viens donc au plus vite à mon aide ; remplis ton lit de l'eau qui vient des sources, stimule tous les torrents, accumule un grand flot, soulève un énorme fracas de souches et de pierres, afin que nous puissions arrêter cet bomme sauvage, qui maintenant triomphe et brûle de s'égaler aux dieux. Car, je l'affirme, sa force ne lui servira pas, ni sa beauté, ni ses belles armes, qui resteront quelque part ensevelies tout au fond du marais, recouvertes de vase. Et lui-même, je l'enroulerai dans le sable, amoncelant sur lui une masse de gravier, et les Achéens ne sauront pas où recueillir ses os, tant sera épaisse la couche de limon dont je le couvrirai. Ici même s'érigera sa tombe ;

 

 

 

   il n'aura plus besoin qu'on lui élève un tertre, lorsque les Achéens feront ses funérailles. »    

 

    Il dit, et il fondit sur Achille en bouleversant ses eaux, bondissant en hauteur et bouillonnant d'écume, de sang et de cadavres. Le sombre flot du fleuve issu de Zeus se dressait suspendu, et allait s'abattre sur le fils de Pelée. Héra poussa un cri perçant ; elle craignit qu'Achille, par le fleuve aux tourbillons profonds, ne fût entraîné. Et aussitôt elle dit à Héphaestos, qui était son cher fils :

 

    — Lève-toi, divin Boiteux, mon fils. Car il nous a semblé qu'il est digne de toi de porter le combat contre le Xanthe aux eaux tourbillonnantes. Prête-nous donc assistance au plus vite, et fais briller une flamme immense. Moi, je vais aller faire lever de la mer une rude bourrasque qui, formée par le Zéphyre et le Notos argenté, brûlera les têtes et les armes des Troyens, en portant parmi eux l'embrasement funeste. Toi donc, près des rives du Xanthe, mets le feu aux arbres et jette aussi le fleuve dans les flammes. Ne te laisse pas détourner par ses douces paroles, ni par ses menaces, et ne ralentis pas ta fureur avant que mon cri ne te l'ait signifié ; réprime alors le feu infatigable. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et Héphaestos apprêta le feu que les dieux font flamber. Le feu d'abord s'embrasa dans la plaine, brûla les nombreux morts qu'Achille avait tués et qui étaient en masse retenus dans le fleuve. Toute la plaine fut asséchée, et l'eau luisante suspendit son cours. De même que, vers la fin de l'été. Borée a tôt fait de dessécher un verger récemment abreuvé, en comblant de joie celui qui le cultive ; de même, toute la plaine fut asséchée, et le feu y consuma les morts. Héphaestos alors tourna contre le fleuve la flamme éblouissante. Les ormes brûlaient, les saules et les tamaris ; le lotos brûlait, ainsi que le jonc et le souchet qui avaient, tout au long des telles eaux du fleuve, poussé à profusion. Les anguilles et les poissons qui, dans les tourbillons et dans les belles eaux culbutaient ça et là, étaient accablés, épuisés par le souffle de l'ingénieux Héphaestos. Le feu consumait la force du fleuve. S'adressant au dieu, il dit en le nommant :

 

    — Héphaestos, aucun des dieux ne peut rivaliser avec toi, et je ne saurais pas, moi non plus, avec toi qui brûles d'un feu aussi intense, me mesurer. Arrête cette discorde, et que le divin Achille aille aussitôt chasser les Troyens de leur ville. Qu'ai-je besoin de les combattre ou de les secourir ? »

 

    Ainsi parla-t-il, brûlé par le feu. Ses belles eaux étaient en ébullition. Comme bout, pressé par un grand feu, l'intérieur d'un chaudron où fond la graisse d'un porc soigneusement nourri ; de toutes parts elle projette des bulles, lorsqu'un bois sec est mis sous le chaudron ; ainsi brûlaient au feu les beaux courants du fleuve, et l'onde bouillonnait. Le Xanthe ne voulait plus couler, mais suspendait son cours, car la violence du souffle de l'ingénieux Héphaestos le terrassait. Suppliant alors Héra avec instance, il lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Héra, pourquoi ton fils, seul entre tous les autres, a-t-il attaqué et dévasté mon cours ? Je ne suis pourtant pas aussi coupable envers toi que tous les autres dieux qui secourent les Troyens. Je veux bien m'arrêter, si tu me l'ordonnes ; mais qu'il s'arrête aussi, cet Héphaestos ! Je veux en outre te jurer ceci : de ne jamais écarter des Troyens le jour du malheur, pas même lorsque Troie tout entière en brûlant flambera sous un feu violent, et que les belliqueux fils des Achéens la feront brûler. »

 

    Lorsque Héra, la déesse aux bras blancs, eut entendu ces mots, elle dit aussitôt à son cher fils Héphaestos :

 

   — Héphaestos, arrête-toi, mon très illustre enfant. Car il ne convient pas de maltraiter ainsi, en faveur des mortels, un dieu immortel. »

 

     Ainsi parla-t-elle. Héphaestos éteignit le feu que les dieux font flamber, et le flot alors, retournant en arrière, sauta dans son beau lit. Lors donc que fut domptée la fougue du Xanthe, les fleuves s'apaisèrent, car Héra les retint, malgré sa colère. Mais, parmi les autres dieux, la discorde tomba, accablante et pénible ; leurs cœurs, au fond de leurs esprits, s'agitaient au souffle de sentiments contraires. Avec un grand vacarme, ils en vinrent aux mains. La vaste terre mugit, et le grand ciel autour d'eux claironna. Zeus les entendit, assis sur l'Olympe, et son cœur rit de joie, lorsqu'il vit les dieux en querelle en arriver aux prises. Dès lors, ils ne restèrent pas séparés longtemps, et ce fut Arès perceur de boucliers qui donna le signal et qui, le premier, sur Athéna s'élança avec sa lance de bronze, en lui adressant ces outrageantes paroles :

 

    — Pourquoi, mouche de chien, entraînes-tu encore les dieux dans la discorde, portée par ton impétueuse hardiesse ? Et pourquoi ton valeureux courage vient-il de te pousser ? Ne te souviens-tu pas du jour où tu poussas Diomède fils de Tydée à me blesser ? Prenant toi-même la lance étincelante, tu la dirigeas tout droit contre moi, et tu mordis dans ma belle chair. Aussi maintenant, tu paieras, je pense, tout ce que tu m'as fait. »

 

   Ayant ainsi parlé, il la frappa sur son bouclier à franges, redoutable bouclier que ne dompte pas même la foudre de Zeus.

 

    Ce fut donc là, qu'Arès souillé de meurtres l'atteignit de sa longue pique. La déesse alors, ayant reculé, saisit une pierre de sa main musclée, une pierre noire, raboteuse et énorme qui gisait dans la plaine, et que les nommes d'autrefois avaient posée pour être la limite d'un champ. Elle en frappa au cou l'impétueux Arès, et lui rompit les membres. Le dieu tomba et couvrit sept arpents ; la poussière souilla sa chevelure, et son armure retentit à l'entour. Pallas Athéna se mit alors à rire, et lui adressa, en se glorifiant, ces paroles ailées :

 

    — Insensé ! tu ne sais donc pas encore à quel point je me glorifie d'être plus forte que toi, puisque tu opposes ton ardeur à la mienne ? De cette façon, tu vas pouvoir satisfaire aux malédictions de ta mère, d'une mère irritée qui contre toi projette des malheurs, parce que tu as délaissé les Achéens pour secourir les Troyens arrogants. »

 

   Ayant ainsi parlé, elle détourna ses yeux étincelants. Aphrodite alors, la fille de Zeus, prit par la main et conduisit Arès, qui gémissait sans cesse ; il avait peine à ranimer son cœur. Mais dès qu'Héra, la déesse aux bras blancs, l'eut aperçu, vers Athéna sans retard, elle adressa ces paroles ailées :

 

   — Ah! fille de Zeus porte-égide, Indomptable ! voici encore que cette mouche de chien emmène Arès, ce fléau des mortels, loin du combat terrible, à travers la mêlée. Poursuis-la donc. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et Athéna s'élança, le cœur empli de joie. S'étant donc précipitée sur elle, elle lui porta, de sa main musclée, un coup à la poitrine. Elle lui rompit les genoux et le cœur. Aphrodite et Arès restaient là, tous deux, étendus sur la terre nourricière. Mais Athéna leur adressa, en se glorifiant, ces paroles ailées:

 

   — Puissent-ils tous, tous ceux qui vont au secours des Troyens, lorsque ceux-ci combattent les Argiens cuirassés, être aussi hardis et endurants que le fut Aphrodite, lorsqu'elle vint, pour protéger Arès, affronter mon ardeur ! Nous aurions ainsi depuis longtemps terminé cette guerre, et renversé la ville tien bâtie d'Ilion. »

 

    Ainsi parla-t-elle, et Héra, la déesse aux bras blancs, se prit à sourire. A ce moment, le dieu puissant qui ébranle la terre dit à Apollon :

 

    — Phoebos, pourquoi tous deux restons-nous à distance ? Cela ne nous sied point, puisque les autres ont commencé la lutte. Ce serait à notre honte si, sans avoir combattu, nous retournions sur l'Olympe, dans le palais au seuil de bronze de Zeus. A toi de commencer, car tu es le plus jeune ; de ma part, ce ne serait pas beau, puisque je suis ton aîné et que je sais plus de choses. Insensé ! comme tu as le cœur irréfléchi ! Tu ne te souviens plus de tous les maux que nous avons tous deux soufferts autour d'Ilion, nous seuls d'entre les dieux, quand, venus d'auprès de Zeus, nous fûmes pour un an et à salaire convenu, au service du mâle Laomédon. Il commandait et nous donnait ses ordres. Moi, je construisis alors pour les Troyens, autour de leur ville, un large mur, magnifiquement beau, afin que leur ville fût indestructible. Et toi, Phoebos, tu faisais paître les bœufs tourne-pieds, aux cornes recourbées, sur les pentes aux replis innombrables de l'Ida boisé. Mais quand les Heures amenèrent l'agréable moment du paiement du salaire, l'effrayant Laomédon nous refusa brutalement tout salaire, et nous renvoya en nous menaçant. Il menaça de nous lier les pieds et les mains, de nous transporter en des îles lointaines, et il jura de couper les oreilles, avec son glaive de bronze, à l'un comme à l'autre. Tous deux alors, nous nous en retournâmes, le cœur plein de rancœur, indignés au sujet du salaire qu'il nous avait promis et qu'il n'acquitta point. Et, pour cette injustice, c'est à son peuple que tu apportes aujourd'hui ta reconnaissance ! Tu ne fais rien pour nous aider à faire périr à genoux, misérablement, ces Troyens arrogants, leurs enfants et leurs dignes épouses. »

 

    Le seigneur Apollon, le dieu qui au loin écarte les fléaux, lui répondit alors :

 

   — O toi qui ébranles la terre, tu ne dirais pas que je suis sain d'esprit, si j'entrais en lutte contre toi pour de misérables humains qui, comparables aux feuilles, tantôt croissent et flambent de vigueur en mangeant le fruit de la terre labourée, et tantôt dépérissent sans force. Cessons donc au plus tôt le combat, et laissons-les eux-mêmes continuer la lutte. » 

 

   Ayant ainsi parlé, il se détourna, car il avait bonté d'en venir aux mains avec le frère de son père. Sa sœur alors, la sauvage Artémis, reine des bêtes fauves, le malmena rudement et lui adressa ces outrageantes paroles :

 

    — Tu fuis, dieu qui au loin écartes les fléaux ; tu cèdes à Poséidon la victoire tout entière, et tu lui donnes une facile gloire. Insensé ! pourquoi portes-tu un vain arc inutile ? Que désormais, dans le palais de mon père, je ne t'entende plus te vanter comme avant, parmi les dieux immortels, d'affronter au combat Poséidon face à face. »

 

    Ainsi parla-t-elle. Apollon, le dieu qui au loin écarte les fléaux, ne lui répondit pas. Mais la compagne vénérable de Zeus, cédant à sa colère, injuria par d'outrageantes paroles la Diffuseuse de traits :

 

   — Comment donc ton ardeur, chienne impudente, te porte-t-elle à présent à te dresser contre moi ? Il te sera difficile d'opposer ton ardeur à la mienne, malgré l'arc que tu portes, et quoique Zeus t'ait fait lionne pour les femmes, et qu'il t'ait donné de tuer celle qu'il te plaît. Il vaut mieux sans doute, à travers les montagnes, frapper les bêtes fauves et les biches sauvages, que d'attaquer vaillamment ceux qui sont les plus forts. Mais si tu veux te renseigner sur la guerre, jusqu'à ce que tu saches de combien je l'emporte sur toi, puisque tu opposes ta vigueur à la mienne... »

 

    Elle dit, et elle saisit au poignet les deux mains d'Artémis avec sa main gauche, tandis qu'avec sa droite, elle lui enlevait l'arc des épaules. Avec cette arme, Héra, en souriant, la frappait tout auprès des oreilles, lorsqu'elle tournait la tête. Les flèches rapides tombaient de son carquois. Toute en larmes, la déesse en se baissant s'enfuit, comme une colombe qui, poursuivie par un épervier, s'envole vers son trou, au fond d'un rocher creux : ce n'était pas son destin d'être prise. Ainsi, toute en larmes, Artémis s'enfuit, laissant là son arc. Le rapide et brillant Messager dit alors à Latone :

 

    — Latone, je ne te combattrai pas, car il est dangereux de frapper les épouses de Zeus assembleur de nuées. Mais empresse-toi, parmi les dieux immortels, d'aller te vanter de m'avoir vaincu par ta forte puissances

 

    Ainsi parla-t-il. Latone ramassa l'arc recourbé ainsi que les flèches qui étaient tombées en s'éparpillant au milieu d'un tourbillon de poussière. Après avoir ainsi recueilli arc et flèches, elle s'en alla sur les pas de sa fille. Or, Artémis arriva sur l'Olympe, dans le palais au seuil de bronze de Zeus. Fondant en larmes, la vierge s'assit sur les genoux de son père, et sa robe divine autour d'elle tremblait. Son père alors, le fils de Cronos, l'attira près de lui, et l'interrogea avec un doux sourire:

 

    — Quel est, chère enfant, celui des dieux célestes qui t'a ainsi traitée, sans raison, comme si tu avais commis quelque méfait notoire ? »

 

    La bruyante déesse à la belle couronne lui répondit alors :

 

    — C'est ton épouse, ô père, Héra aux bras blancs, qui m'a rudoyée, elle qui suscite parmi les Immortels désordres et disputes.»

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Cependant, Phoebos Apollon avait pénétré dans la sainte Ilion. Il craignait pour le mur de la ville solidement construite, appréhendant que les Danaens ne parvinssent, en dépit du destin, à le renverser au cours de ce jour-là. Les autres dieux qui sont toujours s'en allèrent sur l'Olympe, les uns irrités, les autres triomphants, et ils s'assirent auprès de Zeus, dieu des sombres nuées. Pendant ce temps, Achille massacrait à la fois Troyens et chevaux aux sabots emportés. Comme la fumée d'une ville en flammes avance et s'étend dans le vaste ciel ; la colère des dieux déchaîna l'incendie, et le feu à tous impose des peines, et à beaucoup occasionne des deuils ; de la même façon, Achille aux Troyens imposait peines et deuils. Or, le vieux Priam se tenait debout sur le divin rempart. Il aperçut le prodigieux Achille. Les Troyens devant lui s'enfuyaient en déroute, et aucune vaillance ne survenait en eux. Priam alors, en gémissant, du haut du rempart descendit à terre, pour exhorter, tout au long du mur, les illustres gardiens des portes :

 

    — Ouvrez les portes et que vos bras les tiennent ouvertes, jusqu'à ce que nos troupes en déroute soient rentrées dans la ville. Car Achille est celui qui de près les bouscule. C'est maintenant, je crois, que viendra le désastre. Mais lorsque, amassés dans nos murs, nos soldats souffleront,

 

 

 

 replacez aussitôt les battants solidement ajustés, car je crains que cet homme néfaste ne s'élance en nos murs. »

 

    Ainsi parla-t-il. Les sentinelles ouvrirent alors les portes en repoussant les barres, et les portes en s'ouvrant apportèrent la clarté. Apollon cependant bondit à leur rencontre, pour écarter des Troyens le désastre. Mais les Troyens fuyaient par la plaine, courant droit vers la ville et le mur élevé, desséchés par la soif et couverts de poussière. Achille avec sa lance les poursuivait avec acharnement. Une rage exaspérée ne cessait pas de posséder son cœur, et il brûlait de conquérir de la gloire.

 

    A ce moment, les fils des Achéens se seraient emparés de Troie aux portes élevées, si Phoebos Apollon n'avait suscité le divin Agénor fils d'Anténor, irréprochable et valeureux guerrier. Il lui remplit le cœur de hardiesse et se plaça lui-même auprès Je lui, appuyé contre un chêne, pour le garder des bras opprimants de la mort. Un nuage épais l'enveloppait. Dès qu'Agénor aperçut

Achille saccageur de cités, il s arrêta. Tandis qu il restait là, mille pensées bouillonnaient en son cœur. Accablé, il dit à son âme au valeureux courage :     .

 

— Ah ! malheur à moi ! si, devant le puissant Achille, je fuis du côté où les autres en leur effroi se pressent, il me prendra quand même, et il m'égorgera dans ma lâcheté... Mais si, abandonnant ces fuyards à la poursuite du Péléide Achille, je me mettais à fuir à toute allure vers la plaine d'Ilion, loin du rempart et d'un autre côté, jusqu'à ce que j'atteigne les gorges de l'Ida et que je m'enfonce à travers ses fourrés ? Ensuite, le soir venu, après m'être baigné dans les eaux du fleuve et avoir rafraîchi ma sueur, je retournerais dans Ilion !... Mais pourquoi mon cœur me tient-il ce langage ? J'ai grand peur qu'Achille ne me voie m'éloigner de la ville pour courir dans la plaine, et que, bondissant sur mes pas, il ne me rattrape avec ses pieds rapides. Alors, il ne me sera plus possible d'éviter le trépas et les Génies de la mort, car il est bien plus fort que tous les autres hommes. Mais si pourtant, en avant de la ville, j'avançais contre lui ? Sa chair n'est pas sans être vulnérable au bronze acéré ; il n'a qu'une seule âme, et les hommes disent qu'il est mortel. Mais Zeus fils de Cronos lui accorde la gloire. »

 

   Ayant ainsi parlé, ramassé sur lui-même, il attendit Achille, et son cœur vaillant ne tendait qu'à combattre et à se mettre aux prises. De même qu'une panthère sort d'un profond taillis et affronte un chasseur ; son cœur ne craint rien et ne s'effraie de rien, lorsqu'elle entend les aboiements des chiens, car, même si le chasseur la prévient, la blesse de près ou la frappe de loin, toute percée qu'elle soit par une pique, elle ne se démet point alors de sa vaillance, avant d'en être arrivée à l'assaut, ou d avoir succombé ; de même, le fils de l'admirable Anténor, le divin Agénor, ne voulait pas fuir avant de s'être mesuré contre Achille. Il maintenait devant lui son bouclier arrondi, visait Achille de sa lance tendue, et criait à voix forte :

 

   — Ton cœur sans doute, illustre Achille, avait le grand espoir de dévaster en ce jour la ville des Troyens intrépides. Insensé ! bien des douleurs seront encore à endurer pour elle. Car nombreux et vaillants sont les guerriers que contiennent ses murs, et nous saurons devant nos parents, nos épouses et nos fils, défendre Ilion. Pour toi, c'est ici que tu dois accomplir ton destin, si redoutable et hardi combattant que tu sois. »

 

    Il dit, et il lança, de sa pesante main, le javelot aigu. Il atteignit le Péléide à la jambe, au-dessous du genou, et ne le manqua pas. La cnémide d'étain nouvellement travaillé, rendit autour d elle un son terrifiant. Le bronze rebondit en arrière et ne traversa point ; les présents du dieu l'avaient repoussé. A son tour, le fils de Pelée se précipita contre Agénor rival des dieux. Mais Apollon ne lui permit pas de conquérir de la gloire. Il ravit Agénor, le cacha sous un épais nuage, et le fit sortir tranquillement du combat. Par ruse ensuite, c'est le fils de Pelée qu'il entraîna loin de l'armée troyenne. Le dieu qui au loin écarte les fléaux vint se placer devant les pieds d'Achille, en tout semblable au divin Agénor. Le Péléide bondit à sa poursuite. Or, tandis qu il poursuivait Apollon à travers la plaine porteuse de froment, en le détournant au long du Scamandre aux profonds tourbillons, le dieu ne courait en avant qu'à très peu de distance. Apollon rusait pour l'abuser, et lui donner l'espoir toujours renouvelé que ses pieds allaient parvenir à l'atteindre. Pendant ce temps, les Troyens en déroute arrivaient en masse au sein de la cité, trop heureux de l'atteindre. La ville s'emplissait de guerriers entassés. Ils n'avaient point osé, en dehors de la ville et du mur, les uns les autres s'attendre plus longtemps, et reconnaître qui avait fui et qui était mort au cours de la bataille. Mais ils se déversaient impétueusement au sein de la cité, tous ceux du moins qu'avaient sauvés leurs pieds et leurs genoux.

CHANT XXII

  Ainsi donc, à travers la ville où ils s'étaient enfuis comme des faons, les Troyens se rafraîchissaient de leurs sueurs, buvaient et étanchaient leur soif, appuyés sur les beaux parapets. Les Achéens cependant s'approchaient du mur, le bouclier incliné sur l'épaule. Quant à Hector, un destin pernicieux l'enchaînait à rester là, devant Ilion, près de la Porte Scée. A ce moment Phœbos Apollon dit au fils de Pelée :

 

    — Pourquoi, fils de Pelée, avec tes pieds rapides, toi qui n'es qu'un mortel, me poursuis-tu, moi qui suis Immortel ? Tu ne t'es donc pas encore avisé du dieu que je suis, et ta fureur ne se désiste pas. Serait-ce que la peine des Troyens ne t'intéresse plus ? Tu les as mis en fuite, mais ils se sont amassés dans leur ville, tandis que toi, tu t'es fourvoyé jusqu'ici. Tu ne me tueras pas, puisque je ne suis pas capable de mourir. »

 

    Violemment irrité, Achille aux pieds rapides lui répondit alors :

 

    — Tu m'as porté dommage en me dupant, toi qui au loin écartes les fléaux, ô le plus exécrable des dieux, en m'éloignant du mur pour m'entraîner ici ! Bien d'autres encore auraient mordu la terre avec leurs dents, avant d'atteindre Ilion. Moi, c'est d'une grande gloire qu'aujourd'hui tu me frustres ; mais eux, c'est sans peine que tu les as sauvés, puisque tu n'as pas a craindre une vengeance à venir. Ah ! comme sur toi tomberait ma vengeance, si j'en avais le pouvoir ! »

 

    Ayant ainsi parlé, il marcha vers la ville, le cœur plein de fierté, lancé comme un cheval qui, ayant été vainqueur à la course des chars, galope avec aisance en allongeant le pas au milieu de la plaine. Tel, Achille dirigeait avec alacrité ses pieds et ses genoux.

 

    De ses yeux alors, le vieux Priam l'aperçut le premier, bon­dissant dans la plaine, resplendissant comme l'astre de la fin de l'été ; ses feux se distinguent par leur brillant éclat entre ceux de tant d'astres au plus fort de la nuit ; les nommes l'appellent le chien d'Orion. C'est un astre éclatant, mais on le considère comme un signe funeste, car il apporte une chaleur excessive aux malheureux mortels. Ainsi brillait le bronze autour de la poitrine d'Achille qui courait. Le vieillard gémit, leva les mains au ciel, se frappa la tête, et, après avoir profondément gémi, se mit à crier en suppliant son fils. Mais Hector restait en avant des portes, brûlant d'un sauvage désir de combattre Achille. Le vieillard alors à son fils adressa ces touchantes paroles, en lui tendant les mains :

 

    — Hector, mon enfant, n'attends pas cet homme, tout seul, loin des autres, de peur que bientôt tu n atteignes le moment fatal, dompté par le fils de Pelée, car il est bien plus fort que toi, le misérable ! Ah ! puisse-t-il devenir aussi cher aux dieux qu'il l'est à moi-même ! Bientôt alors les chiens et les vautours le dévoreraient, étendu dans la plaine, et une affreuse douleur quitterait mes entrailles. C'est lui qui m'a privé de tant de vaillants fils, les tuant ou les vendant en des îles lointaines. Et voici qu'aujourd'hui, parmi les Troyens qui se sont amassés dans leur ville, il est deux de mes fils que je ne puis découvrir  Lycaon et Polydore, que Laothoé, puissante entre les femmes, enfanta pour moi. S'ils sont encore en vie dans le camp ennemi, nous les rachèterons plus tard à prix de bronze et d'or. Nous en avons chez nous, car le vieil Altès au nom célèbre en a donné largement à sa fille. Mais s'ils sont déjà morts et descendus dans la maison d'Hadès, quelle douleur pour mon cœur et celui de leur mère, pour nous qui leur avons donné le jour ! Toutefois, pour le reste du peuple, la douleur sera de plus brève durée, si tu ne meurs pas, toi aussi, dompté par Achille. Entre donc en nos murs, mon enfant, pour sauver les Troyens ainsi que les Troyennes, pour ne pas offrir une grande gloire au fils de Pelée et ne pas te priver toi-même de la douce existence. De plus, prends pitié de moi. de cet infortuné qui garde encore sa présence d'esprit, de ce malheureux que le Père, fils de Cronos, va faire périr en un triste destin au seuil de la vieillesse, après l'avoir soumis à des maux innombrables. Il aura vu ses fils exterminés, ses filles entraînées, ses appartements dévastés, ses petits-enfants jetés contre terre dans un carnage atroce, et ses brus tiraillées par les mains pernicieuses des Achéens. Et moi-même enfin, le dernier de tous, les chiens carnassiers me déchireront sur le seuil de ma porte, lorsqu'un ennemi, m'ayant blessé de près avec le bronze aigu ou bien frappé de loin, se rendra maître de la vie de mes membres ; et ces chiens que j'avais à ma table nourris en mon palais pour qu'ils gardent mes portes, ces chiens, quand ils auront bu mon sang, le cœur empli de rage, resteront allongés dans mon vestibule. A un jeune guerrier, tué par Arès, déchiré par le bronze acéré, il convient sans réserve de rester étendu. Jusque dans la mort, tout en lui reste beau, quoi qu'il laisse apparaître. Mais quand les chiens outragent la tête grise, le menton gris et les parties honteuses d'un vieillard massacré, c'est assurément là le spectacle le plus pitoyable qui puisse s'offrir aux malheureux mortels. »

 

    Ainsi parla le vieillard, tandis que ses mains, tirant ses cheveux blancs, les arrachaient de sa tête. Mais il ne put fléchir l'âme d'Hector. Sa mère, d'autre part, se lamentait en répandant des larmes. Écartant d'une main le repli de sa robe, elle souleva de l'autre sa mamelle, et, tout en versant des pleurs, dit à Hector ces paroles ailées :

 

   — Hector, mon enfant, porte respect à ce sein, et prends pitié de moi. Si jamais je t'ai tendu le sein où les chagrins s'oublient, souviens-t'en, cher enfant. Repousse cet homme cruel, mais en restant à l'intérieur du mur et sans te présenter le premier devant lui. Le misérable ! s'il te tue, en effet, ce ne sera plus sur un lit funéraire, rejeton chéri, que je pourrai te pleurer, ni moi qui t'enfantai, ni ton épouse si richement dotée. Mais, fort loin de nous deux, près des vaisseaux argiens, les chiens rapides te dévoreront. »

 

    C'est ainsi qu'en pleurant ils s'adressaient tous deux à leur fils chéri, multipliant leurs supplications. Mais ils ne purent fléchir l'âme d'Hector. Il attendait le prodigieux Achille, qui venait à grands pas. Tel, au bord de son repaire, un serpent de montagne, gorgé de poisons dangereux, attend ! homme qui passe ; une rage terrible s'est emparée de lui ; il lance de terrifiants regards, enroulé sur lui-même autour de son repaire ; de même, Hector se sentait possédé par une inextinguible ardeur, et ne reculait pas ; il se reposait de son brillant bouclier en l'appuyant contre la saillie de la tour. Hésitant alors, il dit à son cœur au valeureux courage :

 

    —Malheur à moi ! si je franchis la porte et la muraille, Polydamas sera le premier à jeter sur moi l'opprobre, lui qui me conseillait de ramener les Troyens vers la ville, au début de cette nuit pernicieuse, lorsque se leva le divin Achille. Je ne l'ai pas écouté, et cela pourtant eût beaucoup mieux valu. Et maintenant, puisque j'ai perdu l'armée par ma folie, je redoute les Troyens et les Troyennes aux longs voiles traînants, et j'ai peur que quelqu'un, un plus lâche que moi, ne vienne à dire un jour : « Hector, par excès de confiance en ses forces, a perdu l'armée. » Voilà ce qu'ils diront. Il vaudrait dès lors beaucoup mieux pour moi affronter Achille, et revenir après l'avoir exterminé, ou glorieusement succomber sous ses coups, en avant de la ville... Mais si je déposais mon bouclier bombé et mon casque pesant, et si, après avoir appuyé ma lance contre la muraille, j'allais moi-même au-devant d'Achille, le héros sans reproche ? Si je lui promettais de rendre aux Atrides cette Hélène qui fut le point de départ de notre querelle, et de leur donner à emporter avec elle tous les trésors qu Alexandre, sur ses vaisseaux creux, amena dans Troie ? Et si, de plus, j'offrais aux Achéens la moitié de toutes les autres richesses que détient notre ville, après avoir arraché aux Troyens le serment, juré par les Anciens, de ne rien cacher, mais de partager en deux tous nos tiens, toute la richesse que cette ville attrayante enferme en son enceinte ? Mais pourquoi mon cœur me tient-il ce langage ? N'ai-je rien à craindre d'aller le supplier ? Il n'aura pour moi ni pitié ni respect, mais il me tuera, sans aucune défense, tout comme une femme, puisque je me serai dépouillé de mes armes. Non, comme fille et garçon, il ne m'est plus possible de fleureter avec lui du haut d'un chêne ou du haut d'un rocher, oui, comme fille et garçon qui fleurètent ensemble. Mieux vaut donc que nous engagions le combat, afin que nous sachions au plus vite à qui des deux l'Olympien présentera la gloire. »

 

   Voilà ce qu'il agitait, sans bouger de sa place. Mais Achille arrivait près de lui, semblable au belliqueux Arès, le combattant au casque impétueux ; il brandissait sur son épaule droite sa lance terrible en frêne du Pélion. Autour de lui, le bronze rutilait, pareil à l'éclat du feu qui flambe ou du soleil levant. Hector, dès qu'il le vit, fut saisi d'un frisson ; il n'eut plus la force de l'attendre sur place ; laissant derrière lui les portes de la ville, il partit et s'enfuit effrayé. Le Péléide s'élança sur ses traces, confiant en ses pieds prompts. De même que l'épervier, le plus prompt des oiseaux, du haut des montagnes fond avec aisance sur une tremblante colombe ; l'oiseau s'enfuit sous l'élan du rapace, mais celui-ci se rapproche, pousse des cris perçants, multiplie ses bonds, dans le désir qui le pousse à se saisir de sa proie ; de même, porté par son ardeur, Achille volait droit en avant, tandis qu'en sa frayeur Hector fuyait au pied du rempart des Troyens et manœuvrait ses rapides genoux. Tous deux alors, s'écartant de plus en plus du mur, passant auprès du poste d'observation et du figuier battu des vents, s'élancèrent sur la route des chars. Ils arrivèrent au bord des deux fontaines aux belles eaux courantes, à l'endroit où jaillissent deux sources provenant du Scamandre aux eaux tourbillonnantes. L'une fait couler une eau chaude et monter comme d'un feu qui brûle, une fumée autour d'elle ; l'autre, pendant l'été, épanche un flot comparable à la grêle, à la froide neige ou à la glace qui est formée par l'eau. Là, tout près d'elles, étaient de larges lavoirs, de beaux lavoirs en pierre, où les épouses troyennes et leurs charmantes filles lavaient leur linge éblouissant, jadis, en temps de paix, avant que vinssent les fils des Achéens. lis les longèrent en courant ; l'un d'eux fuyait, et l'autre, par derrière, lui donnait la poursuite. En avant, c'était un vaillant qui fuyait, mais c'était un bien plus brave encore qui le poursuivait avec rapidité. Tous deux ne voulaient pas gagner une victime, ni une peau de bœuf, ces prix coutumiers des compétitions pédestres chez les hommes ; mais l'enjeu de leur course était la vie d'Hector, le dompteur de chevaux. De même que, pour disputer le prix, les chevaux aux sabots emportés autour des bornes galopent à toute allure ; le grand prix est là : trépied ou femme, et les jeux se célèbrent en l'honneur d'un défunt ; tous deux, de même, firent trois fois le tour de la ville de Priam, emportés par leurs jambes alertes. Tous les dieux considéraient ce spectacle, et le Père des hommes et des dieux fut le premier alors à prendre la parole :

 

    — Hélas ! c'est un homme qui m'est cher que mes yeux voient poursuivre autour de la muraille. Mon cœur s'apitoie sur Hector, qui a brûlé pour moi maintes cuisses de bœufs sur les sommets de l'Ida aux replis innombrables, et d'autres fois encore au sommet de la ville. Et maintenant, voici que le divin Achille, avec ses pieds rapides, le poursuit autour de la ville de Priam. Allons ! songez et décidez, dieux, si nous le sauverons de la mort, ou si, dès ce moment, nous le ferons abattre par le Péléide Achille, quelque brave qu'il soit. »

 

    Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

    — Père qui détiens la foudre éblouissante, dieu des sombres nuées, qu'as-tu dit ? Un homme, un mortel marqué depuis longtemps par le Destin, tu veux l'affranchir de la mort exécrée ! Fais-le, mais nous tous, les autres dieux et moi, nous ne t'approuvons pas. »

 

    Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

    —Rassure-toi, Tritogénie, ma fille. Je ne parle pas d'un cœur bien décidé, et je veux te complaire. Agis à ton idée ; ne t'en désiste plus. »

 

    En parlant ainsi, Zeus excita l'ardeur déjà brûlante d'Athéna. Elle descendit d'un bond des sommets de l'Olympe.

 

    Cependant, le rapide Achille poursuivait Hector sans relâche en le serrant de près. De même qu'un chien poursuit dans les montagnes, à travers vaux et combes, le faon d'une biche qu'il a levé du gîte ; s'il lui échappe après s'être terré sous un buisson, le chien court sans répit et le suit à la piste, jusqu'à ce qu'il l'ait trouvé ; de même, Hector n'échappait pas au fils aux pieds rapides de Pelée. Chaque fois qu'il s'élançait en face des portes dardaniennes, songeait à bondir sous les murs bien construits, dans l'espoir que les traits des Troyens du haut des remparts pourraient le protéger, chaque fois Achille, prenant les devants, le rabattait vers la plaine, car il volait toujours en appuyant du côté de la ville. De même qu'en un rêve, lorsqu'un homme ne peut se mettre à la poursuite d'un autre qui s'enfuit : l'un ne peut pas se dérober à l'autre, ni l'autre le poursuivre ; de même, Achille ne pouvait pas atteindre Hector à la course, ni Hector se soustraire à Achille. Dès lors, comment Hector aurait-il pu échapper aux Génies de la mort, si Apollon, pour l'ultime et la dernière fois, n était venu près de lui ranimer son ardeur et ses genoux alertes ? A ce moment, le divin Achille faisait à ses guerriers un signe de sa tête ; il leur défendait de lancer contre Hector des traits amers, car il craignait qu'un autre en l'atteignant ne lui prît cette gloire, et que lui-même n'arrivât qu'en second. Mais quand, pour la quatrième fois, ils revinrent tout auprès des fontaines, le Père alors déploya ses balances d'or ; il y plaça deux sorts marqués d'un raidissant trépas, l'un pour Achille, et l'autre pour Hector dompteur de chevaux. Par le milieu il souleva le fléau, et ce fut le jour fatal d'Hector qui se prit à pencher et à descendre jusque chez Hadès. Phœbos Apollon alors l'abandonna. 

 

    Athéna, la déesse aux yeux pers, accourut auprès du Péléide et, s'arrêtant près de lui, lui adressa ces paroles ailées :

 

     — C'est maintenant, je l'espère, brillant Achille aimé de Zeus, que nous allons tous deux porter vers leurs vaisseaux une gloire insigne aux Achéens, en immolant Hector, tout insatiable de bataille qu'il soit. Il ne lui est plus permis à cette heure de nous éviter, pas même si Apollon, le dieu qui au loin écarte les fléaux, se donnait un grand mal, en se roulant aux pieds de son père, Zeus porte-égide. Toi donc, arrête-toi sur l'heure et reprends ton baleine. Pour moi, je vais joindre cet homme et le persuader de te combattre en face. »

 

    Ainsi dit Athéna. Achille obéit, et son cœur fut en joie. Il s'arrêta, appuyé sur le frêne à la pointe de bronze. La déesse alors le quitta, et, prenant de Déiphobe et la taille et la voix indomptable, elle alla trouver le divin Hector. S'arrêtant près de lui, elle lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Très cher, le rapide Achille te fait rude violence, en te poursuivant avec ses pieds rapides tout autour de la ville de Priam. Mais allons! arrêtons-nous, et résistons sur place. »

 

    Le grand Hector au casque à panache oscillant lui répondit alors :

 

    — Déiphobe, jusqu'ici déjà, tu étais pour moi de beaucoup le plus cher de tous mes frères, de tous les fils qui naquirent d'Hécube et de Priam. Mais aujourd'hui, je pense que je dois encore plus t'honorer en mon cœur, toi qui as osé, lorsque tes yeux m'ont vu, sortir hors du rempart, quand tous les autres s'y tiennent enfermés.»

 

    Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

    — Très cher, mon père et ma mère vénérable me suppliaient en touchant mes genoux tour à tour, ainsi que les amis qui étaient autour d'eux, de rester où j'étais, tant la frayeur les faisait trembler tous. Mais mon cœur était en moi rongé par une triste douleur. Maintenant donc, portés tout droit par notre ardeur, combattons, et que nos lances ne se ménagent pas, afin que nous sachions si Achille, nous ayant tués tous deux, emportera sur ses nefs nos dépouilles sanglantes, ou s'il sera lui-même dompté par ta lance.

 

    Ayant ainsi parlé, Athéna avança la première pour abuser Hector. Mais quand, marchant l'un contre l'autre, ils furent en présence, le grand Hector au casque à panache oscillant fut le premier à prendre la parole :

 

    — Je ne te fuirai plus, fils de Pelée, comme je viens de le faire ; j'ai couru trois fois autour de la grande ville de Priam, et je n'ai pas osé attendre ton approche. Mais mon cœur me pousse cette fois à me dresser devant toi ; il faut que je te tue, ou bien que je sois tué. Allons ! remettons-nous présentement aux dieux, car ils seront les meilleurs témoins et les meilleurs garants de nos accords. Pour moi, je ne t'outragerai point ignominieusement, si Zeus me donne de rester vainqueur et de t'ôter la vie. Mais, lorsque je t'aurai dépouillé de tes armes illustres, Achille, je rendrai ton corps aux Achéens. Toi, jure d'en faire autant. »

 

    Achille aux pieds rapides, en le toisant d'un regard de travers, lui répondit alors :

 

    — Hector à jamais exécré, ne viens pas me parler d'accords. Car il n'y a pas entre les lions et les hommes de serments assurés ; les loups et les agneaux n'ont pas une âme animée de sentiments communs, mais ils ne cessent de chercher entre eux à se faire du mal ; de même, il n'y a pas d'amitié possible entre toi et moi ; aucun serment ne pourra nous lier, avant que l'un de nous ne soit tombé et n'ait de son sang rassasié Arès, ce guerrier à peau dure. Rappelle à toi tout ton courage. C'est maintenant surtout qu'il faut être piquier et hardi combattant. Tu n'as plus aucun moyen de fuir ; c'est sur-le-champ que Pallas Athéna va te dompter par ma lance, et c'est à l'instant même que tu paieras d un seul coup tous les deuils que me valurent les compagnons que m'a tués ta lance impétueuse. »

 

    Il dit, et, brandissant sa pique à l'ombre longue, il la projeta. Mais le brillant Hector sut l'éviter en la voyant venir ; il se baissa en prévoyant le coup. La pique de bronze vola par-dessus et s'en alla se ficher dans la terre. Mais Pallas Athéna l'arracha et la rendit à Achille, sans être vue d'Hector, le pasteur des guerriers. Hector dit alors à l'irréprochable fils de Pelée :

 

    — Tu m'as manqué ! et Zeus, Achille semblable aux dieux, ne t'avait pas encore instruit de mon destin. Tu le disais pourtant. Mais tu n'étais qu'un hâbleur, un détrousseur de mots, essayant par intimidation de me faire oublier ma force et ma vaillance. Non, ce n'est pas dans le dos d'un fuyard que tu pourras enfoncer ta lance. Mais, lorsqu'en mon ardeur je fondrai droit sur toi, pousse-la donc à travers ma poitrine, si un dieu te permet de le faire. Quant à toi, tâche d'éviter à présent ma pique de bronze. Puisses-tu l'emporter tout entière en ta peau ! La guerre deviendrait plus légère aux Troyens, si tu venais à mourir, car tu es pour eux le pire des fléaux. »

 

    Il dit, et, brandissant sa pique à l'ombre longue, il la projeta. Il atteignit le fils de Pelée au milieu du bouclier, et ne le manqua pas ; mais la lance fort loin du bouclier rebondit. Hector se dépita de ce qu'un trait rapide s'était vainement échappé de sa main. Il s'arrêta, consterné, car il n'avait pas d'autre lance de frêne. D'une voix forte, il appela Déiphobe au brillant bouclier. Il lui demandait une forte lance, mais Déiphobe n'était plus près de lui. Hector alors comprit tout en son âme, et dit à haute voix : 

 

     — Hélas ! les dieux certainement m'appellent à mourir. Je croyais, en effet, que le héros Déiphobe était auprès de moi ; mais il est dans nos murs, et Athéna   m'a trompé. Or, voici qu'à cette heure la mort affreuse est proche ;

 

 

 

 elle n'est plus éloignée, et je suis sans refuge. C'était donc là ce qui tenait le plus au bon plaisir de Zeus et du fils de Zeus, Apollon qui lance au loin les traits, eux qui jusqu'ici se montraient bienveillants et me protégeaient. Aujourd'hui donc la destinée m'atteint. Toutefois, je ne veux point périr sans effort ni sans gloire, mais après avoir accompli un haut fait, digne d'être connu des nommes qui viendront.»

 

    Ayant ainsi parlé, il tira le glaive acéré qui, grand et fort, s'allongeait sous son flanc ; puis, se ramassant sur lui-même, il s'élança comme l'aigle qui, volant du haut des airs, fond dans la plaine à travers les nuées ténébreuses pour se saisir d'une tendre agnelle ou d'un lièvre blotti. De la même façon s'élança Hector, en brandissant son glaive acéré. Achille prit aussi son élan, le cœur empli d'une sauvage ardeur. Par devant, il se couvrait la poitrine avec son beau bouclier habilement ouvragé ; son casque étincelant, à quatre bossettes, s'inclinait sur sa tête, et les beaux brins d'or, qu'Héphaestos avait étirés en grand nombre tout autour de l'aigrette, ondoyaient en tout sens. Tel l'astre qui s'avance au milieu d'autres astres au plus fort de la nuit : Vesper, le plus bel astre qui ait sa place au ciel ; telle luisait la lance bien aiguisée qu'Achille brandissait de sa droite, en méditant la perte du divin Hector, et en cherchant sur sa belle chair l'endroit où elle serait le plus pénétrable. Or, les belles armes de bronze dont il avait, après l'avoir tué, dépouillé par violence le vigoureux Patrocle, garantissaient sa chair de toutes parts ; elle n'apparaissait qu'au seul point où les clavicules séparent le col des épaules, au creux de la gorge, là où se perd le plus rapidement le souffle de la vie. Ce fut donc là que le divin Achille poussa sa pique contre 1'argent Hector. Son cou délicat fut de part en part traversé par la pointe ; mais la pique de frêne, alourdie par le bronze, ne trancha point la trachée ; elle permit à Hector de dire quelques mots de réponse à Achille. Hector tomba dans la poussière, et le divin Achille exultant s'écria :

 

    — Hector, tu te disais sans doute, en dépouillant Patrocle, que tu serais indemne, et tu n'étais pas en garde contre moi qui restais à l'écart, insensé ! Mais loin d'ici, en arrière et près des vaisseaux, se tenait un vengeur beaucoup plus fort que lui: c'était moi qui viens de rompre tes genoux. Toi, les chiens et les rapaces te déchireront ignominieusement, tandis qu'à Patrocle, les Achéens rendront les honneurs funèbres. »

 

    Exténué, Hector au casque à panache oscillant lui répondit :

 

   — Je t'en supplie, par ton âme, tes genoux, tes parents, ne laisse pas les chiens me dévorer auprès des nefs achéennes. Mais accepte du bronze et de l'or à ta suffisance, dons que te feront mon père et ma mère vénérable. Quant à mon corps, rends-le dans ma demeure, afin que les Troyens et les épouses troyennes m'accordent, une fois mort, les flammes du bûcher. »

 

    En le toisant d'un regard de travers, Achille aux pieds rapides lui répondit alors :

 

    — Ne me supplie pas, chien, ni par mes genoux, ni par mes parents. Ah ! comme je voudrais que ma fureur et mon cœur me poussassent à couper tes chairs en morceaux et à les manger crues, pour tout le mal que tu m'as fait ! Non, personne ne saurait éloigner les chiens de ta tête, dût-on m'apporter et déposer ici des rançons dix et vingt fois plus lourdes, et me promettre d'autres choses encore ; non, pas même si Priam, le fils de Dardanos, ordonnait de te peser toi-même à ton poids d'or. Non, même à ce prix, elle ne te pleurera pas, après t'avoir exposé sur un lit funéraire, la vénérable mère qui t'a donné le jour. Mais chiens et rapaces te dévoreront tout entier.»

 

    Sur le point d'expirer, Hector au casque à panache oscillant répondit :

 

    — Oui, je te vois bien tel que je te connais, et je ne devais pas parvenir à te toucher, car tu as un cœur de fer dans le fond de ton âme. Mais prends garde à présent que mon sort ne te vaille la rancune des dieux, le jour où Paris et Phoebos Apollon te feront périr, si brave que tu sois, devant la Porte Scée.»

 

    Comme il parlait ainsi, le terme de la mort enveloppa Hector ; son âme, s'envolant de ses membres, s'en alla chez Hadès, gémissant sur son sort, abandonnant et vigueur et jeunesse. Il était mort, quand le divin Achille lui adressa ces mots :

 

    —Meurs ! Pour moi, j'accueillerai le Génie de la mort, lorsque Zeus et les autres dieux immortels voudront me l'envoyer. »

 

    Il dit, et il retira du cadavre sa pique de bronze ; puis, la mettant à l'écart, il dépouilla les épaules du mort de ses armes sanglantes. Les autres fils des Achéens vinrent alors l'entourer et contempler la taille et la beauté admirable d'Hector ; nul ne passa près de lui sans le piquer d'un coup de lance, et chacun disait en regardant son voisin :

 

   — Ah ! comme il est, Hector, bien plus doux à palper que lorsqu'il jetait, avec un feu ardent, l'incendie sur nos nefs ! »

 

    Ainsi chacun parlait, et quiconque passait le piquait de sa lance. Quand le divin Achille aux pieds infatigables l'eut dépouillé, il se dressa parmi les Achéens et dit ces mots ailés : 

 

    —Amis, conducteurs et conseillers des Argiens, puisque les dieux nous ont donné de dompter cet nomme qui nous causait tant de maux, autant à lui seul que tous les autres ensemble, allons ! essayons de nous porter en armes tout autour de la ville, afin de connaître quelle est la pensée des Troyens, et de savoir s'ils abandonneront leur haute cité, Hector étant tombé, ou s'ils s'obstineront à résister encore, même quand il n'est plus. Mais pourquoi mon cœur me tient-il ce langage ? Il reste gisant auprès des vaisseaux, sans être pleuré ni enseveli, le corps de Patrocle, de ce Patrocle que je n'oublierai jamais, tant que je serai parmi les vivants, et que mes chers genoux pourront se soulever. Et si chez Hadès les morts sont oubliés, je veux, quant à moi, même là-bas, me souvenir de mon cher compagnon. Pour l'instant, fils des Achéens, retournons en chantant un péan auprès des nefs creuses, et emmenons ce cadavre. Nous avons remporté une grande gloire, nous avons tué le divin Hector, que les Troyens dans leur ville invoquaient comme un dieu. »

 

    Il dit, et il songeait contre le divin Hector à d'indignes forfaits. Il lui perça par derrière, de la cheville au talon, les deux tendons des pieds ; il y noua des lanières de cuir qu'il attacha au char, laissant traîner la tête du cadavre. Puis, montant sur son char, après avoir chargé les armes glorieuses, il fouetta et lança ses chevaux, et ceux-ci dès lors de bon cœur s'envolèrent. Un nuage de poussière se soulevait de ce corps entraîné ; ses cheveux d'un bleu noir s'allongeaient sur la terre, et sa tête entière, naguère pleine de grâce, gisait dans la poussière. Zeus accordait alors aux ennemis d'Hector de l'outrager sur le sol de sa propre patrie.

 

   Or, tandis que sa tête était tout entière noyée dans la poussière, sa mère s'arrachait les cheveux, rejetait loin d'elle le voile éclatant qui tombait de sa tête et, à la vue de son fils, se lamentait en poussant de grands cris. Son père gémissait d'une voix pitoyable, et le peuple autour d'eux s'abandonnait dans la ville aux gémissements et aux lamentations. C'était absolument comme si la sourcilleuse Ilion eût été tout entière, de la base au sommet, consumée par le feu. Le peuple avait peine à retenir le vieillard indigné, tant son ardeur le poussait à sortir des portes dardaniennes. Il implorait tout le monde, en se roulant dans l'ordure, et nommait chacun par son propre nom :

 

    — Cessez, amis ! et laissez-moi, malgré votre sollicitude, sortir seul de la ville et me rendre auprès des vaisseaux achéens. Je veux supplier cet homme fou d'orgueil et de brutalité, et voir si par hasard il en viendrait à respecter mon âge et à prendre ma vieillesse en pitié. Il a aussi un père comme moi, Pelée, qui l'engendra et le nourrit pour être le fléau des Troyens. Mais c'est surtout à moi, plus qu'à tout autre, qu'il infligea des maux, tant il m'a tué d'enfants florissants de jeunesse ! Or, sur eux tous, je ne pleure pas autant, malgré mon affliction, que sur un seul, Hector, dont le regret poignant me fera descendre dans la maison d'Hadès. Que n'est-il mort en mes bras ! Nous pourrions alors nous rassasier de pleurs et de sanglots, la mère infortunée qui l'enfanta, et moi-même. »

 

    Ainsi parlait-il en pleurant, et les citoyens gémissaient avec lui. Hécube alors préluda aux effrayantes lamentations des Troyennes :

 

    — Mon enfant ! pourquoi faut-il, infortunée, que je vive, après les maux que j'ai soufferts, alors que tu n es plus, ô toi qui, nuit et jour, étais pour moi au sein de la cité un sujet de triomphe, et le soutien de tous les Troyens et de toutes les Troyennes qui étaient dans la ville, et qui comme un dieu te saluaient ? Oui, tu étais pour eux une grande gloire, lorsque tu vivais ; mais à présent la mort et la destinée t'ont atteint. »

 

    Ainsi parlait-elle en pleurant. Or, l'épouse d'Hector ne savait encore rien, car aucun messager véridique n'était venu lui dire que son époux restait en dehors des portes. Retirée dans le rond de sa haute demeure, elle tissait un grand carré de toile, un châle de pourpre, sur lequel elle semait toutes sortes de fleurs. Mais elle avait ordonné aux servantes aux belles boucles de placer au fond de sa maison un grand trépied sur le feu, afin qu'Hector pût trouver un bain chaud au retour du combat. L'insensée elle ne soupçonnait pas que, bien loin de ce bain, Athéna aux yeux pers, sous les mains d'Achille, avait dompté Hector. Elle entendit les gémissements et les lamentations qui partaient du rempart. Un frisson de vertige secoua tous ses membres et la navette lui tomba de la main. Dès qu'elle revint à elle, elle dit à ses servantes aux belles boucles :

 

    — Venez ici. Que deux de vous me suivent, afin que je voie ce qui s'est passé. J'ai entendu la voix de ma vénérable belle-mère ; mon cœur en moi-même, du fond de ma poitrine, bondit jusqu'à ma bouche, et mes genoux se raidissent sous moi. Quelque malheur est proche des fils de Priam ! Ah ! que la nouvelle en reste bien loin de mon oreille ! Mais j'ai terriblement peur que le divin Achille, après l'avoir isolé et lui avoir coupé le chemin de la ville, ne poursuive à travers la plaine mon intrépide Hector, et ne mette fin à la funeste vaillance qu'il possédait, car il ne restait jamais dans la masse des troupes, mais s'élançait toujours très en avant, ne le cédant à personne en ardeur. »

 

    Ayant ainsi parlé, elle s'élança hors de ses appartements, telle une âme en délire, le cœur tout palpitant ; ses servantes l'accompagnaient. Dès qu'elle parvint sur le mur et au milieu de la foule des nommes, elle s'arrêta, debout sur le rempart, et jeta les yeux de tous côtés.

 

 

 

 Elle aperçut Hector traîné devant la ville ; les rapides chevaux indignement le traînaient vers les vaisseaux creux des Achéens. S'abaissant sur ses yeux, une nuit ténébreuse la recouvrit alors ; elle chut à la renverse et exhala son âme. Loin de sa tête, elle envoya tomber les brillantes attaches qui retenaient sa coiffure : diadème, résille et bandelette tressée, ainsi que le voile que lui avait donné Aphrodite d'or, le jour où Hector au casque à panache oscillant l'emmena du palais d'Éétion. après avoir offert mille présents de noces. Autour d'elle, les sœurs de son mari et les femmes de ses beaux-frères se pressaient en foule, la retenaient parmi elles, désespérée au point d'en mourir. Mais elle, dès que le souffle lui revint et que la vie se fut recueillie en son cœur, gémit en poussant un profond soupir, et s'écria au milieu des Troyennes :

 

    — Hector, que je suis malheureuse ! Nous sommes donc nés l'un et l'autre pour un même destin, toi, à Troie, dans le palais de Priam ; moi, à Thèbes, au pied du Places boisé, dans le palais d'Éétion, qui m'éleva lorsque j'étais petite, père infortuné d'une malheureuse fille. Plût au ciel qu'il ne m'eût pas engendrée ! Et maintenant, voici que tu t'en vas vers la maison d'Hadès, dans les abîmes souterrains de la terre, tandis que tu me laisses en un affreux désespoir, veuve dans le palais. Et notre enfant, il est encore en bas âge, cet enfant que nous avons, malheureux, engendré tous les deux. Ni toi pour lui, Hector, puisque te voilà mort, tu ne seras plus un soutien, ni lui pour toi. S'il survit à la guerre, source de tant de larmes, que font les Achéens, la peine et les chagrins seront dans l'avenir constamment son partage, car des étrangers lui raviront ses terres. Le jour qui fait un enfant orphelin le rend isolé de tous ceux de son âge. Il va toujours baissant la tête, et ses joues sont humectées de larmes. Dans son dénuement, cet enfant va trouver les amis de son père, tirant l'un par le manteau, l'autre par la tunique. Si l'un d'eux s'apitoie et lui présente une coupe pendant un court instant, elle lui mouille les lèvres sans mouiller son palais. Et l'enfant qui fleurit entre ses père et mère le repousse de table, le  frappe avec ses mains  et le couvre  d'outrages : « Tiens, va-t'en ! Ton père n'est pas de notre table. » Et l'enfant tout en pleurs remonte chez sa mère, une veuve, et cet enfant, c'est mon Astyanax qui, auparavant, sur les genoux de son père, ne mangeait que la moelle et que la succulente graisse des agneaux ! Puis, quand le sommeil le prenait et qu'il cessait de babiller, il dormait dans un lit, entre les bras de sa nourrice, sur une couche moelleuse, le cœur gorgé d'aliments fortifiants. Mais à présent, ce sont des maux sans nombre qu'il aura à souffrir, privé de son cher père, cet Astyanax, celui que les Troyens appellent de ce nom, car tu étais le seul à protéger pour eux leurs portes et leurs hautes murailles. Et toi maintenant, loin de tes parents, près des vaisseaux aux poupes recourbées, les vers grouillants te dévoreront, après que les chiens se seront repus de ta chair nue ! Et pourtant, là dans le palais, il est pour toi des vêtements légers et charmants, confectionnés par les mains des femmes. Je vais donc, sans profit pour toi, car ce n'est pas en eux que tu seras couché, les consumer tous au sein d'un feu ardent ; mais ils te rendront gloire aux yeux des Troyens ainsi que des Troyennes. » 

 

   Ainsi parlait-elle en pleurant, et les femmes gémissaient avec elle.

CHANT XXIII

 Ainsi gémissaient les Troyens dans la ville. Quant aux Achéens, lorsqu'ils furent arrivés vers les nefs et près de l'Hellespont, ils se dispersèrent, et chacun rejoignit son vaisseau. Aux seuls Myrmidons, Achille ne permit pas de se disperser, mais il dit à ses belliqueux compagnons :

 

     — Myrmidons aux rapides chevaux, mes très chers compa­gnons, ne détachons pas encore de leurs chars les chevaux aux sabots emportés ; mais, avec chevaux et chars, approchons-nous et pleurons Patrocle, car tel est l'honneur réservé aux morts. Puis, lorsque nous aurons satisfait au plaisir douloureux de gémir, nous détacherons les chevaux, et nous prendrons tous ici notre repas du soir. »

 

    Ainsi parla-t-il ; et tous, en rangs serrés, se mirent à pleurer. Achille les guidait. Trois fois autour du mort, ils poussèrent en pleurant leurs chevaux à belle robe. Au milieu d'eux, Thétis excitait le désir de la plainte. Le sable était trempé et l'armure des guerriers était trempée de larmes, tant ils regrettaient un si puissant artisan de déroute. Le fils de Pelée fut le premier pour eux, après avoir posé ses mains tueuses d'hommes sur la poitrine de son compagnon, à donner cours et force à la lamentation :

 

    — Réjouis-toi, Patrocle, même dans la maison d'Hadès ! car je vais sans tarder accomplir tout ce que je t'avais auparavant promis : Hector, traîné jusqu'ici, sera livré aux chiens pour être mangé cru, et douze illustres fils de Troyens devant ton bûcher seront égorgés, dans la colère que me cause ton meurtre. »

 

    Il dit, et il songeait contre Hector à d'indignes forfaits. Le front dans la poussière, il l'étendit à côté du lit funéraire du fils de Ménœtios. Les Myrmidons alors se dévêtirent chacun de leurs armes éclatantes de bronze, dételèrent leurs chevaux hennissants et, par milliers, s'assirent près de la nef du descendant d'Éaque aux pieds rapides. Achille leur offrit un repas funéraire d'une digne opulence. Nombre de taureaux blancs mugissaient, égorgés sous le fer ; nombre de moutons et de chèvres bêlantes. Et nombre aussi de porcs aux dents blanches, florissants de graisse, grillaient étendus au milieu des flammes d'Héphaestos. Partout, autour du cadavre, le sang coulait comme à pleine coupe.

 

    Pendant ce temps, les rois des Achéens conduisaient auprès du divin Agamemnon le fils de Pelée, le chef aux pieds rapides, qu ils avaient eu si grand peine à convaincre, tant son cœur s'irritait du trépas de son compagnon. S'étant mis en route, ils arrivèrent sous la tente d'Agamemnon, et aussitôt alors ils ordonnèrent aux hérauts à voix forte de placer sur le feu un grand trépied, afin d'essayer de décider le fils de Pelée à se laver du sang figé qui le souillait. Mais Achille durement refusa et jura ce serment :

 

    — Non, par Zeus, qui est le plus haut et le plus puissant des dieux, il n'est pas permis que l'eau d'un bain approche de ma tête, avant que j'aie placé Patrocle sur le feu, accumulé un tertre et coupé mes cheveux. Car jamais une seconde fois douleur pareille ne viendra dans mon cœur, tant que je resterai au nombre des vivants. Mais allons ! pour l'instant, ne nous refusons point à cet odieux repas, et demain, dès l'aurore, roi des guerriers Agamemnon, ordonne qu'on amène du bois, et qu'on prépare tout ce qu'il est bienséant que possède un mort pour s'en aller sous le couchant brumeux. Il faut qu'au plus vite le feu infatigable consume Patrocle et le ravisse à nos yeux, et que nos troupes retournent à leurs travaux. »

 

      Ainsi parla-t-il ; tous l'écoutèrent attentivement et lui obéirent. Après avoir chacun préparé le repas avec empressement, ils festoyèrent, et l'appétit ne fit point défaut à ce repas également partagé. Aussitôt qu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, ils allèrent se coucher, chacun sous sa tente. Mais le fils de Pelée, gémissant lourdement au milieu des nombreux Myrmidons, s'étendit sur le rivage de la mer au sourd déferlement, dans un endroit net, où les flots avaient purifié le rivage. Quand, déliant les chagrins de son cœur, le sommeil enveloppant et profond ! eut saisi — car il avait fort lassé ses membres rayonnants, en fonçant sur Hector en face d'Ilion battue par les vents — voici que survint l'âme du malheureux Patrocle, toute pareille à lui-même pour la taille, les beaux yeux et la voix, et pareils aussi, tout autour de sa chair, étaient ses vêtements. Elle s'arrêta au-dessus de la tête d'Achille et lui dit ces paroles :

 

    — Tu dors, et tu m'oublies, Achille. Tu ne me négligeais point lorsque j'étais vivant, mais tu m'abandonnes maintenant que je suis mort. Ensevelis-moi au plus vite, et que je franchisse les portes d'Hadès. Des âmes, fantômes de ceux qui ont fini de souffrir, me repoussent au loin et ne me laissent pas, au delà du fleuve, me mêler à elles, et c'est en vain que j'erre autour de la demeure aux larges portes d'Hadès. Donne-moi donc ta main et que je me lamente, puisque je ne sortirai plus désormais de l'Hadès, lorsque vous m'aurez accordé ma part de feu. Jamais plus, en effet, tous deux vivants, assis à l'écart de nos chers compagnons, nous ne ferons de projets. Mais l'exécrable destin qui m'échut au jour de ma naissance, m'a englouti dans sa gueule. Et pour toi aussi, Achille semblable aux dieux, ton sort est de périr sous les murs des Troyens opulents. Mais j'ai encore autre chose à te dire et à te recommander, si tu veux m'obéir. Ne place pas mes os loin des tiens, Achille ; qu'ils reposent ensemble, comme ensemble nous fûmes élevés dans vos demeures, lorsque Ménoetios, à la suite d'un meurtre déplorable, me conduisit tout jeune d'Oponte chez vous, le jour où, inconsidérément et sans le vouloir, je tuai le fils d'Amphidamas, m'étant mis en colère à propos d'osselets. A ce moment, Pelée conducteur de chevaux m'admit en sa demeure, m'éleva avec sollicitude et me nomma ton serviteur. Ainsi, qu'un même vase renferme nos os à tous les deux, l'urne d'or à deux anses que te donna ta vénérable mère.» 

 

    Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

 

    — Pourquoi, tête si chère, es-tu venu ici, et me fais-tu chacune de ces invitations ? Pour moi, c'est sans réserve que j'accomplirai tout et que j'obéirai, comme tu le prescris. Mais viens plus près de moi ; embrassons-nous un instant et satisfaisons au plaisir douloureux de gémir. »

 

    Ayant ainsi parlé, il étendit les bras, mais il ne saisit rien. L'âme, telle une fumée, s'était enfuie sous terre avec un cri aigu. Stupéfié, Achille se leva, se frappa dans les mains, et dit ces mots plaintifs :

 

    — Hélas ! il est donc vrai qu'il existe, même dans la maison d'Hadès, une âme et un fantôme, mais sans aucun organe corporel. Car, toute la nuit, l'âme du malheureux Patrocle s'est tenue près de moi, gémissante et pleurante ; elle me dictait chacune de ses recommandations, et ressemblait merveilleusement à lui-même.»

 

    Ainsi parla-t-il, et il fit naître chez tous le désir de gémir.

 

 

 

Or, pendant qu'ils pleuraient autour du lamentable mort, l'Aurore aux doigts de rose apparut. Le roi Agamemnon fit alors sortir de toutes parts et de toutes les tentes les mulets et les hommes pour amener du bois. A leur tête se mit un excellent guerrier, Mérion, servant d'Idoménée ami de la vaillance. Ils partirent en portant en leurs mains, cognées de bûcherons et cordes tien tressées ; devant eux cheminaient les mulets. Ils marchèrent longtemps sur des sentiers montants et descendants, directs et obliques. Mais quand ils arrivèrent sur les flancs de l'Ida riche en sources, ils se hâtèrent aussitôt de couper, avec le bronze au large tranchant, les chênes aux cimes chevelues. Les arbres tombaient avec un grand fracas. Les Achéens ensuite, les ayant débités, les attachèrent a la suite des mules. Celles-ci alors, impatientes d'arriver dans la plaine, tailladaient la terre avec leurs pieds, à travers les épaisses broussailles. Tous les coupeurs de bois portaient aussi des troncs. Ainsi l'avait ordonné Mérion, le serviteur d'Idoménée ami de la vaillance. Les uns après les autres, ils se déchargèrent de leurs fardeaux sur un promontoire, à l'endroit désigné par Achille pour élever un grand tertre à Patrocle, ainsi qu'à lui-même. Lorsqu'ils eurent en tout sens étalé une indicible quantité de bois, ils s'assirent sur place et attendirent après s'être groupés. Achille alors commanda aux Myrmidons amoureux de la guerre de se ceindre de bronze et d'atteler chacun les chevaux à leurs chars. Ils se dressèrent donc et revêtirent leurs armes. Combattants et cochers montèrent sur les chars. Les guerriers montés sur des chars s'ébranlèrent les premiers ; après eux, suivait une innombrable nuée de fantassins, au milieu desquels Patrocle était porté par ses compagnons. De leurs cheveux, son corps était tout entier couvert ; ils les jetaient sur lui, au fur et à mesure qu'ils se les coupaient. Par derrière, le divin Achille lui soutenait la tête, accablé de douleur, car il convoyait chez Hadès son compagnon sans reproche. Lorsqu'ils arrivèrent sur le lieu qu'Achille leur avait désigné, ils déposèrent le cadavre et promptement entassèrent tout le Lois désirable. A ce moment, le divin Achille aux pieds rapides prit un autre parti. Debout, à l'écart du bûcher, il coupa la blonde chevelure qu'il avait entretenue et laissée florissante pour en faire offrande au fleuve Sperchios. Accablé, il dit alors, en regardant vers la mer couleur de lie de vin :

 

    — Sperchios, c'est vainement que mon père, Pelée, te promit qu'à mon retour là-bas, dans la terre de ma douce patrie, je couperais pour toi ma chevelure, je t'offrirais une hécatombe sacrée, en immolant sur tes bords cinquante moutons mâles, auprès de tes sources, là où pour toi se dressent une enceinte et un autel embaumé. Ainsi priait le vieillard ; mais toi, tu n'as pas accompli son désir. Maintenant donc, puisque je ne dois plus retourner dans la terre de ma douce patrie, c'est au héros Patrocle que je veux, pour qu'il l'emporte avec lui, confier ma chevelure. »

 

    Ayant ainsi parlé, il mit sa chevelure entre les mains de son cher compagnon, et fit naître chez tous le désir de gémir. Dès lors, ils se seraient lamentés jusqu'au moment où s'enfonce la clarté du soleil, si Achille aussitôt n'avait dit, en s'arrêtant auprès d'Agamemnon :

 

    — Atride, car c'est à toi, à tes ordres surtout, qu'obéit l'armée des Achéens, il leur est possible de se rassasier de pleurs un peu plus tard. Pour l'instant, disperse les hommes loin de ce bûcher, et ordonne-leur d'apprêter le repas. Nous nous occuperons de ce qui reste à faire, nous à qui surtout revient le soin au mort. Que les chefs cependant restent auprès de nous.»

 

    Dès qu'Agamemnon, le roi des guerriers, eut entendu ces mots, aussitôt il dispersa les troupes à travers les nefs au solide équilibre. Les intimes du mort restèrent sur les lieux et entassèrent le bois. Ils firent un bûcher d'une longueur de cent pieds, sur toutes ses faces. Au faîte du bûcher, le cœur plein d'affliction, ils placèrent le cadavre. Nombre de vigoureux moutons, de bœufs tourne-pieds, aux cornes recourbées, furent devant le bûcher écorchés et parés. Prenant la graisse de toutes ces victimes, le magnanime Achille en recouvrit le mort, des pieds jusqu'à la tête ; puis, autour de Patrocle, il entassa les corps des bêtes écorchées. Il mit encore avec elles des amphores de miel et d'huile, en les inclinant vers le lit funéraire. Dans un élan vigoureux, il jeta ensuite sur le bûcher quatre chevaux à la fière encolure, tout en poussant de profonds soupirs. Le héros Patrocle possédait neuf chiens, compagnons de sa table ; Achille coupa le cou à deux et les jeta sur le bûcher. Il y jeta encore, après les avoir égorgés par le bronze, les douze nobles fils des Troyens magnanimes, car son cœur n'aspirait qu'à de sanglants exploits. Enfin, sur le bûcher, il déchaîna l'ardeur indomptable du feu, pour qu'il dévorât tout. Il gémit ensuite, et par son nom appela son ami :

 

    — Réjouis-toi, Patrocle, même dans la maison d'Hadès ! Car je vais sans tarder accomplir tout ce que je t'avais auparavant promis. Les douze nobles fils des Troyens magnanimes, le feu les dévore tous en même temps que toi. Quant à Hector, je ne le donnerai pas, ce fils de Priam, à dévorer au feu, mais aux chiens.»

 

     Ainsi parlait-il, proférant des menaces. Mais les chiens ne s'affairaient pas autour du cadavre, car les chiens jour et nuit en étaient écartés par Aphrodite, la fille de Zeus. Elle avait oint Hector d'une huile de rosé, essence divine, afin qu'Achille en le traînant ne le déchirât point. Sur lui aussi, Phoebos Apollon avait fait descendre du ciel sur la plaine un sombre nuage : il avait recouvert tout l'espace qu'occupait le cadavre, de crainte que l'ardeur du soleil ne desséchât trop tôt la chair qui entourait ses tendons et ses membres.

 

    Mais le bûcher de Patrocle défunt ne s'enflammait pas. A ce moment, le divin Achille aux pieds infatigables prit un nouveau parti. Debout, à l'écart du bûcher, il pria les deux vents Borée et Zéphyre, et leur promit de splendides victimes. Il leur fit aussi, avec une coupe d'or, nombre de libations, les suppliant d accourir, afin que les morts fussent au plus vite consumés par le feu et que le bois se hâtât de brûler. La rapide Iris, entendant ses prières, partit en messagère et vint auprès des Vents. Pour lors, réunis chez Zéphyre aux souffles dangereux, ils célébraient un festin. La rapide Iris s'arrêta sur le seuil de pierre. Tous les Vents alors, dès que leurs yeux l'aperçurent, brusquement se levèrent et l'appelèrent chacun près de soi. Mais la Messagère refusa de s'asseoir et leur dit ces paroles :

 

    — Je n'ai pas le loisir de rester avec vous, car je repars sur les bords du cours de l'Océan, dans la terre des Éthiopiens, où l'on offre des hécatombes aux Immortels, et je veux, moi aussi, avoir avec eux ma part de sacrifices. Mais Achille supplie Borée et le bruyant Zéphyre d'accourir à sa voix : il vous promet de splendides victimes, si vous venez embraser le bûcher sur lequel est étendu Patrocle, sur qui se lamentent tous les Achéens. »

 

    Ayant ainsi parlé, Iris s'en alla. Les deux vents alors s'élancèrent avec un fracas prodigieux, bousculant devant eux les nuages. Bien vite ils arrivèrent à souffler sur la mer, et le îlot s'éleva sous leur stridente haleine. Ils atteignirent le sol plantureux de Troade, fondirent sur le bûcher, et le feu que les dieux font flamber se mit alors terriblement à rugir. Toute la nuit, ils frappèrent ensemble la flamme du bûcher, soufflant avec fureur. Toute la nuit aussi, le rapide Achille, ayant pris une coupe à double calice, puisait du vin dans un cratère d'or, le répandait à terre et arrosait le sol, en invoquant l'âme du malheureux Patrocle. Comme un père se lamente en brûlant les os de son fils, d'un fils nouvellement marié, dont la mort affligea les malheureux parents ; de même, Achille se lamentait en brûlant les os de son ami, rôdait tout autour du bûcher et poussait d'âpres gémissements.

 

   Lorsque l'étoile du matin vint annoncer la lumière à la terre, l'étoile après laquelle l'Aurore au voile de safran se répand sur la mer, à ce moment le bûcher s'épuisa et la flamme cessa. Les Vents repartirent pour retourner chez eux, à travers la mer de Thrace, qui gémit et bondit en grossissant ses vagues. Le Péléide alors, s'écartant du bûcher, se retirant à part, se coucha harassé de fatigue, et le doux sommeil s abattit sur lui. Mais les autres chefs, autour de l'Atride, se réunissaient en foule serrée, et le bruit et le tumulte que soulevait leur rassemblement le réveilla. Il se remit debout et leur dit ces paroles :

 

    — Atride, et vous autres, chefs des Panachéens, éteignez d'abord avec du vin couleur de feu le bûcher tout entier, tout l'emplacement qui fut envahi par l'ardeur du brasier. Recueillons ensuite les ossements de Patrocle fils de Ménœtios.

 

 

 

   Distinguons-les avec soin ; ils sont faciles à reconnaître, car il gisait au milieu du feu, tandis que les autres, nommes et chevaux, se consumaient à part, entassés pêle-mêle sur le bord du bûcher. Plaçons-les dans une urne d'or, entre deux couches de graisse, jusqu'à ce que moi-même j'aille m'enfoncer dans la maison d'Hadès. Quant au tertre, je vous recommande de ne pas prendre la peine d'en élever un très grand ; qu'il soit seulement convenable. Plus tard, Achéens, vous le rendrez large et haut, vous qui resterez après moi sur les nefs garnies de bonnes rames. »

 

    Ainsi parla-t-il ; et ils obéirent au fils aux pieds rapides de Pelée. Ils éteignirent tout d'abord le bûcher avec du vin couleur de feu, tout l'emplacement sur lequel la flamme était passée, et la cendre épaisse s'affaissa. En pleurant, ils recueillirent les blancs ossements de leur doux compagnon, dans une urne d'or, entre deux couches de graisse ; puis ils les placèrent sous la tente d'Achille et les recouvrirent d'une étoffe souple. Ils tracèrent ensuite un tertre circulaire, en jetèrent les bases tout autour du bûcher. Sans retard alors ils amoncelèrent de la terre entassée. Le tertre amoncelé, ils se retirèrent. Achille cependant retint ses troupes sur les lieux et fit asseoir leur immense assemblée. De ses vaisseaux il apporta des prix : chaudrons et trépieds, chevaux, mulets et têtes vigoureuses de bœufs, captives à la belle ceinture et fer d'un gris blanc.

 

    Tout d'abord, pour les rapides conducteurs de chevaux, il proposa de magnifiques prix : une femme à emmener, captive experte en irréprochables travaux, et un trépied à anses de vingt-deux mesures, destinés au premier. Pour le second, il proposa une jument de six ans, indomptée, le ventre chargé d'un petit mulet. Pour le troisième, il proposa un chaudron qui n'avait pas encore été mis sur le feu, un beau chaudron d'une contenance de quatre mesures, encore à l'état neuf. Pour le quatrième, il proposa deux talents d'or. Pour le cinquième, il proposa un vase à deux anses, n'allant pas au feu. Achille alors se tint debout et adressa ces mots aux Argiens :

 

     — Atride, et vous autres, Achéens aux belles cnémides, ces prix déposés dans la lice sont ceux qui attendent les conducteurs de chevaux. Si c'était, Achéens, pour un autre défunt que nous eussions aujourd'hui disputé ces prix, j aurais sans aucun doute enlevé le premier, et sous ma tente je l'aurais emporté. Car vous savez de combien mes deux chevaux l'emportent en valeur ; ils sont immortels. Poséidon les fournit à mon père Pelée, et mon père me les remit ensuite. Mais je veux cette fois m'abstenir, ainsi que mes chevaux aux sabots emportés, car ils ont perdu la noble gloire d'un si doux conducteur, d'un cocher qui, après les avoir lavés à l'eau claire, sur leurs crinières versa si souvent une huile assouplissante. Tous deux le pleurent en restant immobiles, et leurs crinières vont s'appuyer sur le sol ; tous deux restent immobiles, le cœur plein d'affliction. Que d'autres donc parmi vous, s'équipent dans l'armée, tous ceux des Achéens qui ont confiance en leurs chevaux et en leurs chars solidement ajustés. »

 

    Ainsi parla le fils de Pelée, et les rapides conducteurs de chevaux s'assemblèrent. Le tout premier qui se leva fut le pasteur des guerriers Eumélos, l'enfant chéri d'Admète, qui excellait dans l'art de mener les chevaux. Après lui se leva le fils de Tydée, le vigoureux Diomède ; il conduisait sous le joug les chevaux de Trôs, qu'il avait un jour enlevés à Énée, lorsque Énée se vit sauvé par Apollon. Après lui se leva le fils d'Atrée, le blond Ménélas descendant de Zeus ; il conduisait sous le joug de rapides coursiers : Éthé, jument d'Agamemnon, et Podargos, son cheval à lui. Cette jument, le fils d'Anchise, Échépolos, l'avait accordée en offrande à Agamemnon, pour n'avoir point à le suivre sous Ilion battue par les vents, et gagner ainsi, tout en restant chez lui, de jouir de la vie, car Zeus l'avait gratifié d'une immense opulence, et il habitait la spacieuse Sicyone. Telle était la jument que Ménélas conduisait sous le joug, toute prête à courir. Antiloque fut le quatrième à équiper ses chevaux à belle robe, Antiloque, brillant fils de Nestor, prince magnanime, descendant de Nélée. Les chevaux rapides qui emportaient son char étaient nés à Pylos. Son père alors, s'arrêtant près de lui, lui donna pour son bien des conseils avisés, quoiqu'il fût déjà réfléchi par lui-même :

 

 

 

    — Antiloque, tu fus dès ta jeunesse aimé de Zeus et de Poséidon, et ces dieux t'enseignèrent tous les secrets de diriger les chars. Aussi n'est-il pas grand besoin de t'instruire. Tu sais bien faire tourner ton char autour des bornes. Mais tes chevaux sont très lents à la course, et je pressens par là quelque malheur. Tes concurrents ont des chevaux plus prompts, mais ils ne savent pas mettre en œuvre plus d'adresse que toi. Courage donc, ami ; rappelle en ton âme tous tes moyens d'adresse, afin que les prix ne t'échappent pas. C'est par l'adresse que le bûcheron prévaut sur ses rivaux, plutôt que par la force. C'est à force d'adresse que le pilote dirige sur la mer couleur de lie de vin une nef agile, ballottée par les vents. C'est par adresse enfin que le cocher surpasse le cocher. Mais celui qui, se fiant inconsidérément à ses chevaux et à son attelage, tourne au hasard et à trop de distance, ce cocher-là voit ses chevaux s'égarer dans la course et ne les maintient pas. Quant à celui qui sait quel est son avantage, tout en poussant des chevaux inférieurs, il ne quitte point la borne du regard et la tourne de près ; il n'oublie pas non plus comment il faut d'abord, sous les rênes de cuir, allonger le galop ; mais il conduit avec ferme assurance et observe celui qui le précède. Je vais aussi clairement t'expliquer ce qui tient lieu de borne ; elle ne t'échappera pas. C'est un tronc desséché, de chêne ou de sapin, qui s'élève du sol à hauteur d'une brasse, et dont les pluies n'ont pas pourri le bois. De chaque côté, deux pierres blanches s'y trouvent appuyées, au tournant du parcours. Tout autour d'elle, la piste est unie. C'est là, soit le tombeau d'un mortel mort depuis longtemps, soit une borne érigée par les gens d'autrefois. Mais aujourd'hui, le divin Achille aux pieds infatigables l'a désignée comme borne. Rase-la donc, en poussant tout près ton char et tes chevaux. Penche-toi sur la rampe bien tressée de ton char, légèrement à gauche des chevaux ; pique en l'exhortant le cheval de droite, et lâche-lui les rênes. Quant à la borne, que ton cheval de gauche la rase à son passage, de telle sorte que le moyeu de la roue bien faite ait tout l'air d en toucher la surface. Évite pourtant de heurter la pierre, de peur de blesser tes chevaux et de briser ton char : ce serait joie pour les autres et honte pour toi-même. Ainsi donc, mon ami, réfléchis et prends garde. Car si, en la serrant de près, tu passes la borne en poussant tes chevaux, il n'est personne qui, lancé à ta poursuite, puisse t'atteindre ou te dépasser, pas même s il poussait derrière toi le divin Arion, le cheval rapide et de race divine que possédait Adraste, ou les chevaux de Laomédon, les chevaux les meilleurs qui aient été nourris en ces parages.»

 

    Ayant ainsi parlé, Nestor fils de Nélée se rassit à sa place, Les concurrents alors montèrent sur leurs chars, et jetèrent les sorts. Achille les agita, et le sort d'Antiloque, le fils de Nestor, jaillit le premier. Après lui, fut désigné le puissant Eumélos ; après lui, fut désigné l'Atride Ménélas illustre par sa lance ; après lui, Mérion le plus adroit de tous.

 

    Ils se mirent en ligne. Achille au loin, dans la plaine unie, leur indiqua la borne, et dépêcha dans son voisinage un observateur, Phénix rival des dieux, serviteur de son père, afin qu il observât la course et témoignât de la vérité.

 

     Tous à la fois levèrent alors le fouet sur leurs chevaux, les frappèrent avec des lanières, les excitèrent de la voix, impétueusement. Les chevaux prestement s'enlevèrent pour courir dans la plaine, s'éloignant des vaisseaux avec rapidité. Sous leur poitrail, la poussière se soulevait et montait comme un nuage ou comme un tourbillon, et leurs crinières s'échevelaient dans les souffles du vent. Les chars tantôt se rapprochaient de la terre nourricière, et tantôt bondissaient, suspendus dans les airs. Les conducteurs se tenaient debout sur leurs attelages, et le cœur de chacun battait du désir de gagner la victoire. Chacun d'eux exhortait ses chevaux, et ceux-ci volaient dans la plaine en se couvrant de poudre. Mais lorsque les rapides chevaux en furent à parcourir, avant de revenir vers la mer blanchissante, l'extrémité de la piste, alors apparut la valeur de chacun, et le galop des coursiers s'allongea. Dès lors, les cavales aux pieds rapides du fils de Phérès à toute allure s'élancèrent. A leur suite, s'élancèrent aussi les étalons de Diomède, les chevaux de Trôs ; ils ne suivaient pas de très loin les cavales, mais tout à fait de près, car il semblait toujours qu'ils allaient monter sur le char qu'ils suivaient ; leur haleine chauffait la nuque d'Eumélos ainsi que ses épaules, et ils volaient en appuyant leur tête contre lui. A ce moment, le fils de Tydée les aurait dépassés, ou rendu tout au moins leur succès discutable, si Phoebos Apollon ne se fût irrité contre lui. II fit s'échapper des mains de Diomède le fouet étincelant. Des larmes de dépit coulèrent de ses yeux, lorsqu'il vit les cavales prendre encore plus d'avance, et ses chevaux faiblir, courant sans aiguillon. Mais elle ne passa point inaperçue d'Athéna, la déception qui, par le fait d'Apollon, portait préjudice au fils de Tydée. Bien vite alors, elle s'élança sur les traces du pasteur des armées, lui rendit son fouet et ranima l'ardeur de ses chevaux. Puis, pleine de ressentiment, la déesse se porta contre le fils d'Admète, et brisa le joug de l'attelage. Les cavales se prirent chacune à courir en dehors du trajet ; le timon roula sur la terre, et Eumélos lui-même culbuta du char contre une roue, s'écorcha le coude, la bouche et les narines, et cogna du front, au-dessus des sourcils. Ses deux yeux se remplirent de larmes et sa voix robuste défaillit. Obliquant alors, le fils de Tydée poussa ses chevaux aux sabots emportés, et bondit bien en avant des autres, car Athéna ranimait l'ardeur de ses coursiers et lui offrait la gloire. Après lui, venait le fils d'Atrée, le blond Ménélas. Antiloque exhortait pour sa part les chevaux de son père :

 

    — Avancez, vous aussi ; allongez au plus vite ! Certes, je n'exige pas que vous luttiez avec les chevaux du Tydide à l'âme illuminée, puisque Athéna vient de leur octroyer la vitesse et d'offrir en même temps la gloire à Diomède. Mais atteignez au plus vite les chevaux de l'Atride ; ne restez pas en arrière, de peur qu'Éthé, qui n'est qu'une jument, ne vous couvre de honte. Pourquoi donc, mes braves, restez-vous en arrière ? Voici donc ce que j'ai à vous dire et ce qui s'accomplira. Vous n'aurez plus, de la part de Nestor pasteur des armées de bons soins à attendre, et c'est sur-le-champ qu'il vous massacrera avec le bronze aigu, si vous faiblissez et si nous remportons un misérable prix. Élancez-vous donc, et hâtez-vous au plus vite ! Je me charge moi-même d'aviser au moyen de me glisser en avant au rétréci du chemin, et l'occasion ne m'échappera pas. »

 

     Ainsi parla-t-il, et les chevaux, redoutant la menace du maître, accélérèrent leur allure durant un certain temps. Aussitôt après, Antiloque au cœur ferme vit se rétrécir le chemin raviné. Il se trouvait là une dépression du terrain, où l'eau des pluies avait en s'amassant défoncé le passage et affouillé l'espace environnant. C'était par là, qu'en évitant d'être accroché par les chars, se dirigeait Ménélas. Antiloque obliqua et poussa ses chevaux aux sabots emportés en dehors du passage, et poursuivit sa course en déviant un peu. L'Atride alors eut peur, et il cria à Antiloque :

 

    — Antiloque, tu conduis comme un fou ! Retiens donc tes chevaux, car la route est étroite ; et bientôt, quand elle sera plus large, tu me dépasseras. Crains en heurtant mon char de nous perdre tous deux. »

 

    Ainsi parla-t-il ; mais Antiloque ne fit que pousser plus vive­ment ses chevaux, les pressant avec son aiguillon, tout comme quelqu'un qui n aurait pas entendu. Aussi loin que peut porter un disque que lance, de la hauteur de l'épaule, un vigoureux adulte éprouvant sa jeunesse, aussi loin se portèrent en avant les chevaux d'Antiloque. Les juments de l'Atride restèrent en arrière, car Ménélas de son plein gré cessa de les pousser, de peur que les chevaux aux sabots emportés ne se heurtassent sur la route, ne culbutassent les chars en osier bien tressé, et que les conducteurs, en se disputant âprement la victoire, ne vinssent eux-mêmes à choir dans la poussière. Le blond Ménélas lui dit alors en le couvrant d'injures :

 

    — Antiloque, nul autre des mortels n'est plus néfaste que toi. Va-t'en, puisque nous avions tort, nous autres Achéens, de vanter ta prudence. Mais toutefois, ce ne sera certes point sans avoir prêté le serment requis, que tu pourras emporter le prix. »

 

    Ayant ainsi parlé, il exhorta ses chevaux et leur dit : 

 

    — Ne me retardez pas ; ne vous arrêtez pas, cédant à l'affliction qui gagne votre cœur. Leurs pieds et leurs jarrets seront plus vite fatigués que les vôtres, car ils sont tous deux dépourvus de jeunesse.»

 

    Ainsi parla-t-il, et les chevaux, redoutant la menace du maître, accélérèrent leur allure et bientôt se trouvèrent tout près de leurs rivaux.

 

     Cependant les Argiens, assis dans le stade, contemplaient les chevaux qui volaient dans la plaine en se couvrant de poudre. Le premier, Idoménée conducteur des Crétois reconnut les chevaux, car il était posté, en dehors du stade, sur un point élevé d'où la vue dominait. Il entendit Diomède, bien qu'il fût loin de lui, exhorter ses chevaux, et il le reconnut. Il reconnut aussi le cheval remarquable qui arrivait en tête ; sa robe tout entière était rousse, mais il portait au front un signe blanc et rond comme la lune. Se levant alors, il adressa debout ces mots aux Argiens :

 

    — Amis, conducteurs et conseillers des Argiens, suis-je le seul à distinguer les chevaux, ou bien les voyez-vous vous-mêmes ? Il me semble que les chevaux qui tiennent la tête ne sont pas ceux qui la tenaient d'abord, et je crois découvrir un autre cocher. Les cavales sans doute ont dû avoir là-bas quelque accroc dans la plaine, elles qui jusque-là se montraient les plus braves. Je les ai vues pourtant se porter les premières à contourner la borne, et maintenant je ne réussis plus à les apercevoir, bien que mes yeux jettent de tous côtés leurs regards sur la plaine de Troie. Il se peut que les rênes aient échappé des mains de leur cocher, qu'il n'ait pas réussi à les contenir au contour de la borne, et qu'il n'ait pas eu de chance à son virage. Je pense qu'il a dû tomber là et fracasser son char, et les cavales alors se seront écartées de la piste, dans l'emballement qui les avait saisies. Mais levez-vous, et regardez vous-mêmes. Car je ne puis moi-même pas très bien distinguer. Il me semble cependant reconnaître un homme d'Étolie, un roi qui commande parmi les Argiens, le fils de Tydée dompteur de chevaux, le valeureux Diomède.»

 

    Le rapide Ajax fils d'Oïlée l'interpella dès lors par ces mots outrageants :

 

    — Idoménée, pourquoi bavardes-tu d'avance ? Les cavales aux alertes sabots en sont toujours à courir au loin dans la vaste plaine. Tu n'es pas tellement le plus jeune parmi les Argiens, et tes yeux ne jettent pas de ta tête les plus perçants regards. Mais tu bavardes sans trêve. II ne te sied pas de bavarder ainsi, car il en est d'autres ici qui valent mieux que toi. Les chevaux qui arrivent en tête sont les mêmes que ceux qui s'y tenaient avant : ce sont les cavales d'Eumélos, et lui-même avance sur son char, tenant les rênes en main. »

 

     Le conducteur des Crétois lui répondit alors avec irritation :

 

     — Ajax, ardent à l'invective et plein de malveillance, tu es en tout le dernier des Argiens, car tu es d'un esprit intraitable. Viens donc ici ; parions un trépied, ou bien un chaudron, et prenons tous les deux pour arbitre l'Atride Agamemnon, afin que tu puisses apprendre à tes dépens quels sont les chevaux qui arrivent en tête.»

 

    Ainsi parla-t-il. Et aussitôt alors le rapide Ajax fils d'Oïlée se leva courroucé, afin de répondre par de rudes paroles. A ce moment, la querelle sans doute se serait entre eux poursuivie plus avant, si Achille lui-même ne se fût levé et ne leur eût adressé ces paroles :

 

    — Cessez désormais, Ajax, et toi, Idoménée, d'échanger de rudes et méchantes paroles, car cela ne sied point. Vous vous indigneriez contre tout autre qui en ferait autant. Restez donc l'un et l'autre assis dans le stade a regarder les chars. Bientôt, en se disputant âprement la victoire, ils viendront par ici. Chacun de vous alors pourra reconnaître quels sont, parmi les chevaux des Argiens, ceux qui sont les seconds, et ceux qui sont en tête.»

 

     Ainsi parla-t-il, et le fils de Tydée, pressant son attelage, vint à passer tout près ; il le poussait sans cesse à coups de fouet tombant du haut de son épaule. Ses chevaux s'enlevaient dans les airs et se hâtaient d'achever le parcours. Des grains de poussière venaient sans arrêt tomber sur le cocher. Le char, garni d'or et d'étain, suivait les pieds alertes des chevaux, et peu profonde était l'ornière que les jantes laissaient par derrière, dans la fine poussière. Les deux chevaux volaient impétueusement. Diomède s'arrêta au milieu de l'arène. Une sueur abondante, ruisselant du col et du poitrail des chevaux, coulait jusqu'à terre. Lui-même alors, du char resplendissant, sauta par terre, et appuya son fouet contre le joug. De son côté, le vaillant Sthénélos ne tergiversa point, mais il s'empressa de s'emparer du prix. Il chargea ses fringants compagnons d'emmener la captive et d'emporter le trépied muni d'anses ; puis il se mit à délier ses chevaux.

 

     Après lui, Antiloque descendant de Nélée poussait son attelage, ayant par ruse plutôt que par vitesse dépassé Ménélas. Ménélas toutefois maintenait ses alertes chevaux tout près de son rival. Autant que reste éloigné de la roue le cheval qui traîne dans la plaine son maître sur un char, en allongeant le pas — les crins de sa queue en touchent la jante par leur extrémité ; la roue tourne très près et à peu d'intervalle, lorsque le cheval court dans la vaste plaine — autant Ménélas restait en arrière de l'irréprochable Antiloque. Il se trouvait d'abord d'un jet de disque en arrière, mais il avait bien vite rattrapé son rival, car l'ardeur généreuse d'Éthé à belle robe, jument d'Agamemnon, ne faisait que s'accroître. Si la course, pour l'un comme pour l'autre, eût duré davantage, Ménélas aurait dépassé Antiloque et remporté une indiscutable victoire. Mérion, d'autre part, brave servant d'Idoménée, restait d'un jet de lance en arrière du glorieux Ménélas. Ses chevaux à belle robe étaient les plus lents, et il était lui-même fort irrésolu dans la conduite d'un char dans l'arène. Le fils d'Admète arriva tout dernier, traînant son beau char et poussant devant lui ses chevaux. En le voyant, le divin Achille aux pieds infatigables le prit en pitié. Il se leva, et, debout au milieu des Argiens, lui adressa ces paroles ailées :

 

    — C'est le cocher le meilleur qui est le dernier à ramener ses cavales aux sabots emportés. Mais allons ! donnons-lui, comme il est équitable, le second prix. Quant au premier, qu'il soit emporté par le fils de Tydée. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous approuvèrent ce qu'il avait proposé. Achille alors eût livré la jument, puisque les Achéens venaient de l'approuver, si le fils du magnanime Nestor, Antiloque, ne se fût levé et n'eût répondu au Péléide Achille en invoquant son droit :

 

    — Achille, grande contre toi sera ma colère, si tu fais ce que tu viens de dire. Car tu projettes de m'enlever le prix, en pensant que le char et les chevaux rapides d'Eumélos ont éprouvé, en dépit de son habileté, un factieux accident. Mais il aurait dû prier les Immortels, et il ne serait point à la course arrivé tout dernier. Toutefois, si tu le prends en pitié, s'il est cher à ton cœur, tu as dans ta tente une profusion d'or, tu as du bronze ainsi que des brebis, tu as des servantes et des chevaux aux sabots emportés. Prélève sur ces biens pour lui donner ensuite, ou même sur-le-champ, un prix qui serait même plus précieux que le mien, si tu tiens à ce que les Achéens te louent. Quant à la jument, je ne la céderai point. Qu'il essaie donc pour elle, celui des hommes qui veut y consentir, d'entrer avec ses bras en lutte contre moi ! »

 

    Ainsi parla-t-il, et le divin Achille aux pieds infatigables, se prit à sourire, charmé par Antiloque, qui se trouvait être son cher compagnon. Il lui dit en réponse ces paroles ailées :

 

    — Antiloque, puisque tu m'invites à prélever sur ce que j'ai chez moi un autre prix pour Eumélos, je ferai ce que tu me demandes. Je lui donnerai la cuirasse que j'ai enlevée à Astéropée, cuirasse de bronze dont le pourtour est environné d'une coulée d'étain resplendissant. Ce sera pour lui un présent de grand prix. »

 

    Il dit, et il ordonna à Automédon, son cher compagnon, d'aller la quérir en sa tente. Automédon s'y rendit et la lui rapporta. Achille alors la remit entre les mains d'Eumélos, et celui-ci la reçut avec joie. Au milieu d'eux, à son tour, se leva Ménélas, le cœur plein d'amertume, l'âme animée d'une violente colère contre Antiloque. Un héraut remit le sceptre entre ses mains et imposa silence aux Argiens. Ménélas, mortel égal aux dieux, prit alors la parole : 

 

    — Antiloque, toi qui jusqu ici semblais être prudent, que viens-tu de faire ? Tu as déshonoré ma valeur, tu as porté dommage à mes chevaux, en lançant les tiens en avant des miens, les tiens qui étaient bien loin de les valoir. Mais allons ! conducteurs et conseillers des Argiens, jugez-nous tous les deux ouvertement et sans partialité, de peur qu'un des Achéens aux tuniques de bronze ne vienne à dire : « Ménélas a par ses mensonges triomphé d'Antiloque ; s'il s'en est allé en emmenant la jument, il le doit moins à l'infériorité marquée de ses chevaux, qu'à l'ascendant de son prestige et de sa violence. » En bien ! je vais moi-même juger de notre cause, et aucun de tous les Danaens, je l'ameme, n'aura à m'en blâmer, car la sentence sera juste. Allons ! Antiloque, viens ici, nourrisson de Zeus ; et, comme 1'usage le veut, tiens-toi debout devant ton char et tes chevaux, garde en main le souple fouet qui te servait à les pousser tout à l'heure, touche tes chevaux et jure par le dieu qui soutient et ébranle la terre, que ce n'est pas intentionnellement que tu as par ruse entravé mon char. »

 

    Le prudent Antiloque lui répondit alors :

 

    — Sois désormais tranquille, car je suis bien plus jeune que toi, roi Ménélas, et tu me surpasses en âge et en bravoure. Tu sais jusqu'où peuvent aller les excès d'un jeune nomme, car si son esprit se trouve être très vif, sa réflexion est mince. Que ton cœur soit patient ! Quant à la jument que j'ai obtenue, je vais moi-même te la donner. Et si tu me demandais en outre de prélever sur ce que j'ai criez moi un prix plus important, je consentirais à te le donner aussitôt, plutôt que de tomber pour toujours de ton cœur, ô nourrisson de Zeus, et de me trouver en faute envers les dieux. »

 

    Il dit ; et, conduisant la jument, le fils du magnanime Nestor la remit aux mains de Ménélas. Le cœur du héros pour lors s'épanouit comme quand la rosée dilate les épis d'une moisson grandissante, au moment où les champs sont hérissés de tiges. Ainsi, ô Ménélas, ton cœur s'épanouit au fond de ta poitrine. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

 

    — Antiloque, je veux bien moi-même, en dépit de mon irritation, te céder aujourd'hui, puisque jamais tu n'as été jusqu'ici oblique ou insensé. Aujourd'hui, c'est ta jeunesse qui a vaincu ta raison. Évite une autre fois de tromper ceux qui valent mieux que toi. Tout autre parmi les Achéens ne m'aurait pas en effet aussi vite fléchi. Mais toi, tu as beaucoup souffert, tu as beaucoup peiné, tout comme ton frère et ton brave père, à cause de moi. Je me laisse donc attendrir par ta prière, et je vais même, bien qu'elle m'appartienne, te céder la jument, afin que ceux-ci reconnaissent aussi que mon cœur n'est jamais arrogant ni cruel. »

 

    Il dit, et il remit la jument à Noémon, compagnon d'Antiloque, pour qu'il l'emmenât. Il prit ensuite pour lui le reluisant chaudron. Mérion enleva les deux talents d'or, ayant été le quatrième à la course. Il restait un cinquième prix : un vase à deux anses. Achille l'offrit à Nestor. Pour le lui porter, il traversa l'assemblée des Argiens, s'arrêta près de lui, et dit à Nestor :

 

    — Tiens, vieillard, que cet objet soit aussi à toi, en souvenir des funérailles de Patrocle, de ce Patrocle que tu ne verras plus au milieu des Argiens. Je te donne ce prix sans que tu l'aies à gagner, car tu ne pourras pas combattre au pugilat, ni prendre part à la lutte, ni concourir au jet du javelot, ni disputer une course, puisque déjà te presse la vieillesse incommode. » 

 

    Ayant ainsi parlé, il lui remit le vase entre les mains. Nestor le reçut avec joie, prit alors la parole, et ait ces mots ailés :

 

    — Oui, tout cela, mon enfant, tu l'as ait justement. Car mes pieds ne sont plus, mon bon ami, des membres valides, et mes bras ne bondissent plus avec agilité de chaque côté de mes deux épaules. Ah ! si j'étais aussi jeune, et si ma vigueur était aussi solide qu'elle se montra, lorsque les Épéens ensevelirent, à Bouprasion, le puissant Amaryncée, et que les fils de ce roi proposèrent des prix ! Alors, aucun guerrier ne me valut, ni parmi les Épéens, ni parmi les Pyliens eux-mêmes, ni parmi les Étoliens au valeureux courage. Au pugilat, je vainquis Clytomède, le fils d'Énops ; à la lutte, Ancée de Fleuron, qui se dressa contre moi. Je devançai Iphiclos à la course, quoiqu'il fût excellent. Je lançai le javelot plus loin que ne le firent Phylée et Polydore. Dans la seule course des chars, je fus dépassé par les deux fils d'Actor. Ils purent, grâce à leur nombre, s'élancer avant moi, jaloux de la victoire, parce que les plus grands prix restaient à courir. Ils étaient jumeaux ; l'un tenait solidement les rênes ; et, tandis qu'il tenait solidement les rênes, l'autre avec le fouet excitait les chevaux. Voilà ce que j'étais jadis. Mais aujourd'hui, que de plus jeunes tentent de semblables prouesses! Pour moi, il me faut obéir a la triste vieillesse ; mais alors j'excellais entre tous les héros. Va donc, et rends par des jeux les derniers devoirs à ton compagnon. Quant à ce don, je le reçois volontiers, et mon cœur se réjouit de ce que toujours tu te souviens d'un paisible vieillard, et que tu n'oublies pas l'honneur dont il est juste que je sois honoré parmi les Argiens. Puissent les dieux te donner en retour une grâce équivalente à tes bons sentiments ! » 

 

    Ainsi parla-t-il, et le fils de Pelée, à travers la foule immense des Achéens, se retira, après avoir écouté tous les compliments du fils de Nélée. Dès lors, pour le rude combat du pugilat, il proposa des prix. Amenant une mule endurante au travail, il l'attacha dans l'arène, une mule de six ans, indomptée et très dure à dompter. Pour le vaincu, il proposa une coupe à double calice. Se levant alors, il adressa debout ces mots aux Argiens :

 

    — Atride, et vous autres, Achéens aux belles cnémides, nous invitons deux des guerriers les plus forts à concourir pour ce prix, en se frappant à poings levés très haut. Celui auquel Apollon donnera de résister et que tous les Achéens reconnaîtront vainqueur, que celui-là s'en aille sous sa tente en emmenant la mule endurante au travail. Quant au vaincu, il emportera la coupe à double calice. »

 

    Ainsi parla-t-il, et aussitôt se présenta un bomme fort et grand, expert au pugilat, Épéios fils de Panopée. Il toucha la mule endurante au travail, et s'écria :

 

    — Qu'il approche, celui qui veut emporter la coupe à double calice. Quant à la mule, je déclare qu'aucun autre des Achéens ne l'emmènera, après m'avoir vaincu au pugilat, puis­que je prétends y être le meilleur. N'est-ce point assez que je ne sois pas des meilleurs au combat ? Il n'est pas possible à un bomme de se montrer habille en tout genre d'exercices. Or, voici ce que je dis, et ce qui s'accomplira. Face à mon rival, je lui romprai la peau et briserai ses os. Que ses amis se rassemblent et restent tous ici pour l'emporter, lorsqu'il sera terrassé par mes mains. »

 

    Ainsi  parla-t-il,  et  tous  restèrent silencieux et  cois.  Le seul Euryale se leva contre lui, Euryale, mortel semblable aux dieux, fils de Mécistée né du roi Talaos, de Mécistée qui, jadis, à Thèbes, lorsque Œdipe tomba, vint participer aux jeux des funérailles ; il y vainquit tous les fils de Cadmos. Le fils de Tydée illustre par sa lance autour d'Euryale s'empressait, l'encourageait par ses paroles, car il désirait ardemment sa victoire. Il lui passa d'abord une ceinture et lui remit ensuite des courroies habilement taillées dans le cuir d'un bœuf agreste. Une fois ceinturés, les deux rivaux s'avancèrent au milieu de l'arène. L'un en face de l'autre, ils levèrent tous les deux à la fois leurs robustes mains, tombèrent l'un sur l'autre et mêlèrent l'un et l'autre leurs lourdes mains. Terrible était le grincement des mâchoires, et de partout la sueur découlait de leurs membres. Mais le divin Épéios se poussa contre Euryale et, bien qu'il se gardât, le frappa sur la joue. Euryale ne se tint pas plus longtemps debout, car ses membres brillants sous lui se dérobèrent. De même que, sous le souffle hérissant de Borée, un poisson sursaute sur l'algue du rivage, puis est recouvert par une vague noire ; de même, sous le coup, Euryale sursauta. Le magnanime Épéios le prit alors en ses bras et le releva. Ses fidèles compagnons l'entourèrent et l'emmenèrent à travers l'arène, traînant les pieds, crachant un sang épais, et laissant tomber sa tête par côté. Comme il avait perdu tout sentiment, ils le placèrent au milieu d'eux pour l'emmener, et se chargèrent eux-mêmes d'emporter en partant la coupe à double calice.

 

    Le Péléide aussitôt, pour la troisième fois, proposa d'autres prix et les montra aux yeux des Danaens : des prix réservés à la lutte harassante. Pour le vainqueur, c'était un grand trépied pouvant aller au feu, que les Achéens estimaient entre eux valoir douze bœufs. Pour le guerrier vaincu, il fit au milieu d'eux exposer une femme : elle était experte en maints travaux, et les Achéens l'estimaient quatre bœufs. Se levant alors, il adressa debout ces mots aux Argiens :

 

    — Levez-vous, vous qui voulez encore essayer cette épreuve ! »

 

     Ainsi parla-t-il, et le grand Ajax fils de Télamon alors se présenta. L'ingénieux Ulysse, adroit à son profit, se proposa aussi. Une fois ceinturés, les deux rivaux s'avancèrent au milieu de l'arène. Avec leurs mains puissantes, ils se saisirent tous les deux par les bras, aussi fortement que s'épaulent, sur une haute demeure, les chevrons qu'un fameux charpentier ajusta pour parer aux violences des vents. Les dos craquaient, obstinément tiraillés par leurs mains résolues ; une moite sueur découlait de leurs membres. Des tumeurs contiguës, sur leurs épaules et sur leurs flancs jaillissaient, rougissantes de sang. Tous deux, sans répit s'acharnaient à vaincre pour obtenir le trépied bien ouvré. Ulysse ne pouvait pas faire glisser Ajax, ni l'amener à terre, et Ajax ne pouvait pas non plus venir à bout de la vigoureuse résistance d'Ulysse. Toutefois, lorsqu'ils s'aperçurent qu'ils impatientaient les Achéens aux belles cnémides, le grand Ajax fils de Télamon dit alors à Ulysse :

 

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, soulève-moi ou laisse-moi t'enlever ! Zeus aura souci du reste ! »

 

    Ayant ainsi parlé, Ajax le souleva. Mais Ulysse n'oublia pas la ruse ; il le frappa par derrière, l'atteignit au jarret, fit plier ses genoux et le força à choir à la renverse. Ulysse tomba sur la poitrine d'Ajax. Les troupes regardaient, saisies d'admiration.  A ce moment le divin et endurant Ulysse voulut à son tour soulever son rival. C'est à peine s il le bougea du sol ; il ne l'enleva point, mais il lui fit quand même plier le genou, et tous les deux alors s'abattirent sur le sol, l'un à côté de l'autre, se souillant de poussière. Bondissant de nouveau, ils auraient, pour la troisième fois, recommencé la lutte, si Achille lui-même ne se fût dressé et ne les eût retenus :

 

    — N'en venez plus aux prises, et ne vous épuisez pas, en vous faisant du mal. La victoire vous reste à tous les deux. Recevez donc chacun des prix égaux et retirez-vous, afin que d'autres parmi les Achéens puissent aussi concourir. »

 

    Ainsi parla-t-il, et les deux lutteurs l'écoutèrent sur-le-champ et lui obéirent. Après avoir de leurs membres essuyé la poussière, ils se revêtirent de leurs tuniques. Le Péléide aussitôt proposa d'autres prix de vitesse à la course. C'était un cratère en argent, habilement façonné ; il contenait six mesures, mais sa beauté l'emportait de beaucoup sur tous ceux que l'on voit sur la terre. Les industrieux Sidoniens l'avaient en effet travaillé avec art ; des hommes de Phénicie l'avaient ensuite emporté sur la mer brumeuse ; ils l'avaient exposé dans les ports, puis offert en offrande à Thoas. Enfin, pour le rachat de Lycaon fils de Priam, Eunée fils de Jason l'avait donné au héros Patrocle. Achille alors, en l'honneur de son compagnon, en fit un prix destiné au coureur qui serait, avec ses pieds alertes, le plus prompt à la course. Comme second prix, il proposa un grand bœuf, florissant de graisse. Enfin, comme dernier prix, il proposa un demi-talent d'or. Se levant alors, il adressa debout ces mots aux Argiens : 

 

    — Levez-vous, vous qui voulez encore essayer cette épreuve ! »

 

      Ainsi parla-t-il, et aussitôt le rapide Ajax fils d'Oïlée se présenta. L'ingénieux Ulysse aussi se proposa, puis le fils de Nestor, Antiloque, qui dépassait pour sa part tous les jeunes à la course. Ils se mirent en ligne, et Achille leur désigna la borne. Dès le point de départ, la course se tendit. Bien peu après, le fils d'Oïlée promptement prit la tête ; après lui, le divin Ulysse s'élançait de très près. De même qu'une femme à la belle ceinture tient près de sa poitrine la navette qu'elle fait de ses mains habilement courir, tirant le fil de la trame au travers de la chaîne ; elle la tient tout près de sa poitrine ; de même Ulysse, a aussi proche distance, courait auprès d'Ajax. Ses pieds frappaient les traces de ceux de son rival, avant que la poussière ne s'en fût répandue, et le divin Ulysse, poursuivant sans arrêt sa course impétueuse, versait son haleine sur la tête d'Ajax. Tous les Achéens soutenaient par leurs cris son désir de victoire et l'encourageaient à se hâter davantage. Mais, comme ils arrivaient à la fin du parcours, Ulysse se prit alors à prier en son cœur Athéna aux yeux pers :

 

    — Écoute-moi, déesse ; sois bonne et viens au secours de mes pieds. »

 

    Il dit, et Pallas Athéna entendit sa prière. Elle rendit alertes ses genoux, ses pieds comme ses mains. Ils allaient bientôt se jeter sur le prix, lorsque Ajax en sa course glissa — car Athéna l'entrava — juste à l'endroit où s'étalait la bouse des bœufs mugissants qu'avait immolés et tués, en l'honneur de Patrocle, Achille aux pieds rapides. Sa bouche et ses narines se remplirent de la fiente de bœuf. 

 

 

 

 

 

Ce fut le divin et endurant Ulysse qui se saisit du cratère, puisqu'il arriva en devançant son rival. L'illustre Ajax prit le bœuf. Debout, tenant avec les mains la corne du bœuf agreste, il cracha la bouse et dit aux Argiens :

 

    — Hélas ! c'est une déesse qui entrava mes pieds, celle qui jusqu'à présent comme une mère se tient auprès d'Ulysse et lui porte secours. »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous les Achéens se mirent avec plaisir à rire à son sujet. Antiloque se saisit alors du dernier prix, sourit et adressa ces mots aux Argiens :

 

    — Je vous dirai ce que vous savez tous, amis : que les Immortels, même encore aujourd'hui, savent honorer les plus âgés des nommes. Ajax, en effet, est d'un âge un peu plus avancé que le mien. Quant à Ulysse, il appartient à une génération plus vieille et à des hommes plus vieux ; mais c'est, comme on dit, un vieillard encore vert, et il est difficile à tous les Achéens, hormis à Achille, de le disputer à la course avec lui. »

 

    Ainsi parla-t-il, adressant des louanges au fils aux pieds rapides de Pelée. Achille répondit en lui disant ces mots :

 

    — Antiloque, tu n'auras pas en vain prononcé mon éloge, car je veux ajouter à ton prix un demi-talent d'or. »

 

    Ayant ainsi parlé, il lui mit l'or en mains, et Antiloque le reçut avec joie. Le fils de Pelée proposa ensuite une pique à l'ombre longue qu'il apporta dans l'arène, déposant avec elle un bouclier et un casque, armes de Sarpédon, que Patrocle lui avait enlevées. Se levant alors, il adressa debout ces mots aux Argiens : 

 

    — Pour ces prix, nous invitons deux hommes, deux guerriers des plus braves. Revêtus de leurs armes, qu'ils prennent le bronze qui taillade la peau et qu'ils viennent se mesurer entre eux sous les yeux de la foule. Celui qui aura le premier touché la belle peau et, à travers l'armure et le sang noir, effleuré les entrailles, à celui-là je donnerai ce poignard orné de clous d' argent, ce beau poignard de Thrace que j'ai enlevé à Astéropée. Quant aux autres armes, que les deux rivaux les emportent en commun. Et nous leur servirons sous ma tente un excellent repas. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le grand Ajax fils de Télamon alors se présenta. Le fils de Tydée, le valeureux Diomède, se présenta aussi. Lorsqu'ils eurent, chacun de son côté, à l'écart de la foule, endossé leur armure, tous deux se rendirent au milieu de 1'arène, brûlant de se combattre et se jetant de terribles regards. L'effroi s'empara de tous les Achéens. Mais quand, marchant l'un contre l'autre, ils furent en présence, trois fois ils s'élancèrent et par trois fois de près ils s'attaquèrent. A ce moment, Ajax enfin piqua le bouclier arrondi, mais sans parvenir à la peau de Diomède, car la cuirasse la protégeait sous elle. Par la suite, le fils de Tydée cherchait toujours, par-dessus le grand bouclier, à atteindre son adversaire au cou, avec la pointe de sa lance brillante. Les Achéens alors, craignant pour Ajax, exigèrent que le combat cessât et qu'ils emportassent chacun des prix égaux. Mais ce fut au fils de Tydée que le héros Achille donna le grand poignard ; il le remit avec le fourreau et le baudrier bien taillé.

 

    Le fils de Pelée proposa ensuite un bloc de fer brut, que lançait autrefois la grande force d'Éétion. Mais il fut tué quand même par le divin Achille aux pieds infatigables, qui emporta, avec d'autres richesses, ce bloc sur ses nefs. Se levant alors, il adressa debout ces mots aux Argiens :

 

    — Levez-vous, vous qui voulez encore essayer cette épreuve! Même si le vainqueur possède de gras domaines d'une immense étendue, il en aura pour cinq ans révolus à user de ce bloc, car ce ne sera point par défaut de fer que son berger ou que son laboureur devront se rendre en ville ; il aura lui-même de quoi leur en fournir. »

 

    Ainsi parla-t-il, et l'ardent guerrier Polypœtès alors se présenta ; puis ce furent Léontée rival des dieux à la puissante ardeur, Ajax fils de Télamon, et le divin Épéios. Ils se mirent à la file. Le divin Épéios saisit le bloc, et le lança en le faisant tournoyer. Mais tous les Achéens rirent alors aux éclats. Le second qui vint à le lancer fut Léontée rejeton d'Ares. Le grand Ajax fils de Télamon, fut le troisième à le projeter de sa main robuste ; de tous les autres il dépassa les marques. Mais lorsque l'ardent guerrier Polypœtès se fut saisi du bloc, il le projeta aussi loin qu'un bouvier projette son bâton, lorsqu'il vole en tournant à travers les vaches du troupeau. Il dépassa tout le terrain marqué. L'armée jeta des cris, et les compagnons du vigoureux Polypœtès se levèrent et emportèrent sur les vaisseaux creux le prix de leur roi.

 

    Achille alors, pour les tireurs d'arc, proposa du fer au reflet bruni ; il déposa dix haches à double tranchant, et dix demi-haches. Il fit ensuite dresser au loin sur le sable, le mât d un navire à la proue d'un bleu sombre. Avec un léger cordonnet, il y attacha par la patte une timide colombe, et ordonna de la tirer à l'arc :

 

    — Celui qui atteindra la timide colombe, qu'il prenne toutes les haches à deux tranchants et les emporte chez lui. Mais celui qui, manquant l'oiseau, touchera le cordonnet, ne se saisira, car il est moins adroit, que des demi-haches. »

 

    Ainsi parla-t-il. La force du roi Teucer alors se présenta ; puis Mérion, brave servant d'Idoménée. Ayant choisi leurs sorts, ils les secouèrent dans un casque de bronze, et Teucer obtint d'être, par l'épreuve du sort, désigné le premier. Sa flèche aussitôt partit avec vigueur. Mais il avait oublié de promettre au seigneur Apollon de lui sacrifier une insigne hécatombe d'agneaux premier-nés. Il manqua l'oiseau, car Apollon lui refusa cette gloire, mais il atteignit, tout près de la patte, le  cordonnet par lequel l'oiseau se trouvait attaché, et la flèche amère s'en vint en droite ligne couper ce cordonnet. L'oiseau alors s'élança dans le ciel, et le cordonnet s'abaissa vers la terre. Les Achéens bruyamment applaudirent. Mérion se hâta d'arracher l'arc de la main de Teucer, car il tenait depuis longtemps sa flèche, tout prêt à la tirer. Aussitôt il promit à Apollon qui lance au loin les traits de lui sacrifier une insigne hécatombe d'agneaux premier-nés. Très haut, sous les nuages, il aperçut la timide colombe ; et, tandis qu'elle tournoyait, il l'atteignit sous l'aile en plein milieu du corps. Tout droit, le trait la traversa ; puis il revint, retombant sur la terre, se planter devant les pieds de Mérion. L'oiseau vint alors se poser sur le mât du navire à la proue d'un bleu sombre, laissa pendre son col et rabattit ses ailes qui battaient. La vie sans tarder s'envola de ses membres, et la colombe s'abattit loin du mât. Les troupes regardaient, saisies d'admiration. Mérion enleva les dix haches à double tranchant, et Teucer emporta sur les vaisseaux creux les dix demi-haches.

 

    Le fils de Pelée proposa ensuite une pique à l'ombre longue, qu'il apporta dans l'arène, ainsi qu'un bassin n'allant pas sur le feu, bassin orné de fleurs, de la valeur d'un bœuf. Des guerriers lanceurs de javelots se présentèrent : l'Atride Agamemnon aux pouvoirs étendus, et Mérion, brave servant d'Idoménée. Le divin Achille aux pieds infatigables leur dit alors :

 

    — Atride, nous savons combien tu l'emportes sur tous, et à quel point tu excelles en force et en adresse au jet du javelot. Aussi, prenant pour toi ce prix, gagne tes vaisseaux creux et donnons cette pique au héros Mérion, si ton cœur y consent, car moi je t'y invite. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le roi des guerriers, Agamemnon, ne s'y refusa pas. Achille alors offrit à Mérion la pique de bronze, et Agamemnon remit à Talthybios, qui était son héraut, le second et magnifique prix.

CHANT XXIV

 L'assemblée se rompit, et les troupes se dispersèrent pour regagner chacune ses agiles vaisseaux. Elles se disposaient à prendre leur repas et à jouir du délicieux sommeil, mais Achille pleurait au souvenir de son cher compagnon, et le sommeil qui dompte tous les êtres ne le saisissait pas. Il se tournait d'un côté et de l'autre, regrettant la vigueur de Patrocle et sa vaillante ardeur, pensant à tout ce qu'il avait souffert, en affrontant avec lui les luttes des hommes et les flots périlleux. A tous ces souvenirs, il répandait des larmes abondantes, couché tantôt sur le flanc, tantôt sur le dos et tantôt sur le ventre. Il lui arrivait aussi de se lever et de s'en aller, éperdu, errer ça et là sur le rivage sablonneux de la mer. Mais jamais il ne laissait passer l'aube, lorsqu'elle apparaissait au-dessus de la mer et de son littoral. A ce moment, il attelait à son char ses rapides chevaux, et attachait Hector pour le tirer derrière la caisse de ce char. Puis, après l'avoir traîné trois fois autour du tertre qui recouvrait le corps du fils de Ménoetios, il s'arrêtait, rentrait sous sa tente et laissait étendu, le front dans la poussière, le cadavre d'Hector. Apollon cependant, prenant jusqu'après son trépas ce mortel en pitié, préservait son corps de toute dégradation. Il le couvrait tout entier de son égide d'or, afin qu'Achille en le traînant ne le déchirât point.

 

    Et c'est ainsi qu'Achille, en son ressentiment, outrageait le divin Hector. Mais les dieux bienheureux à cette vue le prenaient en pitié. Ils exhortaient le clairvoyant et brillant Messager à dérober le cadavre d'Hector. L'idée plaisait à tous, hormis à Héra, à Poséidon et à la Vierge aux yeux pers. Ils persistaient, ceux-là, en leurs dispositions, et la sainte Ilion, comme auparavant, leur demeurait odieuse, ainsi que Priam et que tout son peuple. Les deux déesses en effet se souvenaient de l'injure que leur avait faite Alexandre en son égarement, lorsqu'elles étaient venues en sa bergerie et qu'il avait opté pour celle qui lui offrait la pernicieuse luxure. Mais quand, depuis la mort d'Hector, vint la douzième aurore, Phœbos Apollon dit aux Immortels :

 

    —Vous êtes, dieux, cruels et malfaisants. Hector n'a-t-il donc jamais brûlé pour vous des cuisses de bœufs et des chèvres parfaites ? Et maintenant qu'il n'est plus qu'un cadavre, vous ne faites pas l'effort de le sauver, pour le montrer à sa femme, à sa mère, à son fils, à son père Priam et aux guerriers troyens qui se seraient liâtes de le brûler au feu et de lui rendre les funèbres honneurs. Mais c'est, ô dieux, au pernicieux Achille que vous préférez prêter votre assistance, à cet Achille qui n'a ni pensées équitables, ni cœur attendrissable au fond de sa poitrine. Il connaît les sauvages impulsions du lion qui, cédant à sa grande violence et à son mâle courage, tombe sur les brebis des bommes pour prendre son repas. Achille a comme lui perdu toute pitié, et il demeure inaccessible à la bonté, à cette bonté qui a tant de portée sur le bonheur ou le malheur des hommes. Chacun est exposé à perdre même un être plus cher, soit un frère issu du même ventre, soit encore un fils ; néanmoins, après avoir pleuré et s'être lamenté, on se donne relâche, car les Destinées ont gratifié les hommes d'une âme longanime. Mais Achille, depuis le jour où il lui arracha la vie, attache à son char le divin Hector et le traîne autour du tertre de son cher compagnon. Et ce n'est là pour lui ni très beau, ni très bon. Qu'il craigne donc, tout courageux qu il soit, de s'attirer notre indignation, car c'est une argile insensible qu'il outrage en son ressentiments. 

 

    Irritée, Héra, la déesse aux bras blancs, lui répondit alors : 

 

    — Que telles soient tes paroles, dieu dont l'arc est d'argent, si vous devez honorer Hector à l'égal d'Achille ! Mais Hector est mortel, et c'est d'une femme qu il suça la mamelle, tandis qu'Achille est né d'une déesse que j'ai nourrie moi-même et tendrement choyée. Je l'ai donnée ensuite pour compagne à un homme, à Pelée, qui devint très cher au cœur des Immortels. Vous avez tous, dieux, pris part à son mariage, et toi-même, tu vins avec la lyre festoyer parmi eux, toi, l'ami des méchants, l'incessant déloyal ! »

 

     Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

      — Héra, ne t'emporte pas sans mesure contre les dieux, car le même honneur ne sera pas attribué à tous deux. Mais Hector était, de tous les mortels qui sont dans Ilion. Le plus crier aux dieux ; il l'était à moi-même aussi, car il ne manquait pas de m'offrir d agréables offrandes. Jamais mon autel n était privé de repas également partagés, de libations et de fumées de graisse, car tels sont les honneurs qui nous sont dévolus. Renonçons pourtant à dérober le corps de l'intrépide Hector sans qu'Achille le sache ; cela n'est pas possible, car sa mère l'assiste sans répit, la nuit comme le jour. Mais l'un des dieux voudrait-il appeler Thétis auprès de moi ? Je lui dirais quelque sage parole, afin qu'Achille accepte les présents de Priam et lui remette Hector.»

 

    Ainsi parla-t-il, et Iris aux pieds de vent se leva pour porter le message. Entre Samos et la rocheuse Imbros, elle se jeta dans la sombre mer, et les eaux tranquilles gémirent sous le choc. La déesse s'enfonça dans l'abîme, pareille au plomb qui, inséré au bas de la corne d'un agreste taureau, va porter le Génie de la mort aux poissons carnassiers. Elle trouva Thétis dans une grotte profonde. Autour d'elle se tenaient assises et rassemblées les déesses marines. Au milieu de leur groupe, Thétis pleurait le destin de son enfant sans reproche, qui devait succomber sur le sol plantureux de Troade, loin de sa patrie. S'arrêtant auprès d'elle, Iris aux pieds rapides lui dit :

 

    — Lève-toi, Thétis !  Zeus, qui conçoit d'incorruptibles pensées, t'appelle auprès de lui. »

 

    La déesse Thétis aux pieds d'argent lui répondit alors :

 

    — Pourquoi ce grand dieu me demande-t-il ? J'appréhende de me mêler aux Immortels, et j'ai au fond du cœur des peines  infinies. J'irai cependant, et sa parole, quoi qu'il ait à me dire, ne sera pas inutile. »

 

    Ayant ainsi parlé, la divine déesse prit un voile d'un bleu si sombre, qu'aucun vêtement ne se trouvait plus noir. Elle se mit en chemin, et la rapide Iris aux pieds de vent la conduisait en marchant devant elle. Le flot de la mer s'écartait autour d'elles. Dès qu'elles furent montées sur le rivage, elles s'élancèrent aussitôt vers le ciel. Elles y trouvèrent le Cronide au vaste regard, et tous les Bienheureux, les dieux qui sont toujours, étaient autour de lui assis et rassemblés. Elle s'assit alors auprès de Zeus Père, à la place qu'Athéna lui céda. Héra lui mit en main une belle coupe d'or, et lui parla pour la réconforter. Thétis but et rendit cette coupe. Le premier de tous, le Père des hommes et des dieux, prit alors la parole :

 

    — Tu es venue sur l'Olympe, déesse Thétis, malgré ton affliction, le cœur atteint d'un deuil inoubliable, je le sais bien. Mais, malgré tout, je vais te dire pourquoi je t'ai conviée ici. Voici neuf jours que la discorde s'élève parmi les Immortels, au sujet du cadavre d'Hector, et d'Achille saccageur de cités. Ils engagent le clairvoyant et brillant Messager à dérober ce corps. Mais moi, je veux réserver à Achille la gloire de le rendre et m'assurer pour l'avenir de ton respect et de ton amitié. Rends-toi donc tout aussitôt au camp, et commande à ton fils. Dis-lui que les dieux sont aigris contre lui, et que je suis moi-même bien plus irrité que tous les Immortels, parce qu'en sa fureur il persiste à garder Hector auprès des nefs aux poupes recourbées, et à ne pas vouloir le délivrer ; va voir s'il me redoutera et s'il acceptera de délivrer Hector. De mon côté, je vais envoyer Iris auprès de Priam au grand cœur, afin de l'inviter à racheter son fils, à se rendre auprès des vaisseaux achéens, et à porter à Achille des présents susceptibles d'adoucir son esprit.»

 

    Ainsi parla-t-il, et la déesse Thétis aux pieds d'argent ne désobéit pas. Elle descendit d'un bond des sommets de l'Olympe et parvint jusqu à la tente de son fils. Là donc, elle le trouva, gémissant sans relâche. Autour de lui, ses fidèles compagnons s'empressaient à la tâche et préparaient le repas du matin. Un grand mouton laineux avait été par eux immolé dans la tente. Sa vénérable mère s'assit tout près d'Achille, le caressa de la main et dit en le nommant : 

 

    — Mon enfant, jusques à quand, te lamentant et te chagrinant, rongeras-tu ton cœur, sans plus te souvenir ni du pain ni du lit ? Il est bon de s'unir d'amour à une femme. Tu n'as plus longtemps à vivre pour moi, et déjà, près de toi, se tiennent la mort et l'impérieux Destin. Mais comprends-moi vite, car de Zeus je suis la messagère. Il dit que les dieux sont aigris contre toi, et qu'il est lui-même bien plus irrité que tous les Immortels, parce qu'en ta fureur tu persistes à garder Hector auprès des nefs aux poupes recourbées, et à ne pas vouloir le délivrer. Allons ! délivre-le, et accepte la rançon du cadavre. »

 

     Achille aux pieds rapides lui répondit et dit :

 

    — Qu'il vienne donc ici, celui qui doit apporter la rançon et emmener le cadavre, si c'est d'un cœur loyal que l'Olympien l'ordonne ! »

 

    Et c'est ainsi que, dans le parc des nefs, la mère et le fils se disaient l'un à l'autre maintes paroles ailées. Le Cronide entre temps dépêcha Iris vers la sainte Ilion :

 

 

 

PRIAM

 

    — Va, pars, rapide Iris ! Quitte le séjour de l'Olympe, et cours dans Ilion annoncer à Priam au grand cœur qu'il ait à racheter son fils, à se rendre auprès des vaisseaux achéens et à porter à Achille des présents susceptibles d'adoucir son esprit. Qu'il parte seul, et qu'aucun autre Troyen ne s'en aille avec lui. Qu'un héraut l'accompagne, un homme plus âgé, pour diriger les mulets et le char aux belles roues, et ramener ensuite vers la ville le corps de celui qui fut tué par le divin Achille. Qu'il n ait en son âme aucun souci de mort, aucun sujet de crainte, car nous lui donnerons comme guide le brillant Messager qui le conduira jusqu'à ce que, tout en le conduisant, il l'ait fait approcher d'Achille. Puis, lorsqu'il l'aura conduit sous la tente d'Achille, bien loin de le tuer, c'est Achille lui-même qui empêchera tout autre de le faire, car il n'est ni insensible, ni inconsidéré, ni impie, et c'est avec un zèle chargé de vigilance qu il épargnera un homme suppliant. »

 

    Ainsi parla-t-il, et Iris aux pieds de vent se leva pour porter le message. Elle parvint au palais de Priam, et y trouva cris et lamentations. Les fils, assis autour de leur père, à l'intérieur de la cour, trempaient de larmes leurs vêtements. Au milieu d'eux, se tenait le vieillard, drapé dans un manteau qui lui moulait le corps. Sa tête et son cou étaient couverts de toutes les immondices que le vieillard avait, en se roulant à terre, ramassées de ses mains. Ses filles et ses brus se lamentaient à travers le palais, au souvenir des innombrables et des vaillants guerriers qui gisaient dans la plaine, ayant perdu leur âme sous les coups des Argiens. Près de Priam, la Messagère de Zeus s arrêta, et, parlant à voix basse, lui adressa la parole ; un tremblement saisit les membres du vieillard :

 

    — Rassure tes esprits, Priam fils de Dardanos, et ne crains rien. Car je ne viens point ici te signifier un malheur, mais pleine pour toi de bons sentiments. Je suis la messagère de Zeus qui, tout éloigné qu'il soit, de toi s'inquiète fort et te prend en pitié. L'Olympien t'invite à racheter le divin Hector, et à porter à Achille des présents susceptibles d'adoucir son esprit. Pars seul, et qu'aucun autre Troyen ne s'en aille avec toi. Qu'un héraut t'accompagne, un homme plus âgé, pour diriger les mulets et le char aux belles roues, et ramener ensuite vers la ville le corps de celui qui fut tué par le divin Achille. N'aie en ton âme aucun souci de mort, aucun sujet de crainte, car le guide qui t'accompagnera, le brillant Messager, te conduira jusqu'à ce que, tout en te conduisant, il t'ait fait approcher d'Achille. Puis, lorsqu'il t'aura conduit sous la tente d'Achille, bien loin de te tuer, c'est Achille lui-même qui empêchera tout autre de le faire, car il n'est ni insensible, ni inconsidéré, ni impie, et c'est avec un zèle chargé de vigilance qu'il épargnera un homme suppliant.»

 

   Iris aux pieds rapides ayant ainsi parlé, se retira. Priam alors enjoignit à ses fils d'équiper les mulets et le char aux belles roues, et d'y assujettir un coffre en osier. Il descendit lui-même dans une chambre odorante, en bois de cèdre, haute de plafond, qui contenait maints objets précieux. Il appela Hécube et dit à son épouse:

 

    — Infortunée ! de la part de Zeus, la Messagère olympienne est venue m'inviter à racheter mon fils, à me rendre auprès des vaisseaux achéens et à porter à Achille des présents susceptibles d'adoucir son esprit. Mais allons ! dis-moi ceci: quelle est à ce sujet la pensée de ton âme ? Pour moi, mon ardeur et mon cœur me poussent avec violence à me rendre là-bas, vers les vaisseaux, au milieu du vaste camp des Achéens. »

 

    Ainsi parla-t-il, et sa femme gémit et répondit ces mots :

 

    —Malheur à moi ! où donc s en est allée cette prévoyance qui faisait ton renom, tout au moins jusqu'ici, auprès des étrangers comme de tes sujets ? Comment peux-tu vouloir aller tout seul jusqu'aux nefs achéennes, te présenter aux yeux de l'homme qui t'a tué de si nombreux et de si nobles fils ? Tu as donc un cœur de fer. Car, s'il te surprend et te voit sous ses yeux, cet nomme cruel et perfide n'aura pour toi ni pitié ni respect. Pour l'instant donc, pleurons plutôt loin de tous, assis au fond de notre palais. Quant à Hector, il obtient le sort que le puissant Destin lui fila de son lin, au jour de sa naissance, lorsque je l'enfantai : rassasier les chiens aux pieds agiles, loin de ses parents, chez un homme puissant, dont je voudrais, adhérente à son corps, avoir à dévorer le foie par le milieu ! Alors serait payé de retour le traitement que subit mon enfant, car ce n'est pas lorsqu'il se conduisait en lâche qu'Achille le tua, mais quand, devant les Troyens et les Troyennes aux robes qui retombent avec des plis profonds, il se tenait debout, sans songer à fuir ni à chercher abri. »

 

     Le vieux Priam semblable à un dieu lui répondit alors : 

 

     — Ne me retiens pas quand je veux partir, et ne sois pas pour moi dans ce palais un oiseau de mauvais augure. Tu ne me persuaderais pas. Si c'était, en effet, un de ceux qui habitent la terre qui m'eût donné cet ordre, un de ceux qui sont devins, interprètes des flammes ou sacrificateurs, nous pouvons affirmer que cet ordre est un piège, et c'est résolument que nous l'écarterions. Mais aujourd'hui, puisque j'ai entendu moi-même une divinité et que je l'ai vue face à face, j'irai, et sa parole ne sera pas inutile. D'ailleurs, si ma destinée est de mourir auprès des nefs des Achéens aux tuniques de bronze, j'y consens. Qu'Achille me tue donc, aussitôt que j'aurai pris mon fils en mes bras et chassé mon désir de lamentation !»

 

    Il dit, et il ouvrit les beaux couvercles de ses coffres. Il en tira douze très telles robes, douze simples manteaux, autant de tapis, autant de châles blancs et autant de tuniques. Après avoir en tout pesé dix talents d'or, il les emporta. Il emporta aussi deux brillants trépieds, quatre chaudrons, et enfin une très belle coupe que les hommes de Trace lui avaient offerte, lorsqu'il était allé chez eux en ambassade, présent magnifique que le vieillard ne voulut pas épargner au fond de son palais, tant il avait à cœur de racheter son fils. Priam alors éloigna tous les Troyens du portique, en les interpellant par ces mots outrageants :

 

    — Allez-vous-en, scélérats, vils sujets d'opprobres ! N'avez-vous pas dans vos maisons, vous aussi, des raisons de gémir, sans venir ici m'importuner ? Ne vous suffit-il pas que Zeus fils de Cronos m'ait donné la douleur de perdre mon fils le meilleur ? Vous vous en apercevrez vous-mêmes, car vous serez pour les Achéens bien plus faciles à tuer, maintenant qu'il est mort. Quant à moi, avant de voir de mes yeux ma cité saccagée et détruite, puisse-je être parti pour la maison d'Hadès !»

 

    Il dit, et il chassa ces bommes avec son sceptre ; ils se retirèrent sous la poussée du vieillard. Priam se mit alors à appeler ses fils, grondant contre Hélénos, Paris et le divin Agathon, contre Pammon, Antiphonos et Polîtes vaillant au cri de guerre, contre Déiphobe, Hippothoos et le brillant Dios. Après les avoir appelés tous les neuf, le vieillard leur donna ses ordres :

 

    — Hâtez-vous donc, enfants lâches et mornes ! Ah ! comme vous auriez dû, à la place d'Hector, être tués tous à la fois près des nefs agiles ! Hélas ! ô malheureux ! j'avais engendré dans la vaste Troie de très valeureux fils, et je dois avouer qu'aucun d'eux ne me reste. C'était Mestor rival des dieux, Troïlos qui combattait sur un char, Hector enfin, qui passait pour un dieu parmi les hommes et ne semblait pas être le fils d'un mortel, mais celui d'un dieu. Ceux-là, Arès les a perdus ; seuls me restent tous ces objets d'opprobres, trompeurs, bateleurs fort habiles à danser en cadence, ravisseurs des agneaux et des chevreaux de leurs concitoyens. N'irez-vous pas au plus vite m équiper un char et le charger de tout ce que j'ai préparé, afin que nous puissions nous mettre en route ? »

 

    Ainsi parla-t-il, et les enfants, saisis de crainte à l'appel de leur père, firent sortir un char à mules, un beau char aux belles roues, nouvellement ajusté. Ils y assujettirent un coffre en osier. Ils décrochèrent de son clou le joug des mules, joug en buis, relevé en bosse et bien garni d'anneaux. En même temps que le joug, ils apportèrent la courroie du joug, longue de neuf coudées ; puis, adaptant avec soin ce joug sur le timon bien lisse, a son extrême bord, ils jetèrent 1'anneau sur la cheville. Trois fois, de chaque côté, ils enroulèrent la courroie sur la bosse du joug ; puis, continuant à la serrer jusqu'au bout, ils en replièrent la pointe par-dessous. Ils allèrent alors retirer de la chambre et entasser sur le chariot bien lisse l'immense rançon de la tête d'Hector. Enfin, ils attelèrent les mules aux solides sabots, les mules de trait que tes Mysiens avaient autrefois donnés à Priam en cadeau magnifique. Pour Priam, ils amenèrent sous le joug les chevaux que le vieillard se gardait pour lui-même et entretenait auprès d'un râtelier poli. Tous deux donc, Priam et son héraut, attelaient ces chevaux dans la haute demeure, l'âme remplie de sagaces pensées. A ce moment, Hécube tout près d'eux s'approcha, le cœur plein de tristesse, portant en sa main droite, dans une coupe d'or, le vin dont la douceur réconforte le cœur, afin qu'ils ne partissent qu'après avoir versé des libations. Elle s'arrêta devant les chevaux, adressa la parole à Priam et dit en le nommant :

 

    — Tiens, verse à Zeus Père, et demande-lui qu en ton foyer tu reviennes de chez tes ennemis, puisque ton cœur te pousse vers leurs nefs, quand je ne le veux point. Prie ensuite le fils de Cronos aux sombres nuages, le dieu de l'Ida, qui voit à ses pieds toute la Troade ; demande-lui de t'envoyer à droite, rapide messager, l'oiseau qui est pour lui le plus cher des oiseaux et celui dont la force s avère la plus grande, afin qu après l'avoir de tes yeux reconnu, tu puisses, rassuré par sa vue, aller jusqu'aux vaisseaux des Danaens aux rapides chevaux. Mais si Zeus au vaste regard ne t'envoie point son messager, ce n'est pas moi dès lors, en t'y encourageant, qui exigerai que tu ailles vers les nefs argiennes, quel que soit le désir ardent que tu en aies. »

 

    Priam semblable à un dieu lui répondit et dit :

 

    — Femme, je ne m'opposerai pas au conseil que tu donnes, car il est excellent que nos mains se tendent vers Zeus, pour essayer d'implorer sa pitié. »

 

    Il dit, et le vieillard enjoignit à une intendante de lui verser sur les mains de l'eau pure. La servante approcha, tenant à la fois dans ses mains la cuvette et l'aiguière. Après s'être lavé, Priam reçut la coupe que lui tendait son épouse ; puis, debout au milieu de la cour, il pria, versa le vin en regardant vers le ciel, prit la parole et dit à haute voix :

 

      — Zeus Père, toi qui protèges du haut de l'Ida, très glorieux, très grand ! donne-moi d'arriver chez Achille en hôte ami et digne de pitié ! Envoie sur ma droite, rapide messager, l'oiseau qui t'est le plus cher des oiseaux et celui dont la force s'avère la plus grande, afin qu'après l'avoir de mes yeux reconnu, je puisse, rassuré par sa vue, aller jusqu'aux vaisseaux des Danaens aux rapides chevaux.»

 

    Il dit,  et Zeus  aux  conseils  avisés  entendit  sa  prière. Aussitôt, il envoya l'aigle, le plus parfait des oiseaux, le sombre chasseur que l'on désigne aussi sous le nom de « noiraud». Aussi large que peut être construite, chez un homme opulent, la porte d'une chambre haute de plafond, porte munie de bonnes barres et solidement ajustée : aussi large était de part et d'autre l'envergure des ailes de 1'oiseau. Il apparut à droite, s'élançant au-dessus de la ville. La joie s'empara de ceux qui l'aperçurent, et les cœurs s'épanouirent en toutes les poitrines.

 

 

 

 

 

   Le vieillard s'empressa donc de monter sur son char et de le pousser hors du vestibule et du portique sonore. Par devant, les mules tiraient le char à quatre roues, les mules que guidait Idœos à l'âme illuminée. Par derrière, venaient les chevaux que le vieillard, en les pressant du fouet, lançait prestement à travers la cité. Tous ses proches le suivaient à la fois, pleurant abondamment, comme s'il allait au-devant de la mort. Lorsqu'ils furent descendus de la ville et parvenus en plaine, ceux qui suivaient Priam, ses fils et ses gendres, retournant sur leurs pas, revinrent vers Ilion. Quant aux cochers des chars, dès qu'ils apparurent tous les deux dans la plaine, ils n'échappèrent point à Zeus au vaste regard. En les apercevant, il eut pitié du vieillard. Aussitôt donc vers Hermès, son fils, il se tourna et dit :

 

    — Hermès, puisque c'est a toi qu'il est entre tous le plus agréable d'accompagner un homme, et que tu écoutes celui qui te plaît, va, pars, et conduis Priam jusque vers les creux vaisseaux des Achéens, de telle sorte que personne parmi les autres Danaens ne l'aperçoive et ne le reconnaisse, avant qu'il arrive au fils de Pelée. »

 

    Ainsi parla-t-il, et le Conducteur et brillant Messager ne désobéit pas. Aussitôt alors, il attacha sous ses pieds les belles sandales, les divines sandales d'or qui le portaient sur la plaine humide ou sur la terre immense, en même temps que les souffles du vent. Il prit la baguette avec laquelle il charme les yeux des hommes qu'il lui plaît d'endormir, ou bien réveille ceux qui sont endormis. Ayant donc cette baguette en main, le puissant et brillant Messager prit son essor. En un trait il parvint en Troade, aux bords de I'Hellespont, et se mit à marcher, tel un jeune

 

    Lorsqu'ils eurent dépassé le grand tombeau d'Ilos, Priam et son héraut arrêtèrent les mules et les chevaux, afin de leur permettre de boire dans le fleuve. L'obscurité s'était déjà répandue sur la terre. A ce moment, en le voyant de tout près, le héraut s'aperçut de la présence d'Hermès. Prenant alors la parole, il dit à Priam :

 

    — Attention, fils de Dardanos ! c'est le moment de faire preuve d'un esprit attentif. Je vois un homme, et bientôt, je pense, nous serons mis en pièces. Mais allons ! fuyons sur notre char, ou bien touchons ses genoux et supplions-le de nous prendre en pitié.»

 

    Ainsi parla-t-il, et la pensée du vieillard se brouilla, car il fut saisi par une crainte terrible. Son poil se hérissa sur ses membres arqués ; il s'arrêta, saisi par l'épouvante. Mais le Très Secourable de plus près l'approcha, prit la main du vieillard, l'interrogea et dit :

 

    — Où donc, ô mon père, conduis-tu ces chevaux et ces mules, à travers la nuit ambrosiaque, alors que dorment tous les autres mortels ? Ne crains-tu pas les Achéens respirant l'ardeur de la violence, eux qui, hostiles et acharnés contre toi, sont tout près d'ici ? Si l'un d'eux te voyait conduire tant de richesses à travers la prompte obscurité de la nuit, quelle pensée te viendrait ? Toi-même, tu n'es plus jeune ; un vieillard t'accompagne, et tu ne pourrais pas repousser celui qui le premier serait ton agresseur. Pour moi, je ne veux te faire absolument aucun mal, et je te défendrais plutôt contre un autre, car je te compare à mon propre père.»

 

    Le vieux Priam semblable à un dieu lui répondit alors : 

 

    — Il en est, cher enfant, ainsi que tu le dis. Mais sur moi l'un des dieux continue encore à étendre sa main, puisqu'il envoie à ma rencontre un passant tel que toi, un guide bénéfique, d'une taille et d'un air imposants, d'un esprit averti, et né d'heureux parents.»

 

    Le Conducteur et brillant Messager lui répondit alors :

 

    — Oui, tout ce que tu dis, vieillard, tu le dis justement. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité : envoies-tu d'aussi nombreux et si précieux trésors chez des étrangers, pour que ceux-là du moins te restent en sûreté, ou bien en êtes-vous tous déjà réduits à abandonner Ilion la sainte, chassés par la terreur ? Car c'était bien le plus brave des braves, l'homme qui a péri, et qui était ton fils. Au combat contre les Achéens, il ne le cédait en effet à personne. »

 

   Le vieux Priam semblable à un dieu lui répondit alors :

 

    — Qui donc es-tu, mon brave, et de quels parents es-tu né ? Avec quelle noblesse tu m'as parlé du destin de mon malheureux fils ! »

 

   Le Conducteur et brillant Messager lui répondit alors :

 

    — Tu veux m'éprouver, vieillard, en m'interrogeant sur le divin Hector. C'est un guerrier que j'ai vu très souvent de mes yeux dans le combat où la valeur s'illustre, et surtout quand, refoulant les Argiens vers leurs nefs, il les massacrait et les déchirait avec le bronze aigu. Nous autres, nous l'admirions immobiles, car Achille, irrité contre le descendant d'Atrée, ne nous laissait pas prendre part au combat. Or, je suis son serviteur, et c'est un même navire bien construit qui tous les deux nous amena ici. Je suis un de ses Myrmidons ; mon père est Polyctor. C'est un homme opulent, mais vieux, comme tu l'es. Il a six autres fils ; je suis moi, le septième. En secouant les sorts avec eux, j'obtins du destin de suivre Achille ici. Je viens à l'instant de quitter les vaisseaux pour venir dans la plaine, car demain, dès l'aurore, les Achéens aux yeux vifs iront porter la bataille tout autour de la ville. Ils s'irritent de leur inaction, et les rois des troupes achéennes ne peuvent pas retenir leur élan vers la guerre. »

 

     Le vieux Priam semblable à un dieu lui répondit alors :

 

     — Si tu es un serviteur du Péléide Achille, allons ! explique-moi toute la vérité : mon fils se trouve-t-il encore auprès des nefs, ou bien Achille, après avoir coupé ses membres en morceaux, l'a-t-il déjà jeté devant ses chiens ? »

 

     Le Conducteur et brillant Messager lui répondit alors :

 

     —Vieillard, jusqu ici les chiens ni les oiseaux ne l'ont pas dévoré. Il gît encore près du vaisseau d'Achille, tel qu'il avait été introduit dans sa tente. Voici douze aurores qu'il est étendu, et sa chair ne pourrit pas, et les vers qui dévorent les guerriers qui furent tués par Arès, ne le mangent pas. En vérité, il le traîne impitoyablement autour du tertre de son cher compagnon, lorsque apparaît la divine Aurore. Mais il ne parvient pas à le défigurer. Tu pourrais admirer, en approchant toi-même, en quel état de fraîcheur persiste ce gisant. Il a été de partout lavé de son sang, et aucune souillure ne lui est restée. Toutes ses blessures se sont cicatrisées, toutes celles dont il fut frappé, car nombreux furent ceux qui poussèrent le bronze contre lui. Voilà comment les dieux bienheureux prennent soin, bien qu'il ne soit qu'un mort, de ton valeureux fils, car il était, de préférence à tous, cher à leur cœur. »

 

     Ainsi parla-t-il, et le vieillard alors se réjouit et répondit ces mots :

 

     — Mon enfant, il est bon d'offrir aux Immortels les offrandes requises, puisque jamais mon fils, si j'eus jamais un fils, n'oubliait au sein de sa demeure les dieux qui habitent l'Olympe. Aussi se sont-ils souvenus de lui, même dans la mort que lui valut son destin. Mais allons ! reçois de ma part cette belle coupe, protège-moi et accompagne-moi, avec l'aide des dieux, jusqu'à ce que je parvienne sous la tente du fils de Pelée.»

 

    Le Conducteur et brillant Messager lui répondit alors :

 

    — Tu veux m'éprouver, vieillard, parce que je suis plus jeune ; mais tu ne me persuaderas point, toi qui m'invites à recevoir tes cadeaux, sans qu'Achille le sache. Je crains et je redoute plus que tout en mon cœur de le dépouiller, de peur que quelque mal ensuite ne m'arrive. Mais toi, je t'accompagnerai, même s'il fallait aller jusqu'en l'illustre Argos, te suivant avec assiduité sur une nef agile ou dans la marche à pied, et personne, au mépris de ton guide, n'oserait t'attaquer.»

 

    Il dit, et le Très Secourable, bondissant sur le char traîné par les chevaux, saisit bien vite avec ses mains le fouet et les rênes, et inspira aux chevaux et aux mules une vaillante ardeur. Or, lorsqu'ils arrivèrent au mur et au fossé qui défendaient les nefs, les gardes en étaient depuis peu à s'occuper de leur repas du soir. Sur les yeux de tous, le Conducteur et brillant Messager répandit le sommeil, et tout aussitôt il ouvrit les portes, repoussa les barres et fit entrer Priam et les dons magnifiques qui étaient sur le char, ils atteignirent de la sorte la tente du Péléide, haute tente que les Myrmidons avaient faite à leur maître, après avoir ébranché des sapins ; ils l'avaient recouverte de roseaux crépelus, qu'ils avaient fauchés dans l'humide prairie ; tout autour, ils avaient disposé pour leur maître une vaste cour garnie de pieux serrés ; une seule barre, faite d'un sapin, tenait la porte fermée ; trois Achéens peinaient pour l'abaisser, et pour enlever cet énorme verrou appliqué sur la porte il en fallait aussi trois ; mais Achille l'abaissait tout seul. A ce moment, le secourable Hermès l'ouvrit au vieillard et fit entrer dans la cour les illustres présents destinés au fils aux pieds rapides de Pelée. Descendant alors de son char sur la terre, il dit à Priam :

 

    — Vieillard, c'est un dieu immortel qui est venu vers toi : Hermès. Mon père a voulu que je fusse ton guide. Aussi vais-je m'en retourner, sans me présenter devant les yeux d'Achille. Car il ne siérait pas qu'un dieu immortel pût ainsi montrer à des mortels un aussi manifeste signe d'amitié. Mais toi, entre et prends les genoux du fils de Pelée ; et, en invoquant son père, sa mère aux beaux cheveux, ainsi que son fils, supplie-le, afin d'émouvoir et de troubler son cœur. »

 

     Ayant ainsi parlé, Hermès repartit pour l'Olympe élancé. Priam alors sauta du char à terre, et laissa dans la cour dehors, qui attendit en gardant les chevaux et les mules. Le vieillard se dirigea tout droit vers l'habitation, à l'endroit où se plaisait à s'asseoir Achille aimé de Zeus. Il le trouva chez lui. Ses compagnons restaient assis à distance. Deux seulement, le héros Automédon et Alcimos rejeton d'Arès, près de lui s'affairaient. Il venait depuis peu d'achever son repas, ayant mangé et bu. La table était encore dressée auprès de lui. Le grand Priam entra sans être vu par eux, s'arrêta près d'Achille, de ses mains lui saisit les genoux,

 

    — Souviens-toi de ton père, Achille semblable aux dieux ; il est du même âge que moi, sur le seuil ruineux de la vieillesse. Il se peut que les voisins qui l'entourent l'accablent aussi, et qu'il n'ait personne pour écarter de lui la ruine et le désastre. Mais lui cependant, en apprenant que tu vis, se réjouit en son cœur, et il espère, au cours de chaque jour, voir son cher fils revenir de Troade. Quant à moi, je suis au comble du malheur, car j'avais engendré dans la vaste Troade les fils les plus vaillants, et je dois avouer qu'aucun d'eux ne me reste. J'en avais cinquante, quand sont venus les fils des Achéens. Dix-neuf sortaient du même ventre ; les autres, en mes demeures m'étaient nés d'autres femmes. De la plupart, l'impétueux Arès a brisé les genoux, et celui qui pour moi était unique, qui protégeait la ville et ceux qui l'habitaient, tu me l'as tué récemment, tandis qu'il combattait pour sauver sa patrie ; c'était Hector. Et maintenant, c'est pour lui que je viens vers les nefs achéennes, pour te le racheter, et je t'apporte des rançons innombrables. Or donc, Achille, respecte les dieux, et prends pitié de moi en songeant à ton père. Je suis encore plus à plaindre que lui, et j'ai eu le courage de ce qu'aucun mortel n'a jamais fait sur terre : porter jusqu'à ma bouche la main de celui qui tua mon enfant. »

 

    Ainsi parla-t-il, et il suscita chez Achille le désir de pleurer sur son père. En le touchant de la main, il écarta doucement le vieillard. Tous deux se souvenaient : l'un, songeant à l'homicide Hector, pleurait à chaudes larmes, prostré aux pieds d'Achille. Achille pleurait son père, parfois aussi Patrocle. Leurs plaintes s'élevaient à travers la demeure. Lorsqu il se sentit saturé de sanglots, et que le désir en eut quitté ses entrailles et ses membres, le divin Achille se leva brusquement de son siège et redressa le vieillard en le prenant par la main, saisi de compassion pour sa tête chenue et son menton chenu. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

 

    — Ah ! malheureux ! tu as en vérité souffert de bien des maux dans le fond de ton cœur. Comment as-tu osé, vers les nefs achéennes, venir ainsi tout seul, sous les yeux de l'homme qui t'a tué tant de valeureux fils ? Il faut que tu aies un cœur de fer. Mais allons ! assieds-toi sur ce siège, et laissons tout à fait, malgré notre affliction, reposer nos douleurs au fond de notre cœur, car les larmes qui glacent n'ont aucune efficace. Tel est le sort que les dieux ont filé pour les pauvres mortels : vivre dans l'affliction ; mais eux demeurent exempts de tout souci. Deux jarres reposent sur le sol de la maison de Zeus, pleines de tous les dons qu'il veut nous accorder : l'une, de maux et l'autre, de faveurs. Celui à qui Zeus lance-foudre fait don d'un mélange, celui-là rencontre tantôt le malheur et tantôt le bonheur. Mais celui à qui il ne donne que peines, Zeus en fait un maudit ; une faim dévorante le pourchasse à travers la terre divine, et il va ça et là, sans être honoré des dieux ni des mortels. C'est ainsi qu'à Pelée, les dieux, dès sa naissance, avaient donné des présents magnifiques. Sur tous les nommes en effet, il prévalait par sa richesse et sa prospérité ; il régnait sur les Myrmidons, et les dieux lui avaient donné, tout mortel qu'il était, une épouse immortelle. Mais à lui-même aussi, Zeus impartit ensuite le malheur, puisqu'il ne vit point naître en son palais une descendance d'enfants destinés à régner. Il n'engendra qu'un fils, de très courte durée. Et maintenant qu'il est vieux, je ne puis l'assister, puisque je reste en Troade, très loin de ma patrie, pour ton tourment et celui de tes fils. Et toi aussi, vieillard, tu étais naguère, nous avait-on dit, dans la prospérité. Sur tout le territoire qui était compris depuis Lesbos où régnait Macar, jusqu'à la Phrygie et l'immense Hellespont, sur tout ce royaume, ô vieillard, on disait que, grâce à ta richesse et à ta progéniture, prévalait ton prestige. Mais depuis que les fils du Ciel ont amené sur toi le fléau de la guerre, il n'y a tout au­tour de ta ville que combats et carnages. Résigne-toi, et sans arrêt ne te lamente pas dans le fond de ton cœur. Tu ne gagneras rien à t'affliger sur ton brave fils ; tu ne le ressusciteras pas, et il se pourrait même que tu aies à souffrir de quelque nouveau mal. » Le vieux Priam semblable à un dieu lui répondit alors : — Ne me fais point asseoir sur ce siège, nourrisson de Zeus, tant qu'Hector reste au milieu des tentes, gisant à l'abandon. Hâte-toi donc plutôt de me le rendre, et que mes yeux le voient ! Quant à toi, accepte les nombreuses rançons que nous venons t'apporter. Puisses-tu en jouir et revenir dans la terre de tes pères, puisque tu m'as dès l'abord laissé vivre et voir encore la lumière du soleil ! » 

 

     En le toisant d un regard de travers, Achille aux pieds rapides lui répondit alors :

 

     — Cesse à présent de m'irriter, vieillard. Je pense aussi moi-même à te livrer Hector. Envoyée par Zeus, une messagère m'est venue, ma mère, celle qui m'enfanta, la fille du Vieillard de la mer. Et toi aussi, Priam, je le comprends en mon âme et tu ne saurais me le cacher, c'est un des dieux qui t'a conduit vers les agiles vaisseaux des Achéens. Car aucun mortel, pas même s il était en pleine force d'âge, n'aurait osé avancer jusqu'au camp. Il n'aurait pas pu échapper aux gardes, ni facilement déplacer la barre de notre porte. Aussi, ne va pas davantage, dans les tourments qui m'assaillent, bouleverser mon cœur, de peur que, sous ma tente, toi aussi, ô vieillard, je ne te souffre plus, tout suppliant que tu es, et que je n'enfreigne les ordres de Zeus ! »

 

     Ainsi parla-t-il, et le vieillard eut peur et obéit aux paroles d'Achille. Le fils de Pelée, hors de sa demeure, bondit comme un lion. Il ne sortit pas seul. En même temps que lui suivirent deux serviteurs, le héros Automédon et Alcimos, qu'Achille, après Patrocle qui venait de mourir, honorait le plus parmi ses compagnons. Ils dételèrent du joug les chevaux et les mules, introduisirent le héraut, le crieur du vieillard, et le firent asseoir sur un siège. Du chariot bien poli, ils retirèrent les innombrables rançons de la tête d'Hector. Ils y laissèrent deux châles et une tunique bien tissée, afin qu'Achille enveloppât le cadavre avant de le donner à emporter à Troie. Appelant les servantes, il leur ordonna de laver le corps, de l'oindre de partout, après avoir pris soin de le mettre à l'écart, afin que Priam n'aperçût pas son fils. Il craignait que le vieillard ne pût, en son âme affligée, maîtriser 

 

 

 

sa colère à la vue de son fils, et que lui, Achille, dans l'agitation qui troublerait son cœur, ne vînt à tuer Priam et à enfreindre les ordres de Zeus. Or donc, lorsque les servantes l'eurent lavé, frotté d'huile, elles jetèrent autour de lui un beau châle ainsi qu'une tunique, et Achille lui-même souleva le corps et le mit sur un lit. Ses compagnons ensuite le haussèrent tous ensemble sur le char bien poli. Achille alors gémit et appela son cher compagnon par son nom :

 

    — Ne t irrite pas contre moi, Patrocle, si tu apprends, bien que tu sois chez Hadès, que j'ai rendu le divin Hector à son père chéri, puisqu'il m'a donné des rançons qui ne sont pas méprisables. Mais je t'en donnerai la part qui te convient.»

 

    Il dit, et le divin Achille retourna sous sa tente. Il s assit sur le siège artistement ouvré d'où il s'était levé, près de l'autre cloison, et adressa ces paroles à Priam :

 

    — Ton fils est délivré, vieillard, comme tu le demandais, et il est étendu sur un lit. Dès qu'apparaîtra l'aurore, tu le verras toi-même, lorsque tu l'emmèneras. Pour 1'instant, songeons à nous alimenter. Niobé elle-même, Niobé aux beaux cheveux ne songea-t-elle pas à se nourrir aussi, elle à qui douze enfants périrent dans le palais, six filles et six fils florissants de jeunesse ? Ceux-ci furent tués par les flèches que tirait Apollon de son arc d'argent, dans sa colère contre Niobé ; celles-là le furent par Artémis diffuseuse de traits, parce que Niobé se prétendait l'égale de Latone aux belles joues. Elle disait que Latone n'avait procréé que deux rejetons, tandis qu'elle-même en avait enfanté un grand nombre. Mais, quoique n'étant que deux, les enfants de Latone firent périr tous ceux de Niobé. Neuf jours durant, ils restèrent étendus dans le sang, et il n'était personne pour les ensevelir. Le fils de Cronos avait changé en pierre le cœur de leurs sujets. Aussi, à la dixième aurore, les dieux fils du Ciel vinrent les ensevelir. Niobé donc songea à se nourrir, lorsqu'elle fut lasse de verser des pleurs. Et maintenant, parmi les rochers, sur les montagnes désertes, sur le Sipyle où se trouvent, dit-on, les retraites des Nymphes divines qui s'ébattent autour de l'Achéloos, là, toute changée en pierre, elle digère les tourments que les dieux lui donnèrent. Mais allons nous aussi, divin vieillard, songeons à nous alimenter. Plus tard, tu pourras encore pleurer sur ton fils, lorsque tu l'auras ramené dans Ilion, et il sera pour toi cause de bien des larmes ! »

 

    Il dit, et le rapide Achille alla d'un bond tuer un mouton blanc. Ses compagnons l'écorchèrent et le préparèrent selon les bonnes règles ; ils le découpèrent avec habileté, embrochèrent les morceaux, les rôtirent avec soin, et retirèrent tout. Automédon, prenant alors le pain, le servit à table dans de riches corbeilles. Achille lui-même répartit les viandes. Sur les mets préparés et servis devant eux, les convives alors étendirent les mains. Puis, lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, Priam fils de Dardanos admirait Achille et si grand et si beau, car de race il ressemblait aux dieux. De son côté, Achille admirait Priam issu de Dardanos, considérant sa belle apparence et l'écoutant parler. Une fois rassasiés de se contempler entre eux, le vieux Priam semblable à un dieu fut le premier à prendre la parole :

 

   — Donne-moi maintenant une couche au plus vite, nour­risson de Zeus, afin que nous puissions enfin goûter en reposant la douceur du sommeil. Car mes paupières ne se sont plus fermées sur mes yeux, depuis que sous tes mains mon fils perdit la vie. Je ne fais que gémir, et digérer d'innombrables tourments, me roulant sur l'ordure dans l'enclos de ma cour. Ce n'est qu'aujourd'hui que je viens de goûter à la nourriture et de faire passer par mon gosier du vin couleur de feu ; car jusqu'ici je n'avais goûté à rien. »

 

    Il dit, et Achille enjoignit à ses compagnons, ainsi qu'à ses servantes, de dresser des lits sous le portique, de jeter sur eux des couvertures de belle laine pourpre, d'étendre des tapis par­dessus, et d'ajouter sur le tout des manteaux épais pour mieux se protéger. Les servantes sortirent alors de la demeure, une torche à la main, et aussitôt s'empressèrent d'étaler deux lits. En plaisantant, Achille aux pieds rapides dit alors à Priam :

 

    — Va coucher dehors, cher vieillard ! J'ai peur qu'il ne pénètre ici quelque Achéen, un de ces conseillers qui viennent sans cesse s'asseoir auprès de moi, délibérer et décider, comme c'est l'usage. Si l'un d'entre eux t'apercevait à travers la prompte obscurité de la nuit, il irait sur-le-champ en informer Agamemnon pasteur des guerriers, et le rachat du mort pourrait être ajourné. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité : combien de jours te faut-il pour célébrer les funérailles du divin Hector, afin que d'ici-là je me garde en repos et retienne l'armée ? »

 

    Le vieux Priam semblable à un dieu lui répondit alors :

 

    — Si vraiment tu consens à ce que j'accomplisse les funérailles d'Hector, en agissant ainsi, Achille, tu ferais ce qui m'est agréable. Tu sais en effet à quel point nous sommes enveloppés dans la ville ; il faut aller loin pour amener du bois de la montagne, et les Troyens ont grand peur. Neuf jours dans le palais nous pourrions le pleurer ; le dixième, nous l'ensevelirions et le peuple ferait le repas funéraire. Le onzième nous élèverions un tertre sur son corps, et le douzième nous reprendrons la lutte, s'il y a nécessité. »

 

    Le divin Achille aux pieds infatigables lui répondit alors :

 

     — Pour tout ceci encore, vénérable Priam, il en sera comme tu le demandes. Je suspendrai la guerre aussi longtemps que tu le sollicites. »

 

     Ayant ainsi parlé, Achille prit au poignet la droite du vieillard, afin qu'il n'eût plus rien à craindre dans le fond de son cœur. Dès lors, Priam et son héraut, s'étendirent sur place, dans le vestibule de l'habitation, l'âme remplie de sagaces pensées. Mais Achille dormait dans le fond de sa tente solidement plantée. Briséis aux belles joues se coucha près de lui.

 

     Tous les autres dieux, ainsi que les hommes qui combattent sur char, dormirent toute la nuit, domptés par la douceur du sommeil. Mais le sommeil ne saisit pas le secourable Hermès. Il débattait en son cœur comment il pourrait renvoyer loin des nefs le roi Priam, sans qu'il fût aperçu des gardes sacrés qui se tenaient aux portes. Il s'arrêta donc au-dessus de sa tête, et lui dit ces paroles :

 

    — Vieillard, tu n'as donc à cette heure aucun souci du danger, puisque tu dors encore parmi tes ennemis, depuis qu'Achille t'a laissé la vie sauve. Tu viens maintenant de délivrer ton fils, et tu as donné beaucoup pour son rachat. Mais les enfants qui te restent auraient à donner, pour te garder vivant, une rançon trois fois plus forte encore, si l'Atride Agamemnon te reconnaissait, et si tous les Achéens venaient aussi à te reconnaître. »

 

    Ainsi parla-t-il. Le vieillard alors fut saisi de crainte, et fit lever son héraut. Hermès attela pour eux les chevaux et les mules. A toute allure, à travers le camp il les lança lui-même, et personne ne les reconnut.

 

    Mais, lorsqu'ils atteignirent le gué du fleuve au beau cours, du Xanthe aux eaux tourbillonnantes que Zeus immortel engendra, Hermès repartit pour l'Olympe élancé. L'Aurore au voile de safran se répandait sur toute la terre, et Priam, ainsi que son héraut, poussaient en se lamentant et en se désolant leurs chevaux vers la ville, tandis que les mules emportaient le cadavre.

 

      Nul des hommes et des femmes à la belle ceinture ne les reconnut, avant Cassandre semblable à l'Aphrodite d'or. Montée au sommet de Pergame, elle aperçut son père qui, debout, se tenait sur le char, ainsi que le héraut, le crieur de la ville. Elle vit aussi, sur le chariot à mules, Hector étendu sur un lit funéraire. Alors, elle se mit à hurler et à crier par toute la ville :

 

    — Vous verrez Hector, Troyens et Troyennes ! Allez au devant de lui, si jamais vous fûtes en joie de le voir vivant revenir du combat, lorsqu il faisait la grande joie de sa ville et de son peuple entier ! »

 

     Ainsi parla-t-elle, et pas un homme ne resta sur place dans la ville, ni pas une femme. Une intolérable douleur s'était en effet emparée de tous. Tout près des portes, la foule rencontra celui qui ramenait le mort. Les premières, sa chère épouse et sa mère vénérable, s'arrachèrent les cheveux, en se précipitant sur le char aux belles roues et en touchant la tête du cadavre. La foule en pleurant se tenait tout autour. Et tout le jour, jusqu'au coucher du soleil, les Troyens se seraient, en versant des larmes, devant les portes lamentés sur Hector, si le vieillard, du haut de son char, n'eût au peuple crié :

 

    — Laissez passage aux mules ! Vous pourrez ensuite vous rassasier de plaintes, lorsque je l'aurai conduit dans le palais. »

 

    Ainsi parla-t-il, et les Troyens s'écartèrent et firent place au char. Lorsque Priam et les siens l'eurent introduit dans l'illustre demeure, ils déposèrent le corps sur un lit ajouré, installèrent auprès de lui les aèdes qui préludent aux lamentations et qui entonnèrent un chant gémissant. Ils se lamentaient donc et les femmes gémissaient après eux. Andromaque aux bras blancs commença pour elles alors à se complaindre, les mains sur la tête de l'Homicide Hector :

 

    — O mon époux, tu as perdu l'existence bien jeune, et tu me laisses veuve dans le palais ! Il est encore tout petit, que toi et moi nous avons mis au monde, malheureux que nous sommes ! Je ne crois pas qu'il vienne à la jeunesse. Avant ce temps-là, cette ville sera ruinée de fond en comble, car tu es mort, toi, son gardien, toi qui la protégeais et qui lui gardais ses épouses fidèles et ses petits enfants ! Bientôt sans doute elles seront transportées sur les nefs creuses, et moi-même avec elles. Et toi aussi, mon enfant, ou bien tu me suivras, pour être ailleurs employé à d'indignes travaux et peiner sous les yeux d'un maître sans douceur ; ou bien, quelqu'un des Achéens, t'ayant pris par la main, te jettera pour une triste mort, du haut du rempart, irrité de ce qu'Hector lui a tué un frère, un père, ou bien un fils aussi, car très nombreux sont ceux des Achéens qui, sous les mains d'Hector, ont saisi le sol immense entre leurs dents. Ton père, en effet, n'était pas doux dans le triste carnage, et c'est pourquoi ses peuples le pleurent à travers la cité, et qu'abominable est le sujet de deuil et d'affliction que tu as, Hector, offert à tes parents. Mais c'est à moi surtout que resteront d'attristantes douleurs, car en mourant tu n'as pas de ton lit tendu les mains vers moi, et tu ne m'as point dit quelque sage parole dont je puisse à jamais, en pleurant nuit et jour, me souvenir. »

 

    Ainsi parla-t-elle en pleurant, et les femmes gémissaient à sa suite. Hécube à son tour commença pour elles à cruellement se complaindre :

 

    — Hector, tu étais à mon cœur de beaucoup le plus cher de tous mes enfants ; tant que je t'eus vivant, tu fus aimé des dieux, et ils se sont encore occupés de toi, même dans la mort que te valut ton destin. Mes autres fils, en effet, Achille aux pieds rapides, lorsqu'il s'en emparait, les vendait au delà de la mer sans récolte, à Samos, à Imbros, et à Lemnos aux côtes sans abord. Mais toi, après t'avoir ôté la vie avec le bronze à la pointe effilée, il t'a traîné souvent autour du tertre de son ami Patrocle, que tu lui as tué. Mais il ne l'a point ressuscité pour cela ! Et voici qu'aujourd'hui près de moi, frais et tiède d'un récent trépas, tu gis dans le palais, semblable à celui que vient de tuer Apollon, dieu dont l'arc est d argent, en le frappant de ses traits les plus doux ! »

 

    Ainsi parla-t-elle en pleurant ; et, chez les autres femmes, elle suscita une plainte sans fin. La troisième alors, Hélène commença pour elles à se complaindre :

 

    — Hector, tu étais à mon cœur de beaucoup le plus cher de tous mes beaux-frères, puisque Alexandre beau comme un dieu est l'époux qui me conduisit en Troade. Comme j'aurais dû mourir auparavant ! Voici que cette année est déjà la vingtième, depuis que je suis venue de là-bas et que j'ai délaissé ma patrie. Mais jamais de toi je n'ai encore entendu une parole méchante ; ou messéante. Mais si quelque autre dans le palais me blâmait, un de mes beaux-frères, une de mes belles-sœurs au beau péplos, ou bien ma belle-mère — car mon beau-père était doux comme un père — c'était toi qui parlais pour les détromper, et qui les retenais par ta sagesse et tes douces paroles. Et c'est pourquoi je pleure sur toi en même temps que sur moi, infortunée, le cœur plein d'affliction. Car il n'est plus personne, dans la vaste Troade, qui ne se montre envers moi indulgent et ami ; tous m'ont en horreur.»

 

    Ainsi parla-t-elle en pleurant, et la foule innombrable gémissait à sa suite. Le vieux Priam alors adressa ces paroles à son peuple :

 

    — Vous allez, Troyens, amener à présent du bois dans la cité. Ne craignez pas au fond de votre cœur une embuscade que les Argiens auraient solidement tramée, car Achille, en me congédiant loin de ses vaisseaux noirs, m'a déclaré qu'il ne ferait rien d'hostile, avant que ne vienne la douzième aurore. »

 

    Ainsi parla-t-il, et les Troyens attelèrent à leurs chars des bœufs et des mulets, et se hâtèrent ensuite de se rassembler aux portes de la ville. Pendant neuf jours, ils amenèrent une indicible quantité de bois. Mais quand parut, pour la dixième fois, l'Aurore qui apporte la lumière aux mortels, ils transportèrent le corps de l'intrépide Hector, en versant des pleurs ; ils le placèrent alors au faîte du bûcher, et y mirent le feu.

 

    Et, lorsque apparut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, le peuple se rassembla autour du bûcher du glorieux Hector. Puis, une fois rassemblés et groupés, ils éteignirent d'abord avec du vin couleur de feu toutes les parties du bûcher qu'avait envahies l'ardeur du brasier. Ses frères et ses amis recueillirent ensuite ses blancs ossements ; ils pleuraient, et de grosses larmes descendaient sur leurs joues. Prenant ensuite ces restes, ils les placèrent dans une urne d'or, qu'ils recouvrirent de voiles souples, couleur de pourpre. Aussitôt après, ils les déposèrent dans une fosse profonde, sur laquelle ils étendirent et tassèrent de gros blocs de pierre. En toute hâte, ils se mirent ensuite à entasser un tertre, après avoir songé à poster tout autour des sentinelles, dans la crainte que les Achéens aux belles cnémides ne passent à l'attaque avant le temps fixé. Lorsqu'ils eurent amoncelé le tertre, ils se retirèrent. Avec ordre ensuite s'étant tous assemblés, ils festoyèrent à un festin d'honneur, dans le palais de Priam, roi nourrisson de Zeus.

 

    Et c'est ainsi qu ils eurent soin d'accomplir les funérailles d'Hector dompteur de chevaux.