15 juin 1943

Homère - L'Odysée - Chants XI à XV

Submitted by Anonyme (non vérifié)

CHANT XI

    Dés que nous fûmes descendus vers la nef et la mer, nous tirâmes tout d'abord notre navire dans la mer divine, nous dressâmes le mât et la voilure sur notre vaisseau noir, et, prenant l'agneau et la brebis, nous les embarquâmes, et nous montâmes à bord à notre tour, le cœur plein d'affliction et répandant un flot de larmes abondantes. Pour nous, de l'arrière du vaisseau à la proue d'un bleu sombre, un bon vent favorable enfla notre voilure : c’était un vaillant compagnon que nous envoyait Circé aux belles boucles, la terrible déesse à voix retentissante. Dès lors, après avoir à bord rangé tous nos agrès, nous restâmes assis ; le vent et le pilote dirigeaient notre nef. Tout au long du jour, les voiles du vaisseau qui traversait la mer furent tendues par le vent. Le soleil s'enfonça et l'obscurité couvrit tous les chemins.

 

   Notre nef arrivait sur les extrêmes bords de l’Océan aux profonds tourbillons. Là se trouvaient la ville et le pays des Cimmériens. Sans cesse enveloppés de nuées et de brumes, ces hommes ne sont jamais aperçus par le soleil aux rayons éclatants, ni pendant qu'il s'élève dans le ciel étoile ni quand, du haut du firmament, il descend de nouveau vers la terre. Une nuit pernicieuse s'étend toujours sur ces infortunés. Parvenus là, nous tirâmes notre navire à terre, nous débarquâmes l’agneau et la  brebis, et nous longeâmes le cours de l'Océan, jusqu'à ce que nous fussions arrivés à l'endroit que Circé nous avait indiqué. Là, pendant qu'Euryloque aidé de Périmède maintenait les victimes, je tirai le glaive aigu qui touchait à ma cuisse, et je creusai une fosse d'une coudée environ et de long et de large. Sur le pourtour de la fosse, je répandis d'abord trois libations pour honorer tous les morts ; la première avec du lait miellé ; la seconde avec du vin délectable, et la troisième avec de l'eau pure. Je saupoudrai par-dessus de la blanche farine. Puis, implorant par de longues prières les têtes vacillantes des morts, je leur promis, à mon retour en Ithaque, de leur immoler au sein de ma demeure une vache stérile, la plus belle de mes vaches, et de remplir le bûcher de précieuses offrandes. Je promis en outre, au seul Tirésias, de lui sacrifier en particulier un bélier tout noir, le bélier le plus beau de ceux de mon troupeau. Lorsque j'eus adressé conjurations et suppliques aux tribus des défunts, je saisis les victimes et les égorgeai au-dessus de la fosse ; le sang noir y coula. Les âmes des défunts que la mort a saisis, se rassemblèrent en sortant de l'Érèbe : jeunes femmes, jeunes hommes, vieillards chargés d'épreuves, tendres jeunes filles au cœur encore dolent d'une affliction récente, guerriers blessés en foule par le bronze des piques, tombés dans les combats d'Arès et recouverts de leurs armes sanglantes. Et tous ces trépassés, chacun de son côté, accouraient autour de cette fosse avec des cris horribles. Je verdissais de peur. A ce moment, je commandai et j'ordonnai aussitôt à mes compagnons d’écorcher les moutons, qu'étendit sur le sol et qu’égorgea le bronze sans pitié, de les brûler et d’implorer les dieux, le puissant Hadès et Perséphone, la terrible déesse. Quant à moi, après avoir tiré le glaive aigu qui touchait à ma cuisse, je restai là, et j'empêchai les têtes vacillantes des morts de s'approcher du sang, avant que je n'aie consulté Tirésias.

 

   La première âme qui vint se présenter fut celle de mon compagnon Elpénor. Il n'avait pas encore été enseveli sous la terre aux larges chemins. Nous avions, en effet, laissé son corps dans le palais de Circé, sans le pleurer ni sans l'ensevelir, car nous étions pressés par un autre travail. En le voyant, je me mis à pleurer, et mon cœur se sentit ému de pitié. Prenant alors la parole, je dis ces mots ailés :

 

   — Elpénor, comment es-tu venu sous cette brume obscure ? En venant à pied, tu es arrivé plus vite que moi sur ma nef noire. »

 

   Ainsi parlai-je, et mon compagnon me répondit ces mots en gémissant :

 

   — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, ce qui m'a perdu, c'est le destin funeste que m'assigna un dieu, et c'est aussi le vin bu sans mesure. M'étant couché sur le palais de Circé, je n'eus pas l'idée de revenir en arrière et de descendre par le grand escalier ; mais j'allai tout droit tomber du haut du toit. Je me rompis les vertèbres du cou, et mon âme descendit chez Hadès. Maintenant, je t'implore à genoux, par tous ceux des tiens qui ne sont pas ici, par ta femme et ton père, qui t'éleva tout enfant, par Télémaque, le seul enfant que tu laissas au sein de ton foyer, car je sais qu'en partant d'ici, de la maison d'Hadès, tu feras accoster dans l’île d'AEa ton vaisseau bien construit. Une fois là, je t’en conjure, ô roi, souviens-toi de moi ! Ne me laisse pas derrière toi, quand tu repartiras, sans pleurs ni funérailles, de crainte que je n'attire sur toi l'irritation des dieux. Brûle mes restes avec toutes les armes qui m'ont appartenu, élève-moi un tertre sur le rivage de la mer écumante, afin que ceux qui viendront après nous, sachent aussi le sort d'un malheureux mortel. Accomplis tous ces rites et plante sur mon tertre la rame avec laquelle, lorsque j'étais vivant, je ramais au milieu de tous mes compagnons. »

 

   Ainsi parla-t-il, et je répondis en lui disant alors :

 

   — J’accomplirai pour toi, infortuné, et j’exécuterai tout ce que tu me demandes. »

 

   Tandis que nous échangions tous les deux ces désolants propos, nous restions sans bouger ; moi, en retrait de la fosse, je tenais mon glaive par-dessus le sang, et, sur l'autre bord, l'ombre de mon compagnons entretenait longuement avec moi.

 

   Survint alors l'ombre de ma feue mère, la fille du magnanime Autolycos, Anticlée, que j’avais laissée pleine de vie, lors de mon départ pour la sainte Ilion. En la voyant, je me mis à pleurer, et mon cœur se sentit ému de pitié. Je l'empêchai pourtant, malgré toute ma peine, de s'approcher du sang, avant que je n aie consulté Tirésias.

 

    Survint alors l'âme de Tirésias, portant un sceptre en main. Il me reconnut et m adressa ces mots :

 

   — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, pourquoi donc, malheureux, abandonnant la clarté du soleil, es-tu venu visiter les morts et ce pays sans joie ? Allons ! écarte-toi de

 

 

 

 

 

la fosse, détourne la pointe de ton glaive, afin que je boive un peu de ce sang et que je te dise l'exacte vérité.»

 

   Ainsi parla-t-il ; je m'écartai et remis au fourreau mon glaive à clous d'argent. Tirésias, le devin sans reproche, but alors du sang noir, puis m'adressa ces mots :

 

   — C'est un doux retour, illustre Ulysse, que tu veux obtenir. Mais un dieu te le rendra difficile, car je ne crois pas que tu puisses échapper au dieu qui ébranle la terre, à ce dieu qui te garde en son coeur du ressentiment, irrité de ce que tu aveuglas son cher fils. Mais il se peut que vous puissiez pourtant, en dépit des maux qu'il vous faudra souffrir, parvenir en Ithaque, si tu veux consentir à maîtriser ton cœur et celui de tes gens, dès l'instant que tu feras approcher, après avoir échappé à la mer violette, ton vaisseau bien construit de l'île de Thrinacie, et que vous trouverez parmi leurs pâturages les bœufs et les gras moutons du Soleil, du dieu qui voit tout, du dieu qui entend tout. Si tu laisses ces troupeaux sans dommage, si tu ne songes qu'à assurer ton retour, vous pourrez alors, en dépit des maux qu'il vous faudra souffrir, parvenir en Ithaque. Mais si vous leur nuisez, je te prédis la perte de ton navire et de tes compagnons. Et si toi-même tu viens à échapper, tu ne rentreras que tardivement, sur une nef étrangère, après avoir subi maintes traverses et perdu tous tes gens. Tu trouveras la ruine au sein de ta demeure, des hommes arrogants qui mangent ton avoir, courtisent ta noble épouse et lui font des présents. Tu leur feras d'ailleurs, une fois arrivé, payer leurs violences. Lorsque tu auras, au sein de ta demeure, tué les prétendants, soit par ruse, soit ouvertement avec le bronze aigu, songe à repartir ensuite, en portant sur l'épaule une rame solide, jusqu'à ce que tu arrives au milieu de ces hommes qui ignorent la mer, qui ne mangent aucun aliment assaisonné de sel, et qui par suite ignorent les navires aux joues vermillonnées et les rames solides, ces ailes des vaisseaux. Je vais te donner un signe tout à fait évident, qui ne saurait t'échapper. Lorsque tu rencontreras un autre voyageur qui te dira que tu portes sur ton illustre épaule une pelle à vanner, plante alors en terre ta solide rame, offre un beau sacrifice au roi Poséidon, un Bélier, un taureau, un verrat en état de saillir une truie ; puis, retourne en ton foyer et sacrifie de saintes hécatombes aux dieux immortels, maîtres du vaste ciel, à tous et en suivant exactement leur ordre. Après l'avoir évitée sur la mer, la plus douce des morts enfin viendra vers toi ; elle ne t’emportera qu'une fois épuisé par une radieuse vieillesse, laissant autour de toi des peuples fortunés. Je te dis l'exacte vérité. »

 

    Ainsi parla-t-il, et je répondis en lui disant alors :

 

   — Tirésias, c'est là sans doute la destinée que les dieux m'ont filée. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. Je vois ici l'âme de ma feue mère ; elle se tient en silence auprès de ce sang, sans avoir le courage de regarder en face son enfant, ni de lui adresser la parole. Dis-moi par quel moyen elle pourrait reconnaître que je suis son fils ? »

 

   Ainsi parlai-je, et Tirésias aussitôt répondit en disant :

 

   —Je vais te dire et mettre en ton esprit une parole aisée. Si tu permets à l'un de ces défunts que la mort a saisis de s'approcher du sang, il te dira l'exacte vérité ; mais celui que tu écarteras, retournant sur ses pas, regagnera l'Érèbe. »

 

   Ayant ainsi parlé, l'âme du roi Tirésias se retira dans la maison d'Hadès, après m'avoir exposé les volontés des dieux.

 

   Pour moi, rester là sans bouger, j'attendis que ma mère appro­chât et bût de ce sang noir. Aussitôt elle me reconnut, gémit et m’adressa ces paroles ailées :

 

   —Mon enfant ! comment es-tu venu sous cette brume obscure, quoique tu vives encore ? Il est difficile aux vivants de visiter ces lieux. Entre eux et nous s’interposent des fleuves immenses, de terribles courants, et surtout l'Océan, qu'il n'est pas possible de traverser à pied, si l'on n'a pas un vaisseau bien construit. Est-ce après avoir, en revenant de Troie, erré depuis longtemps, que tu parviens ici avec ta nef et tes compagnons ? N'as-tu pas encore abordé dans Ithaque, et n'as-tu pas revu ta femme et ton palais ? »

 

   Ainsi parla-t-elle, et je répondis en lui disant alors :

 

   — Ma mère, il m'a fallu descendre chez Hadès pour consulter l'âme du Thébain Tirésias. Non, je ne me suis pas encore approché du pays d'Achaïe, et je n'ai point encore pris pied sur notre terre. Mais, subissant un misérable sort, je n'ai jamais cessé d'errer, depuis le jour où je suivis le divin Agamemnon vers Ilion aux superbes chevaux, afin de combattre contre les Troyens. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. Quelle destinée t'a domptée et raidie dans la mort ? Est-ce une longue maladie ? Est-ce Artémis diffuseuse de traits, qui t'a tuée en te frappant de ses traits les plus doux ? Parle-moi de mon père, du fils que j'ai laissé ; dis-moi si ma puissance est toujours en leurs mains, ou si quelque autre bomme aujourd'hui la détient. Affirme-t-on que jamais je ne serai de retour ? Dis-moi quelles sont les décisions et les pensées de ma femme et compagne. Reste-t-elle auprès de notre enfant ? Veille-t-elle au maintien de tout notre ménage, ou bien a-t-elle déjà pris pour époux quelque noble Achéen ? »

 

   Ainsi parlai-je, et mon auguste mère me répondit alors :

 

    — Oui certes, elle te reste encore, le coeur plein de courage, au fond de ta demeure. Mais ses jours et ses nuits lamentables se consument sans répit dans les larmes. Personne encore ne détient ta superbe puissance. Sans être inquiété, Télémaque exploite tes domaines, et offre des festins également partagés, comme il convient que s'en inquiète un homme pratiquant la justice, car tous s'empressent de l'inviter chez eux. Quant à ton père, il reste à la campagne et ne descend plus jamais à la ville. Il ne veut pour coucher, ni matelas, ni couvertures, ni brillantes étoffes. Dans le cours de l'hiver, il dort en sa maison parmi ses serviteurs, près du feu, sur la cendre, et n'ayant sur la peau que grossiers vêtements. Mais quand revient l’été et la saison des fruits, c'est n'importe où, sur son coteau de vignes, que des jonchées de feuilles lui font un lit par terre. C'est là qu'il s'étend, accablé de chagrins, et qu'il avive en son cœur la grande douleur de souhaiter ton retour. Sur lui arrive en outre la pénible vieillesse. C'est ainsi que j'ai péri moi-même et suivi mon destin. Ce n'est point l'adroite Diffuseuse de traits qui m'a tuée, au sein de mon palais, en me frappant de ses traits les plus doux. Une longue maladie ne m'est pas survenue, un de ces maux terribles qui enlèvent la vie en consumant les membres. Non, c'est le regret que j'avais de toi, les inquiétudes que tu m'occasionnais, et c'est enfin, glorieux Ulysse, la tendresse que je te conservais, qui m'ont ôté la vie douce comme le miel. »

 

   Ainsi parla-t-elle, et aussitôt, d'un cœur bien décidé, je voulus étreindre l'âme de ma feue mère. Trois fois je m'élançai, et mon cœur me poussait à l'étreindre ; mais, par trois fois, comme une ombre ou même comme un songe, elle m'échappa des mains ; une douleur aiguë me pénétrait chaque fois plus avant dans le cœur. Prenant alors la parole, je dis ces mots ailés :

 

   — Ma mère, pourquoi ne pas m'attendre lorsque je veux t'étreindre, afin que nous puissions, jusque chez Hadès, nous jeter dans les bras l'un de l'autre et nous rassasier de sanglots frissonnants ? La noble Perséphone n'aurait-elle devant moi suscité ce fantôme que pour augmenter mes larmes et mes plaintes ? »

 

   Ainsi parlai-je, et mon auguste mère me répondit alors :

 

   — Hélas ! mon enfant, ô le plus malheureux de tous les mortels, la fille de Zeus, Perséphone, ne t'a pas abusé ! Mais telle est la condition des hommes, une fois qu'ils sont morts. Les nerfs ne tiennent plus ni les chairs ni les os, mais tout cède à l'ardeur dévorante de la flamme et du feu, aussitôt que la vie a quitté les os blancs. Quant à l'âme, elle prend son essor et vole comme un songe. Mais hâte-toi de combler au plus vite ton désir de lumière. Garde bien mes paroles, afin de les redire plus tard à ton épouse. »

 

   Tandis que nous échangions tous les deux ces propos, les femmes, qu'avait encouragées la noble Perséphone et qui toutes étaient les épouses et les filles des rois les plus illustres, vinrent se présenter. Elles s'assemblaient en troupe autour de ce sang noir. Dès lors, je songeai au moyen d'interroger chacune. Or, voici la décision qui parut la meilleure à mon cœur. Tirant le glaive à pointe effilée qui touchait à ma cuisse musclée, je ne les laissai pas venir toutes ensemble s'abreuver de sang noir. Elles s'en approchèrent les unes après les autres ; chacune me déclara sa race, et je pus ainsi les interroger toutes.

 

   Là, je vis d'abord Tyro, fille d'un père illustre. Elle me dit être issue de Salmonée sans reproche, et m'affirma avoir été l'épouse de Créthée fils d'Éole. Tyro s'éprit d'un fleuve, le divin Énipée, le plus beau des fleuves qui coulent sur la terre. Aussi la voyait-on venir assidûment près de ses beaux courants. Le dieu qui soutient et ébranle la terre prit les traits d'Énipée et se coucha près d'elle à l'embouchure du fleuve aux eaux tourbillonnantes. Le flot bouillonnant autour d'eux se dressa, s'incurva en forme de montagne et cacha le dieu et la femme mortelle. Poséidon dénoua la ceinture de la vierge, et fit sur elle descendre le sommeil. Lors­qu'il eut achevé les travaux de l'amour, le dieu lui prit la main, lui adressa la parole et dit en la nommant :

 

   — Sois heureuse, ô femme, de mon tendre amour ! Dans le cours de l’année, tu engendreras deux illustres enfants, car la couche d'un dieu n'est jamais inféconde. Prends soin de les nourrir et de les élever. Pour l'heure, regagne ta demeure, garde le silence et ne dis pas mon nom. Sache pourtant que je suis Poséidon, l'ébranleur de la terre.»

 

   Ayant ainsi parlé, il s'enfonça sous la mer ondulante. Devenue grosse, Tyro mit au monde Pélias et Nélée, qui tous deux devinrent les vigoureux serviteurs du grand Zeus. Pélias, riche en troupeaux, habita dans Colchos et son vaste pays. Nélée s'établit dans Pylos des Sables. Tyro, reine des femmes, eut encore de Créthée d'autres fils : AEson, Phérès, Amythaon qui combat sur un char.

 

   Après Tyro, je vis la fille d'Asopos, Antiope, qui se flattait d'avoir dormi dans les bras de Zeus même ; elle en conçut deux fils, Amphion et Zéthos, qui furent les premiers à jeter les fondements de Thèbes aux sept portes et à la ceindre de tours ; car malgré leur vaillance, ils n'auraient jamais pu, sans élever cette enceinte, habiter Thèbes et son vaste pays.

 

   Après Antiope, je vis l'épouse d'Amphitryon, Alcmène, qui engendra l'intrépide Héraclès, au coeur de lion, après s'être enlacée dans les bras du grand Zeus. Je vis aussi la fille du superbe Créon, Mégara, qui devint l'épouse du fils d'Amphitryon, toujours doué d'une force invincible.

 

    Je vis la mère d'Œdipe, la belle Épicaste, qui, par ignorance

 

 

 

d'âme, commit un acte affreux ; elle épousa son fils, et ce fils devint, après avoir exterminé son père, le mari de sa mère. Mais les dieux firent que les hommes fussent aussitôt instruits de ces horreurs. Œdipe cependant régna, dans la charmante Thèbes, sur les fils de Cadmos, accablé de tourments par les rigoureuses résolutions des dieux. La reine descendit chez le puissant Hadès aux passages bien clos. Excédée de souffrir, elle attacha une longue corde à la poutre de son haut plafond, laissant après elle à Œdipe les maux incalculables que mènent à terme les Érinyes d'une mère.

 

   Je vis ensuite la très belle Chloris, que Nélée épousa jadis pour sa grande beauté, après qu'il eut offert d'innombrables présents. Elle était la plus jeune des filles d'Amphion, descendant d’Iasos, d'Amphion qui jadis régnait en souverain sur Orchomène, la ville des Minyens. Quant à Chloris, elle devint la reine des Pyliens, et donna le jour à d'illustres enfants : Nestor, Chromios et l'audacieux Périclymène. Outre ces trois fils, elle enfanta aussi la vaillante Péro, si admirée des hommes que tous ceux d'alentour la désiraient pour femme. Mais Nélée ne voulut l'accorder qu'à celui qui pourrait ramener les génisses rétives, au large entre-œil, aux cornes recourbées, que le fort Iphiclès gardait en Philaque. Seul, l'irréprochable devin promit de les ravir. Mais le destin arrêté par un dieu, les bouviers des champs et les terribles liens dont il se vit chargé, entravèrent son dessein. Lorsque les mois et les jours furent accomplis, lorsque l'année eut achevé son cours et que le printemps revint, le robuste Iphiclès relâcha le devin, qui lui avait prédit tous les arrêts des dieux. Ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus.

 

   Je vis aussi Léda, l'épouse de Tyndare, qui conçut de ce roi deux enfants courageux : Castor conducteur de chevaux, et Pollux au redoutable poing. La terre nourricière les conserve vivants tous les deux en son sein. Toutefois, même sous la terre, Zeus les comble d'honneurs ; un jour sur deux, tantôt ils sont vivants, et tantôt ils sont morts ; ils sont honorés comme les dieux le sont.

 

   Après elle, je vis Iphimédie, épouse d'Aloée, qui déclarait s'être unie à Poséidon. Elle avait eu deux fils d'une courte exis­tence : Otos rival des dieux, et l'illustre Éphialte. C'étaient les plus grands et les plus beaux des hommes que la terre porteuse de froment ait nourris ; ils ne le cédaient qu'au célèbre Orion. Dès l'âge de neuf ans, ils avaient bien neuf coudées de largeur, tandis que leur hauteur s'élevait à dix brasses. Aussi, les vit-on menacer les Immortels mêmes de porter dans l'Olympe le tumulte d'une guerre impétueuse. Ils brûlaient d'entasser l’Ossa sur l'Olympe, et sur l'Ossa, le Pélion aux feuilles agitées, afin d'escalader le ciel. Ils auraient sans doute réussi leur assaut, s'ils avaient atteint leur âge adulte. Mais le fils qu'avait donné à Zeus Latone aux beaux cheveux, les fit tous deux périr avant que la barbe eût fleuri sous leurs tempes et qu'un duvet touffu leur eût garni les joues.

 

   Je vis Phèdre, Procris et la belle Ariane, fille de Minos à l'esprit pernicieux, que Thésée jadis amena de Crète sur la colline de la sainte Amènes. Mais il n'en jouit pas. Accusée par Dionysos, Ariane fut auparavant frappée par Artémis dans l'île de Dia, île entourée par le grand flot du large.

 

   Je vis Maera, Clymène et l'odieuse Êriphyle, qui livra son époux pour de l'or estimé. Mais je ne saurais vous dire ni vous énumérer toutes les épouses et filles de héros que je vis ; avant que j'en finisse, la nuit serait passée. D'ailleurs, il est temps de dormir, soit que je rejoigne ma nef rapide où sont mes compagnons, soit que je reste ici. C'est aux dieux et à vous que je remets le soin de mon départ. »

 

   Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois ; ils étaient sous le charme dans la salle assombrie. Arête aux bras blancs fut alors la première à prendre la parole :

 

   — Phéaciens, que dites-vous de cet homme, de sa beauté, de sa taille, et de l'esprit pondéré qui l'anime ? S'il est mon hôte, chacun de vous aussi a part à cet honneur. Ne vous hâtez donc pas de le congédier ; ne rognez pas vos largesses à cet infortuné qui en a tant besoin, quand la faveur des dieux a rempli vos palais d'innombrables richesses. »

 

   Un vieillard, le héros Échénéos, le plus âgé de tous les Phéaciens, prit aussi la parole :

 

   — Amis, ce que vient de dire notre sage reine ne peut s écarter, ni de votre but, ni de votre opinion. Obéissez-lui, et qu'Alkinoos dicte notre conduite. »

 

   Alkinoos lui répliqua et dit :

 

   — La parole de la reine sûrement s'accomplira, s'il plaît au ciel que je reste vivant et que je règne sur les bons rameurs que sont les Phéaciens. Que notre hôte pourtant, malgré son ardent désir de retour, se résigne à rester ici jusqu'à demain, jusqu'à ce que j'aie pu rassembler tous vos dons. Le soin de son départ nous appartient à tous, à moi surtout, qui sur cette maison ai pleine autorité. »

 

   L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

   — Puissant Alkinoos, honneur de tous ces peuples, si vous m'engagiez, fût-ce toute une année, à demeurer ici, pourvu que vous prépariez mon départ et que vous m'offriez des présents magnifiques, j'y consentirais, car il me serait tien plus avantageux de retourner avec des mains plus pleines dans ma chère patrie. Je gagnerais un surcroît de respect et d'amour chez tous ceux des nommes qui me verraient ainsi revenir en Ithaque.»

 

    Alkinoos lui répliqua et dit :

 

   — En te voyant, Ulysse, nous ne pouvons supposer que tu sois un de ces imposteurs, un de ces charlatans, tels que ces vagabonds que la terre noire en si grand nombre nourrit de tous côtés, artisans de mensonges dont on ne voit jamais la fausseté. Le charme évident de tes dires s'unit au fond de toi à la noblesse d'âme. Tu nous as fait, avec l'art d'un aède, un récit détaillé des douloureuses épreuves que tous les Argiens eurent, ainsi que toi-même, à supporter. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. As-tu vu quelques-uns de tes divins compagnons, de ces héros qui partirent en même temps que toi, qui t'accompagnèrent jusque dans Ilion, et qui achevèrent leur destin sous ses murs ? Nous avons devant nous toute une longue nuit, une nuit infinie. Il n'est pas encore temps de dormir au palais. Raconte-nous tes merveilleux travaux. J'attendrais même jusqu'à l'aube divine, si tu avais le courage sous le toit de ce palais de me narrer tes maux. »

 

   L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

   — Puissant Alkinoos, honneur de tous ces peuples, s'il est un temps pour le sommeil, il est aussi un temps pour les longs entretiens. Or donc, si tu as grand désir de m'écouter davantage, je ne saurais refuser de te raconter d'autres récits encore plus lamentables : les malheurs de mes compagnons, de ceux qui moururent après la fin de la guerre. Ils avaient échappé à la mêlée hurlante des Troyens, et ils furent perdus, comme ils s'en revenaient, par la volonté d une femme exécrable. Dès que la chaste Perséphone eût dispersé ça et là les tendres âmes des femmes, l'âme désolée d'Agamemnon l'Atride vint se présenter. Autour d'elle, se rassemblaient d'autres âmes, toutes celles de ceux qui périrent avec lui et achevèrent leur destin dans le palais d'Égisthe. Agamemnon me reconnut aussitôt qu'il eût bu du sang noir. Il se lamentait avec des cris perçants, versait un flot de larmes abondantes, tendait les bras vers moi et brûlait de m'étreindre. Mais il n'avait plus la solide vigueur, ni la robustesse, qui se trouvaient jadis en ses membres alertes. En le voyant, je me mis à pleurer, et mon coeur se sentit ému de pitié. Prenant alors la parole, je dis ces mots ailés :

 

   — Très glorieux Atride, roi des guerriers Agamemnon, quelle destinée t'a dompté et raidi dans la mort ? Est-ce Poséidon qui te dompta sur tes nefs, en soulevant le funeste tumulte des vents impétueux ? Serait-ce, au contraire, des hommes farouches qui t'auraient mis à mal sur la terre ferme, lorsque tu ravissais leurs troupeaux de bœufs et de belles brebis, ou que tu combattais pour prendre une ville et enlever les femmes ? »

 

   Ainsi parlai-je et Agamemnon répondit et me dit aussitôt :

 

   — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, non, ce n'est pas Poséidon qui m'a dompté sur mes nefs, en soulevant le tourbillon des vents impétueux, et ce ne sont point des hommes farouches qui m'ont mis à mal sur la terre ferme ; mais c'est Égisthe qui, ayant préparé ma mort et mon trépas, m'assas­sina avec l'aide d'une épouse exécrable. Il m'invita chez lui, m'offrit un repas et m'égorgea comme un bœuf à la crèche. Je mourus ainsi d'une pitoyable mort. Mes compagnons furent autour de moi massacrés sans merci, comme des porcs aux dents blanches, qu'un nomme opulent et puissant fait égorger chez lui, à 1’occasion d'un mariage, d'un repas par écot ou d'un banquet de fête. Tu as déjà vu bien des massacres d'hommes, tués en combat singulier ou au milieu de la rude mêlée. Mais c'est surtout en voyant ces horreurs que ton cœur eût frémi; nous gisions étendus dans la salle, autour du cratère et des tables chargées, et le sol entier ruisselait dans le sang. J'entendis la voix plaintive et poignante de la fille de Priam, Cassandre, que la perfide Clytemnestre égorgeait près de moi. Toutefois, quoique mourant sous la lame du poignard enfoncé, je levai les bras, mais je dus les laisser retomber sur la terre. La chienne alors m'abandonna, sans avoir le courage, quand j'allais chez Hadès, d'abaisser de ses mains mes paupières et de fermer ma bouche. Non, il n'est rien de plus atroce ni de plus éhonté qu'une femme qui s'est mis en l'esprit de semblables forfaits, un forfait aussi abominable que celui que cette femme conçut, en préparant la mort de son époux légitime. Et pourtant, je me flattais de recevoir un agréable accueil de mes enfants et de mes serviteurs, en revenant chez moi ! Mais cette femme, experte  aux plus affreux desseins, a versé 1’infamie sur elle-même et sur les femmes qui viendront après elle, même sur celles qui seront vertueuses ! »

 

   Ainsi parla-t-il, et je répondis en lui disant alors :

 

   — Hélas ! Zeus au vaste regard a toujours poursuivi d'une haine acharnée les descendants d'Atrée, par le moyen des perfi­dies des femmes. C'est à cause d'Hélène que nous avons été si nombreux à périr, et c'est Clytemnestre qui, durant ton absence, te préparait un piège ! »

 

   Ainsi parlai-je, et Agamemnon répondit et me dit aussitôt :

 

   — Désormais donc, même envers ta femme, tu ne dois, toi aussi, jamais être trop bon. Ne lui confie point tous les projets que tu auras mûris ; dis-lui certaines choses, mais cache-lui les autres. Quant à toi, Ulysse, ce n'est point ta femme qui t'assas­sinera ; elle a trop de raison, elle a le cœur trop plein de bien­veillance, cette fille d'Icare, la sage Pénélope. C'était encore une jeune épousée, lorsque nous la quittâmes pour partir à la guerre. Son tout petit enfant était à la mamelle. Il doit aujourd'hui siéger sans doute dans l'assemblée des hommes, et se trouver heureux. Son père en arrivant le verra, et lui, comme d'usage, embrassera son père. Pour moi, mon épouse n'a point permis à mes yeux de se remplir de la vue de mon fils ; elle me tua moi-même auparavant. Mais j’ai encore un autre mot à dire : jette-le bien au fond de ton esprit. C'est en secret, et non ouvertement, qu'il faut que tu fasses aborder ta nef dans la terre de ta douce patrie, car il n'y a plus à se fier à des femmes. Mais allons ! sur ceci encore, explique-toi avec sincérité. As-tu entendu dire que mon fils soit encore en vie ? Est-il dans Orchomène, dans Pylos des Sables, ou chez Ménélas, dans la vaste Sparte ? Car il n'est probablement pas mort ; il est sur terre encore mon divin Oreste. »

 

   Ainsi parla-t-il, et je répondis en lui disant alors :

 

   — Atride, pourquoi m'interroger ainsi ? Je ne puis pas te dire s’il vit ou s'il est mort, car il n'est pas bon de proférer des paroles vides comme le vent.

 

   Tandis que nous échangions tous deux ces désolants propos, nous nous tenions debout, accablés de tristesse, versant un flot de larmes abondantes. Alors survint l'âme du Péléide Achille, celle de Patrocle, de l'irréprochable Antiloque, celle aussi d'Ajax, qui était le premier, après le fils éminent de Pelée, à surpasser en taille et en beauté les autres Danaens. L'âme du descendant d'Éaque, Achille aux pieds rapides, me reconnut, gémit et m'adressa ces paroles ailées :

 

   — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, quel exploit plus hardi pourrais-tu un jour méditer en ton coeur ? Comment as-tu osé descendre chez Hadès, où habitent les morts engourdis, les ombres des hommes qui ont fini de peiner ? »

 

   Ainsi parla-t-il, et je répondis en lui disant alors :

 

   — Achille, fils de Pelée, ô toi le plus brave de tous les Achéens, je suis venu, poussé par le besoin, consulter Tirésias et trouver peut-être auprès de lui quelque conseil pour retourner dans la rocheuse Ithaque. Je ne me suis pas encore approché du pays d'Achaïe et je n'ai pas encore pris pied sur notre terre ; car je n'ai jamais arrêté de souffrir. Quant à toi, Achille, nul homme ne fut auparavant, et nul ne sera jamais dans l'avenir plus heureux que toi. Jadis, quand tu vivais, nous, les Argiens, nous t'honorions à l'égal des dieux. Et maintenant que tu es ici, c'est sur les morts que ta puissance s'affirme avec éclat. Ne t'afflige donc pas d'être mort, Achille. »

 

   Ainsi parlai-je, et Achille répondit et me dit aussitôt :

 

   — Ne me console pas de la mort, illustre Ulysse. J'aimerais mieux, en vivant sur la glèbe, être aux gages d'autrui chez un homme pauvre et sans grandes ressources, que de régner sur le peuple évanoui des morts. Mais allons ! donne-moi des nouvelles de mon illustre fils. Vous a-t-il suivis dans la guerre, et a-t-il, oui ou non, tenu le premier rang ? Parle-moi de l’irréprochable Pelée, si tu en sais quelque chose. Jouit-il toujours du même honneur parmi les nombreux Myrmidons, ou tien est-il en Hellade et en Phthie, méprisé par eux, parce que la vieillesse lui a paralysé les bras et les jambes ? Je ne suis plus son aide sous les rayons du soleil, tel que j'étais dans la vaste Troade, lorsque je massacrais toute une armée vaillante, pour assurer le salut des Argiens. Ah ! si je pouvais, tel que j'étais alors, revenir, ne fût-ce qu'un instant, dans le palais de mon père, comme ils craindraient ma force et mes bras invincibles, ceux qui lui font violence et qui l'écartent des honneurs de sa charge ! »

 

   Ainsi parla-t-il, et je répondis en lui disant alors :

 

  — A la vérité, je n'ai rien appris au sujet de l'irréprochable Pelée. Mais, à propos de ton fils, du cher Néoptolème, je te dirai, comme tu me l'ordonnes, toute la vérité, car c'est moi qui, sur une nef creuse au solide équilibre, l'ai amené de Scyros, vers les Achéens aux belles cnémides. Et alors, toutes les fois qu autour de la ville de Troie nous délibérions, il parlait constamment le premier, et jamais ses paroles ne s'écartaient du but. Seuls, Nestor et moi, Nestor comparable à un dieu, nous l'emportions sur lui. Et lorsque avec le bronze nous combattions dans la plaine de Troie, jamais il ne restait dans la multitude et la masse des hommes, mais il s'élançait toujours très en avant, ne le cédant en ardeur à personne. Il tua foule de guerriers dans la mêlée terrible. Je ne saurais te dire ni t'énumérer tous ceux qu'il immola, pour assurer le salut des Argiens. Sache pourtant qu'il massacra sous le bronze le fils de Télèphe, le héros Eurypyle. Autour de lui, nombre de Cétéens qui étaient ses compagnons, furent aussi massacrés, par suite des présents qu'une femme reçut. Je n'ai jamais vu, sauf le divin Memnon, d'homme plus beau qu'Eurypyle. Lorsque nous, les plus braves d'entre les Argiens, nous descendîmes dans le cheval de bois qu'avait construit Épéios, ce fut à moi que tout fut confié, et j'avais charge d'ouvrir et de fermer cette solide embûche. Pour lors, les autres conducteurs et conseillers des Danaens essuyaient des larmes, et chacun tremblait de tous ses membres. Quant à Néoptolème, jamais je ne vis de mes yeux ni en aucun moment, pâlir son magnifique teint, et jamais je ne le surpris à essuyer des larmes sur ses joues. Il me suppliait instamment, au contraire, de sortir du cheval et, palpant la poignée de son glaive ainsi que sa pique alourdie par le bronze, il brûlait de porter le malheur aux Troyens. Et, quand nous eûmes mis à sac la citadelle escarpée de Priam, après avoir reçu sa part de butin et la récompense due à sa valeur, il s'embarqua sans blessure, sans avoir été frappé de loin par le bronze aigu, ni blessé de près dans le corps à corps, comme il arrive bien souvent à la guerre, car Arès y exerce sa fureur en aveugle. »

 

   Ainsi parlai-je, et l'âme du descendant d'Éaque, Achille aux pieds rapides, s'en alla, traversant à grands pas la prairie d'asphodèles, joyeux d'avoir appris par moi que son fils était un guerrier remarquable.

 

   Les autres âmes de ceux des défunts que la mort a saisis se tenaient affligées, et chacune m'interrogeait au sujet de ses pro­pres soucis. La seule âme d'Ajax fils de Télamon demeurait à l’écart ; elle me gardait rancune de la victoire que j'avais rem­portée, lorsque auprès des vaisseaux je me fis adjuger les armes

 

 

 

 

 

d’Achille. Son auguste mère les avait proposées comme prix, et les fils des Troyens et Pallas Athéna rendirent la sentence. Ah ! comme j'aurais dû ne pas triompher au cours de cette lutte, car c'est à cause de ces armes que la terre recouvrit cette illustre tête, cet Ajax qui, autant par sa beauté que par ses exploits, l'emportait sur tous les Danaens, hormis sur le fils éminent de Pelée. Or donc, je lui adressai ces paroles ailées :

 

   — Ajax fils irréprochable de Télamon, tu ne devais donc pas, même une fois mort, oublier la rancune que t'inspirèrent contre moi ces armes pernicieuses ? Les dieux en ont fait un fléau pour les Argiens, qui ont perdu en toi leur rempart le plus sûr.

 

   Quant à nous, Achéens, nous avons été, lorsque tu fus mort, de part en part traversés par la même affliction qui nous fit pleurer sur la tête d'Achille fils de Pelée. Nul autre n'est coupable, si ce n'est Zeus, qui poursuivait de sa haine effrayante l'armée de tons piquiers que sont les Danaens ; c'est lui qui t'infligea ton déplorable sort. Mais allons ! viens ici, roi, afin que tu entendes mon dire et ma parole. Dompte ta colère et ton coeur généreux. »

 

   Ainsi parlai-je, mais Ajax ne répondit rien, et s'en alla dans l'Érèbe parmi les autres âmes de ceux des défunts que la mort a saisis. Là, sans doute, malgré sa rancune, il m'aurait parlé, si je lui avais adressé la parole. Mais mon cœur désirait au fond de ma poitrine apercevoir les âmes d'autres morts.

 

   Lors donc, je vis Minos, l'illustre fils de Zeus ; tenant un scep­tre et assis sur un trône, il rendait la justice aux défunts. Tous venaient solliciter les arrêts de ce roi, tous ceux qui se tenaient, soit debout, soit assis, dans la maison d Hadès aux larges portes.

 

   J'aperçus après lui le gigantesque Orion, qui pourchassait à travers la prairie d'asphodèles, toutes les bêtes fauves qu'il avait abattues sur les monts solitaires ; il tenait à la main une masse toute en bronze, à jamais infrangible.

 

   Je vis Tityos, fils de l'illustre Terre ; il gisait sur le sol et couvrait neuf arpents. Deux vautours, postés à ses côtés, lui déchiraient le foie et fouillaient ses entrailles. Ses mains ne s'en défendaient pas, car il avait fait violence à Latone, quand, pour se rendre à Pytho, elle traversait Panopée, ville des belles danses.

 

   J'aperçus également Tantale qui, debout dans un lac, souffrait de dures peines. L'eau lui touchait le menton ; mais, tourmenté par la soif, il ne pouvait jamais atteindre l'eau pour boire.

 

   Chaque fois que le vieillard se penchait en avant, poussé par le désir de se désaltérer, l'eau s'évanouissait, absorbée par le sol, et il voyait apparaître à ses pieds la terre noire que desséchait un dieu. Des arbres à haute frondaison laissaient pendre leurs fruits au-dessus de sa tête : poiriers, grenadiers, pommiers aux fruits luisants, figuiers délicieux, luxuriants oliviers. Mais, dès que le vieillard étendait les bras pour les saisir, le vent les emportait jusqu'aux sombres nuées.

 

   J'aperçus également Sisyphe, qui souffrait aussi de rigoureuses peines. Il soutenait avec ses deux bras un énorme rocher. Des pieds et des mains, il faisait effort pour pousser cette roche au sommet d'une crête. Mais, lorsqu'elle était sur le point d'en dépasser la cime, une force invincible l'entraînait en arrière, et l'implacable rocher dévalait aussitôt et roulait vers la plaine. Sisyphe alors, redoublant ses efforts, recommençait à pousser cette roche. La sueur ruisselait de ses membres et la poussière élevait un nuage au-dessus de sa tête.

 

   Je vis après lui le puissant Héraclès, ou plutôt son fantôme, car ce héros lui-même, en compagnie des dieux immortels, goûte aux joies des festins, et a pour épouse Hébé aux belles chevilles, fille du grand Zeus et d'Héra qui porte une sandale d'or. A l'entour d'Héraclès, s'élevaient comme ceux des oiseaux, les cris aigus des morts fuyant de tous côtés. Quant à lui, pareil à la nuit sombre, avec l'arc à l'air libre et une flèche ajustée sur la corde, il jetait de tout côté des regards menaçants, tel un archer toujours prêt à tirer. Le baudrier redoutable, qui ceignait sa poitrine, était un bandeau d'or sur lequel figuraient de merveilleux travaux : des ours, des sangliers sauvages, des lions aux yeux étincelants, des mêlées, des batailles, des meurtres et des massacres. L'artisan qui avait mis tout son art à faire ce baudrier, ne pourrait plus jamais en refaire un semblable. Héraclès me reconnut aussitôt que ses yeux m'aperçurent. En gémissant alors, il m'adressa ces paroles ailées :

 

   — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, ah ! malheureux, traînes-tu donc, toi aussi, misérable, le sort que je charriais moi-même sous les rayons du soleil ? J'étais le fils de Zeus descendant de Cronos, et j'eus cependant à souffrir d'une infortune infinie. Je fus en effet asservi à un homme d’une condition bien inférieure à la mienne, et il m'imposa de pénibles épreuves. Un jour même, il m'envoya ici pour ramener le chien, car il pensait qu'aucune autre épreuve ne me serait plus pénible. Mais moi, je fis remonter le chien, et je l'entraînai hors de chez Hadès. Hermès et Athéna aux yeux pers m'accompagnaient. »

 

   Ayant ainsi parlé, il s'en retourna dans la maison d'Hadès. Pour moi, restant là sans bouger, j'attendais qu'arrivât quelqu'un de ces héros qui sont morts avant nous. Peut-être aurais-je vu les hommes d'autrefois que j'aurais voulu voir : Thésée, Pirithoos, fameux enfants des dieux ! Mais les tribus innombrables des morts auparavant accoururent avec des cris terribles ; je verdissais de peur, car je craignais que l'auguste Perséphone ne m'envoyât de chez Hadès la tête de Gorgô, de ce monstre terrible. Sans retard alors je revins à ma nef, et j'ordonnai à mes gens de monter avec moi, et de larguer les câbles de la poupe. Aussitôt alors, ils s'embarquèrent, et prirent place à leurs bancs. Le flot du courant porta la nef sur le fleuve Océan ; voguant tout d'abord à la rame, nous fûmes poussés ensuite par un vent favorable.

CHANT XII

    Lorsque la nef eut quitté le cours du fleuve Océan, traversé le flot de la mer aux larges passages, elle aborda dans l'île d'AEa, où se découvrent les maisons de l'Aurore, fille du matin, ses choeurs de danse, et les levers du Soleil. Arrivés là, nous tirâmes notre vaisseau sur le sable, nous débarquâmes où se brise la mer, et nous nous endormîmes en attendant le retour de la divine Aurore.

 

   Dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, j'envoyai mes compagnons dans le palais de Circé pour rapporter le corps du défunt Elpénor. Sans tarder nous coupâmes des troncs et, sur le sommet d'une saillie de la côte, nous le brûlâmes, le cœur plein d'affliction, versant un flot de larmes abondantes. Lorsque la flamme eut consumé le mort et les armes du mort, nous entassâmes un tertre, sur lequel une stèle fut ensuite dressée ; enfin, au sommet du tombeau, nous plantâmes sa rame facile à manœuvrer.

 

   Tandis que nous accomplissions chacun de tous ces rites, Circé ne fut pas sans apprendre que nous étions revenus de la maison d'Hadès. Bien vite elle accourut, après s'être parée. Ses servantes suivaient, apportant du pain, des viandes abondantes et du vin rouge d une couleur de feu. Debout au milieu de nous tous, la divine déesse nous adressa ces mots :

 

   — Infortunés, qui venez de descendre vivants dans la maison d'Hadès, et qui mourrez deux fois quand tous les autres hommes ne meurent qu'une fois ! Allons ! mangez ces mets et buvez ce vin, en restant ici tout au cours de ce jour ; demain, dès que poindra l'aurore, vous reprendrez la mer. Je vous indiquerai la route en vous signalant tout, afin que vous n'ayez à souffrir sur mer ou sur terre d'aucun autre malheur, que vous apporterait un factieux guet-apens. »

 

   Ainsi parla-t-elle, et mon cœur généreux se laissa convaincre une fois de plus. Durant le jour entier, jusqu'au soleil couchant, nous restâmes assis à savourer des profusions de viandes et du vin délectable. Lorsque le soleil se fut enfoncé, et qu'après lui l'obscurité survint, mes rameurs se couchèrent à côté des amarres de notre vaisseau. Mais Circé, me prenant par la main, me fit asseoir à l'écart de tous mes compagnons, s'étendit près de moi, et m'interrogea sur chaque point du voyage. Je lui racontai tout par le menu détail, selon la vérité. A ce moment, l'auguste Circé m'adressa ces paroles :

 

   — Ainsi donc, toutes ces épreuves ont été surmontées. Mais écoute ce que je veux te dire, et ce dont un dieu te fera souvenir. Tu arriveras d'abord chez les Sirènes, qui charment tous les hommes qui arrivent chez elles. Or, quiconque a l'imprudence d'approcher des Sirènes et d'écouter leur voix, ne voit plus jamais, à son retour au foyer, sa femme et ses petits enfants se tenir près de lui et l'accueillir avec un coeur heureux. Mais alors les Sirènes le charment par leur chant mélodieux. Elles sont assises en un pré, et l'on voit autour d'elles un grand amas d'ossements humains, de corps décomposés dont la peau se dessèche. Passe sans t'arrêter ; amollis de la cire douce comme le miel et enduis les oreilles de tes compagnons, afin qu'aucun d'eux ne puisse les entendre. Pour toi, écoute-les, si tu veux ; mais qu'ils te lient par les mains et les pieds sur ta nef rapide, debout contre le mât où ils noueront les cordes. Tu pourras ainsi goûter la joie d'entendre les Sirènes. Mais si tu en viens, suppliant tes compagnons, à leur ordonner de te détacher, qu'ils te chargent aussitôt de liens plus nombreux. Puis, lorsque tes rameurs auront poussé ta nef au delà des Sirènes, je ne te dirai point d'une façon précise lequel des deux trajets il faudra que tu suives : c'est ton propre coeur qui en décidera. Mais je vais te parler de l'une et l'autre route. D'un côté, ce sont des roches en surplomb, autour desquelles rugissent et se brisent les grands flots d'Amphitrite aux sombres yeux d'azur. Les dieux bienheureux les appellent les Roches Vacillantes. Aucun volatile ne peut effleurer l'une, pas même les frémissantes colombes qui vont porter l'ambroisie à Zeus Père ; mais, à chaque passage, la roche lisse en prend une, et le Père est contraint d’en envoyer une autre pour compléter leur nombre. Jamais un navire monté par des hommes ne s'approche de l'autre sans courir à sa perte, car les flots de la mer et les tourbillons du feu dévastateur emportent les planches du vaisseau et les corps des marins. Le seul vaisseau qui ait pu la longer, c'est la nef Argo connue de tous les hommes, lorsqu'elle revenait du pays d'AEétès, et le flot l'eût alors aussitôt jetée contre ces grandes roches, si Héra ne l’eût point fait passer, parce qu'elle aimait Jason. Sur l'autre route se dressent deux écueils. L'un, de son faîte aigu, atteint au vaste ciel ; une nuée d'un bleu sombre de partout l'environne ; jamais il n'en sort, et jamais son sommet, l'été comme l'automne, ne baigne dans l'azur. Aucun mortel ne saurait y monter ni atteindre sa cime, pas même s'il avait vingt bras et vingt pieds, car la roche est lisse, comme si elle eût été de tout côté polie. A mi-hauteur de l'écueil, s'ouvre une caverne brumeuse tournée vers le couchant, du côté de l'Erèbe. C'est sur elle, illustre Ulysse, que vous devrez diriger votre nef creuse. Aucun homme, si vigoureux fût-il, en lançant une flèche du creux de son navire, ne pourrait toucher le fond de la caverne. C'est là que gîte Scylla aux aboiements terribles. Sa voix glapit comme celle d'une chienne encore toute petite, mais c’est un monstre hideux, qu'aucun mortel n'aurait plaisir à voir, fût-ce un dieu même qui en fît la rencontre. Elle a douze pieds qui sont tous difformes ; elle a six cous très longs, qui supportent chacun une tête effrayante, où trois rangées de dents, serrées et contiguës, sont toutes pleines des ombres de la mort. Enfoncée à mi-corps dans le creux de la caverne, elle allonge ses têtes hors du gouffre terrible, et, fouillant avec avidité tout autour de l'écueil, elle pêche dauphins et chiens de mer, et se saisit parfois d'un de ces gros poissons que nourrit par milliers la bruyante Amphitrite. Jamais matelot ne s’est encore vanté d'avoir pu sans dommage passer là sur sa nef, car chaque tête du monstre se saisit d'un homme et l’arrache au navire à la proue d’un lieu sombre.

 

   L’autre écueil, Ulysse, est beaucoup plus bas, comme tu le verras. Ils sont voisins l'un de l'autre, à une portée de ton arc. Sur celui-ci se trouve un grand figuier au luxuriant feuillage, et, au pied de la roche, la divine Charybde engloutit une eau noire. Trois fois par jour elle la fait remonter, et trois fois aussi elle l'engloutit avec un bruit terrible. Ne te trouve point là, lorsqu'elle l'engloutit, car le dieu lui-même qui ébranle la terre ne pourrait point alors t’arracher au malheur. Or donc, rapproche-toi de très près du rocher de Scylla, en poussant au plus vite ton navire au delà. Il est bien préférable d’avoir à regretter six compagnons de ta nef, que de vous perdre tous ensemble à la fois. »

 

   Ainsi parla-t-elle, et je répondis en lui disant alors :

 

   — Eh bien ! déesse, sur ceci encore, explique-toi avec sin­cérité. Si je parvenais à éviter la funeste Charybde, ne pourrais-je pas repousser Scylla, lorsque je la verrais s'attaquer à mes gens ? »

 

   Ainsi parlai-je, et la divine déesse répondit aussitôt :

 

   — Malheureux ! tu ne penses donc toujours qu'aux travaux de la guerre ainsi qu à ses fatigues, et tu ne céderais pas, même aux dieux immortels ! Scylla ne peut mourir ; c'est un monstre immortel, terrible et dangereux, un féroce fléau impossible à combattre. Toute force est stérile, et le plus sûr est de fuir. Si tu t'attardes à t'armer en longeant son rocher, je crains qu'elle ne t’atteigne en s’élançant une seconde rois, et qu’elle ne te ravisse autant de compagnons qu'elle allonge de têtes. Passe à toute vitesse ; appelle Crataïs a ton aide, la mère de Scylla ; c’est d’elle que naquit ce fléau des mortels, et c'est elle qui peut de nouveau l'empêcher de s'élancer sur vous. Tu toucheras ensuite l'île de Thrinacie. Là, paissent en grand nombre les bœufs et les gras moutons du Soleil, sept troupes de vaches et autant de beaux troupeaux de brebis, composés chacun de cinquante têtes. Ces animaux ne se reproduisent point et ne dépérissent pas. Des déesses les gardent, deux Nymphes aux belles boucles, Phaéthousa et Lampétie, que la divine Néère conçut du Soleil fils d'Hypérion. L'auguste mère, qui les avait enfantées et nourries, les relégua loin d'elle et leur fit habiter l'île de Thrinacie, pour servir de gardiennes aux brebis de leur père et à ses vaches aux cornes recourbées. Si tu laisses ces troupeaux sans dommage, si tu ne songes qu'à assurer ton retour, vous pourrez alors, en dépit des maux qu'il vous faudra souffrir, parvenir en Ithaque. Mais si vous leur nuisez, je te prédis la perte de ton navire et de tes compagnons. Et si toi-même tu viens à échapper, tu ne rentreras que tardivement, sur une nef étrangère, après avoir subi maintes traverses et perdu tous tes gens. »

 

   Ainsi parla-t-elle, et aussitôt parut l'Aurore au trône d'or. La divine déesse alors s'en retourna en traversant son île. Et moi, revenant à ma nef, j’invitai mes gens à monter avec moi, et à larguer les câbles de la poupe. Aussitôt alors, ils s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Une fois tous assis, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume. Pour nous alors, de l'arrière du vaisseau à la proue d'un bleu sombre, un bon vent favorable enfla notre voilure ; c’était un vaillant compagnon, que nous envoyait Circé aux belles boucles, la terrible déesse à voix retentissante. Dès lors, après avoir à bord rangé tous nos agrès, nous restâmes assis ; le vent et le pilote dirigeaient notre nef. Le cœur plein d'affliction, j'adressai alors la parole à mes gens :

 

   — Amis, il ne faut pas qu'un ou deux seulement connaissent les oracles que m'a transmis Circé, la divine déesse. Je vais donc vous les dire, afin que nous sachions ce qui peut nous perdre ou ce qui peut nous permettre d'éviter et de fuir la mort et le trépas. Circé tout d'abord nous ordonne d'éviter la voix et la prairie en fleurs des merveilleuses Sirènes. Elle m'engage seul à écouter leur voix. Mais il faut que vous m'attachiez avec des liens solides, que je reste immobile, debout contre le mât, où vous nouerez les cordes. Et si j'en venais à vous supplier et à vous ordonner de me détacher, serrez-moi sur-le-champ en des liens plus nombreux. »

 

   C'est ainsi qu'en parlant j'expliquai à mes gens tout ce que je savais. Pendant ce temps, le vaisseau bien construit parvenait promptement à l'île des Sirènes, car il était poussé par une brise sûre. Soudain, le vent tomba, et le calme régna dans les airs apaisés ; un dieu assoupissait les flots. Les matelots se levèrent, carguèrent les voiles de la nef, et les placèrent dans le creux du vaisseau. Puis, s'asseyant à leurs bancs, ils firent écumer l’onde sous les coups de leurs rames en sapin bien lissé. Pour moi, cou­pant avec le bronze aigu un gros gâteau de cire, j’en pétris les morceaux en mes mains vigoureuses. Bientôt la cire s’amollit sous l'action de ma force puissante et de l'éclat du roi Soleil fils d'Hypérion. Les uns après les autres, j'enduisis les oreilles de tous mes compagnons. Ceux-ci alors, par les pieds et les mains, me lièrent sur la nef, debout contre le mât, où ils nouèrent les cordes. Puis, s'asseyant à leurs bancs, ils frappèrent de leurs rames la mer blanche d'écume. Lorsque la nef ne fut qu'à la distance où peut porter la voix, les rameurs redoublèrent de vitesse ; mais le navire qui bondissait sur la mer en passant tout près d'elles, n'échappa point aux regards des Sirènes. Elles improvisèrent un chant mélodieux :

 

   — Viens ici, Ulysse si prôné, grande gloire achéenne ; arrête ton vaisseau pour écouter nos voix. Jamais un nomme avec sa nef noire ne passe près d'ici sans écouter la voix mélodieuse qui sort de notre bouche ; il s'en retourne ensuite charmé et plus instruit. Car nous savons tout ce que, dans la vaste Troade, Argiens et Troyens eurent à souffrir par volonté des dieux. Et nous savons aussi tout ce qu'il advient sur la terre nourricière. »

 

   Ainsi chantaient les Sirènes, en déployant la beauté de leur voix. Mon cœur était rempli du désir d'écouter. En fronçant les sourcils, je signifiais à mes gens l'ordre de me délier. Mais ceux-ci se courbèrent pour tirer sur leurs rames, tandis que Périmède et Euryloque se levaient aussitôt, me chargeaient de liens plus nom­breux et me serraient davantage. Lorsque nous eûmes dépassé les Sirènes et que nous n'entendîmes plus ni leur voix ni leur chant, mes fidèles compagnons se hâtèrent d'enlever la cire avec laquelle j'avais enduit leurs oreilles, et de me détacher des liens qui m'enserraient.

 

   Mais à peine avions-nous laissé l'île en arrière, que j'aperçus la fumée d’un embrun, des vagues énormes, et que j'entendis un sinistre fracas. Mes compagnons, pris de peur, laissèrent les rames s'envoler de leurs mains ; elles allèrent toutes tomber avec fracas et suivre le courant. Le vaisseau s'arrêta, car leurs mains ne manœuvraient plus les rames allongées. Dès lors, parcourant la nef, allant de l'un à l'autre, j'exhortai mes gens par de douces paroles :

 

   — Amis, nous ne sommes pas sans expérience des maux. Le danger à courir n'est pas plus grand que celui que nous avons subi, lorsque le Cyclope, par violence et par force, nous tenait enfermés dans le creux de son antre. Toutefois, même de là, grâce à mon courage, à mes décisions et à ma sagacité, nous avons pu nous tirer ; vous vous souviendrez, je crois, de ces instants. Maintenant donc, allons l’obéissons tous à ce que je vais dire. Vous, assis sur vos bancs, frappez la mer en enfonçant vos rames sous le brisant des flots, et voyons si Zeus nous donnera d'éviter et de fuir ce désastre. Pour toi, pilote, voici quels sont mes ordres ; jette-les dans ton cœur, puisque c'est toi qui manies le gouvernail de notre nef creuse. Tiens le navire à distance de cette fumée d'embrun et de ce flot bouillonnant ; appuie vers l’autre écueil, de peur que ton vaisseau ne t’échappe en s'élançant là-bas, et que tu ne nous jettes dans le malheur. »

 

   Ainsi parlai-je, et mes compagnons obéirent sans retard à mes ordres. Je ne leur dis pas un mot de Scylla, épreuve inéluctable, car je craignais que mes compagnons, saisis par la peur, n'abandonnassent les rames pour se blottir au fond de leur vais­seau. Quant à moi, j'oubliai la navrante prescription de Circé, qui m'avait ordonné de ne point m'armer. Or donc, je revêtis mes armes glorieuses, je pris en mains deux longues javelines, et j'allai me poster sur le gaillard d'avant, à la proue du vaisseau. De là, j'attendais de voir tout d'abord apparaître cette rocheuse Scylla, qui devait apporter le malheur à mes gens. Mais je ne pus nulle part la découvrir, et mes yeux se lassèrent à jeter leurs regards sur toutes les faces de la roche embrumée.

 

    Engagés dans la passe, nous voguions angoissés. D'un côté se trouvait Scylla ; et de l'autre, la divine Charybde engloutissait l'eau salée de la mer avec un bruit terrible. Lorsqu'elle la vomissait, elle bouillonnait tout entière en grondant, comme un bassin posé sur un grand feu ; l'écume jaillissait et retombait sur les crêtes de l'un et l'autre écueil. Mais, lorsqu'elle engloutissait l'eau salée de la mer, son gouffre paraissait bouillonner tout entier ; un mugissement effrayant s'élevait tout autour du rocher, et la terre, au fond de cet abîme, laissait apparaître le sable d'un bleu sombre. Nous regardions Charybde et redoutions la mort. Pendant ce temps, Scylla nous enleva six hommes du creux de notre nef, six compagnons robustes aux bras des plus vaillants. Tournant alors les yeux vers ma nef rapide et sur mes compagnons, je vis les pieds et les mains de ceux que le monstre avait déjà enlevés dans les airs. Le cœur plein d'affliction, ils criaient, m'appelaient et redisaient mon nom pour la dernière fois. De même que, sur un roc avancé, un pêcheur jette avec sa longue gaule un appât trompeur aux petits poissons, et lance dans la mer la corne d'un bœuf agreste ; dès qu'il prend un poisson, il le jette hors de l’eau encore tout palpitant ; de la même façon, mes compagnons frétillaient en se sentant soulevés contre ce rocher. Là, à la porte de l'antre, Scylla les dévora ; ils poussaient des cris et me tendaient les mains en cette lutte atroce. Mes yeux virent alors la plus navrante de toutes les horreurs que j'eus à supporter, en explorant les passes de la mer.

 

   Lorsque nous eûmes échappé aux Roches Vacillantes, à la terrible Charybde et à Scylla, nous arrivâmes dans l'île incomparable du dieu. Là, se trouvaient les belles vaches au large entre-œil et les nombreuses et grasses brebis du Soleil fils d'Hypérion. J'étais encore en mer et sur ma nef noire, lorsque j’entendis meugler les vaches dans leurs parcs et bêler les brebis. Mon âme se souvint aussitôt des paroles de l'aveugle devin, du Thébain Tirésias, et de Circé d'AEa, qui m'avaient l'un et l'autre si instamment prescrit d'éviter cette île du Soleil enchanteur des mortels. Le cœur plein d'affliction, j'adressai alors la parole à mes gens :

 

   — Écoutez mes paroles, ô mes compagnons, quels que soient les maux qui vous accablent ! Je veux vous avertir des prophéties de Tirésias et de Circé d'AEa, qui m'ont l'un et l'autre si instamment prescrit d'éviter cette île du Soleil enchanteur des mortels, car il m'a été dit que là nous attendait le plus affreux malheur. Ainsi donc, poussez la nef noire au large de cette île. »

 

   Ainsi parlai-je, et le cœur de mes compagnons se brisa. Euryloque me répondit aussitôt par ces rudes paroles :

 

   — Tu es cruel, Ulysse. Ta force est sans mesure, et tes membres ne se lassent jamais. En vérité, c'est avec du fer que tout entier tu as été forgé, toi qui ne permets pas à tes compa­gnons qu'accablent la fatigue tout comme le sommeil, de mettre pied à terre. Là, dans cette île entourée par le grand flot du large, nous aurions pu préparer un succulent repas. Mais tu veux, quel que soit notre état, que nous allions errer à travers la nuit prompte, égarés loin de l'île dans la brume des mers. C'est de la 

 

 

 

nuit que naissent les vents dangereux qui perdent les vaisseaux. Et comment échapper à une mort abrupte, si tout à coup survient une bourrasque de vent, que ce soit du Notos ou du Zéphyre au souffle désastreux, eux qui surtout s'entendent à briser un navire, en dépit du vouloir souverain des dieux. Pour l'instant donc, cédons à la nuit noire et préparons notre repas du soir, en restant auprès du rapide vaisseau. Demain, dès l'aurore, nous reprendrons le bord, et nous pousserons au large de la mer. »

 

   Ainsi parla Euryloque, et tous mes autres compagnons l'ap­prouvèrent. Dès lors, sentant les maux qu'un dieu nous préparait, je pris la parole et dis ces mots ailés :

 

   — Euryloque, seul contre vous tous, force m'est de céder à votre rude contrainte. Soit ! mais jurez-moi tous, par le plus fort des serments, que si nous trouvons une troupe de bœufs, ou bien un grand troupeau de moutons, aucun de nous ne commettra la fatale imprudence de tuer bœuf ou mouton ; tenez-vous tranquilles, et consommez les vivres que vous a fournis l'immortelle Circé. »

 

   Ainsi parlai-je, et mes compagnons jurèrent aussitôt le serment demandé. Dès qu’ils eurent juré et scellé leur serment, nous mouillâmes dans un port encaissé le vaisseau bien construit, tout auprès d'une eau douce. Mes compagnons alors descendirent de la nef, et préparèrent avec dextérité leur repas du soir. Lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, ils eurent un souvenir pour les chers disparus, et ils pleurèrent ceux des leurs que Scylla avait dévorés, en les enlevant du creux de leur navire. Ils pleuraient encore, quand vint sur eux l'invincible sommeil.

 

   Nous étions aux deux tiers de la nuit et les astres penchaient vers leur déclin, lorsque Zeus assembleur de nuées déchaîna la violence d'un vent qui soufflait en affreuses rafales, et recouvrit de brume et la terre et la mer. La nuit tomba du ciel. Mais, dès que parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, nous mouillâmes la nef après l'avoir tirée dans le creux d'une grotte, où se trouvait l'asile des beaux choeurs et du repos des Nymphes. A ce moment, je réunis mes bommes et je dis à eux tous :

 

   — Amis, puisque nous avons dans la nef rapide nourriture et breuvage, abstenons-nous des bœufs, de crainte d'un malheur. Car terrible est le dieu qui possède ces bœufs, et ces grasses brebis, le Soleil qui voit tout, le dieu qui entend tout. »

 

   Ainsi parlai-je, et leur cœur généreux se laissa convaincre une fois de plus. Tout un mois, sans aucune relâche, le Notos souffla, et aucun autre vent, si ce n'est l'Euros ainsi que le Notos, ne se leva jamais. Tant que mes compagnons eurent vivres et vin rouge, ils s'abstinrent les bœufs, malgré leur ardeur à se ravitailler. Mais, lorsque les provisions du bord furent toutes épuisées, la nécessité les contraignit d'errer et de donner la chasse à tout ce qui pouvait leur tomber sous la main, attrapant des oiseaux, jetant aux poissons des hameçons crochus, car la faim tenaillait leurs entrailles. Je partis pour lors dans l’intérieur de l'île, afin de prier les dieux, et de voir si l'un d'eux ne m'indiquerait pas le chemin du retour. Mais lorsque, marchant à travers l'île, j'eus perdu de vue mes compagnons, je me lavai les mains dans un lieu situé à l'abri de tout vent, et me mis à prier tous les dieux qui habitent l'Olympe. Les dieux versèrent sur mes paupières un suave sommeil, et Euryloque fut alors le premier à donner à mes gens un funeste conseil :

 

   Écoutez mes paroles, ô mes compagnons, quels que soient les maux qui vous accablent ! Toutes les morts sont odieuses aux malheureux mortels, mais mourir de faim et achever ainsi sa destinée, est le plus pitoyable de tous les trépas. Mais allons ! pourchassons les plus belles vaches du Soleil, et sacrifions-les aux dieux immortels, maîtres du vaste ciel. Et si jamais nous parvenons dans Ithaque, dans la terre de nos pères, nous dresserons sans tarder en l'honneur du Soleil fils d'Hypérion, un riche sanctuaire, où nous entasserons de précieuses offrandes. Mais si ce dieu, nous gardant rancune à cause de ses vaches aux cornes relevées, veut perdre notre nef, et si les autres dieux l'approuvent, j'aime mieux d'un coup perdre la vie, touche ouverte dans l'eau, que de rester longtemps à dépérir dans une île déserte ! »

 

   Ainsi parla Euryloque, et tous mes autres compagnons l'ap­prouvèrent. Ils se mirent aussitôt à pourchasser les plus belles des vaches du Soleil. Elles étaient tout près d’eux, car les belles génisses aux cornes recourbées, au large entre-oeil, paissaient non loin de la nef à la proue d'un bleu sombre. Ils entourèrent les victimes, et prièrent les dieux, après avoir cueilli les tendres feuilles d'un chêne à cime chevelue, car ils n'avaient plus d'orge blanche à bord du navire solidement charpenté. Lorsqu'ils eurent achevé leurs prières, ils égorgèrent les bœufs, les écorchèrent, détachèrent les cuisses, les enveloppèrent d'une couche de graisse sur l'une et l'autre face, et placèrent sur elles des morceaux de chair vive. Comme ils n'avaient pas de vin pur à verser sur les victimes brûlantes, ils y versèrent des libations d'eau, et firent griller toutes les entrailles. Aussitôt que les cuisses furent consumées et que les viscères eurent été mangés, ils découpèrent en menus morceaux le reste des victimes et de part en part les percèrent de leurs broches. A ce moment, l'invincible sommeil s'enfuit de mes paupières. Je repris le chemin de la nef rapide et du bord de la mer. J'allais arriver auprès du vaisseau roulant d'un bord à l'autre, lorsque l’agréable fumet de la graisse m'enveloppa. Je gémis alors, et je criai vers les dieux immortels :

 

   — Zeus Père, et vous, autres dieux bienheureux qui existez toujours ! c'est donc pour mon malheur que vous m'avez endormi d'un sommeil sans pitié, et que les compagnons, qui restaient à m'attendre, ont songé à commettre un monstrueux forfait ! »

 

   Or, rapide messagère, Lampétie au long voile, vint annoncer au Soleil fils d'Hypérion, que nous avions immolé ses génisses. Aussitôt, le cœur plein de colère, le Soleil s'adressa aux dieux immortels :

 

   — Zeus Père, et vous, autres dieux bienheureux qui existez toujours, punissez les compagnons d'Ulysse fils de Laërte. Ils ont eu l’intolérable insolence de massacrer mes bœufs, que je voyais avec joie lorsque je m'élevais dans le ciel étoile, et lorsque, du haut du firmament, je descendais de nouveau vers la terre. S’ils ne sont pas punis d'un juste châtiment, je plonge dans la maison d'Hadès et brille sur les morts. »

 

   Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

   — Soleil, continue à briller parmi les Immortels et parmi les mortels répandus sur la terre porteuse de froment. Quant aux coupables, je vais aussitôt, d'un coup de foudre éclatante, frapper leur rapide vaisseau et le fendre en morceaux au milieu de la mer couleur de lie de vin. »

 

   Toutes ces paroles, c'est de Calypso, la Nymphe aux beaux cheveux, que je les ai apprises ; elle affirmait que c'était du messager Hermès qu'elle-même les tenait.

 

   Lorsque je parvins auprès du vaisseau et sur le bord de la mer, j'accablai tous mes gens, en me portant en face des uns comme des autres, des plus violents reproches. Mais nous ne pouvions plus trouver aucun remède, car les boeufs étaient morts. Aussitôt alors, les dieux firent éclater des prodiges à nos yeux ; les peaux rampaient, les chairs cuites ou crues meuglaient autour des broches ; on aurait cru entendre la voix même des bœufs.

 

   Pendant six jours de suite, mes compagnons eurent de quoi festoyer, car ils avaient pourchassé les plus belles génisses du Soleil. Mais lorsque Zeus, le fils de Cronos, eut amené le sep­tième jour, le vent cessa de souffler en furieuses rafales. Aussitôt, nous remontâmes à tord de la nef que nous lançâmes au large de la mer, après avoir dressé le mât, hissé les voiles manches.

 

   Nous avions laissé l’île en arrière ; aucune autre terre ne nous apparaissait, et nous n'apercevions que le ciel et la mer.

 

 

 

quand le fils de Cronos arrêta sur notre nef creuse, une nuée d'un bleu sombre qui obscurcit la mer. Le vaisseau ne courut pas longtemps. Car bientôt s'éleva le sifflement aigu d'un Zéphyre qui soufflait en furieuses rafales. La violence du vent brisa les deux étais du mât. Le mât se renversa, et tous les agrès churent à fond de cale. En s'abattant sur la poupe, le mât frappa le crâne du pilote et broya du coup tous les os de sa tête. Tel un plongeur, il tomba du gaillard, et son âme vaillante abandonna ses os. Zeus en même temps tonna, et lança sa foudre sur la nef. Frappé par la foudre de Zeus, le vaisseau tout entier tournoya sur lui-même, et se remplit d'une fumée de soufre. Mes compagnons sautèrent du navire à la mer. Semblables à des cormorans, ils étaient emportés par les flots autour du vaisseau noir, car un dieu leur rendait le retour impossible. Pour moi, j’allais et je venais à travers le navire, jusqu'à ce que le tumulte des flots disloquât de la quille les parois de la nef. La tourmente emporta la quille sans carène. Brisant alors le mât, elle le rabattit à plat contre la quille. Mais une courroie d'antenne, faite d'un cuir de bœuf, y restait attachée. Je m'en servis pour ajuster ensemble et la quille et le mât. Assis sur ces débris, j’étais emporté au gré des vents funestes.

 

   A ce moment, le Zéphyre cessa de souffler en rafales. Mais aussitôt le Notos survint, en me jetant l'angoisse au fond du cœur, car il me reportait vers la périlleuse Charybde. Tout au cours de la nuit, je fus emporté, et le soleil se levait, lorsque j'arrivai sur le rocher de Scylla et sur les bords de la terrible Charybde, qui engloutissait l'eau salée de la mer. Me soulevant alors, je m'élançai vers le grand figuier, et, tel une chauve-souris, je m'y tenais suspendu. Mais je ne pouvais en aucune façon, ni poser mes pieds sur un appui solide, ni m'élever plus haut, car les racines se trouvaient être loin, et les hautes, les fortes branches de l'arbre qui ombrageaient Charybde, montaient dans les airs, hors de toute portée. Je m'agrippai donc avec acharnement, jusqu'à ce que le monstre revomît de son sein et la quille et le mât. Ils reparurent enfin pour combler mon désir. Ce fut à l'heure où le juge, après avoir tranché maints différends entre hommes en procès, quitte l'agora pour son repas du soir, que je vis apparaître et sortir de Charybde les bois de mon vaisseau. Me jetant pieds et mains sur ces bois qui devaient me porter, je m'abattis avec un bruit sourd au milieu de la passe, près de ces longues poutres, et, m'asseyant sur elles, je ramais des deux mains. Le Père des hommes et des dieux ne voulut pas que je fusse aperçu de Scylla, car je n'aurais pas échappé à un abrupt trépas.

 

   De là, je fus durant neuf jours emporté par les flots. Dans la nuit du dixième, les dieux me conduisirent dans l'île d'Ogygie, où résidait Calypso aux belles boucles, terrible déesse à voix retentissante. Elle m'accueillit et me combla de biens. Mais pourquoi répéter ce récit ? Hier, dans ton palais, je te l'ai déjà fait, à toi et à ta noble épouse. Je n aime pas répéter, une fois dit clairement, un récit déjà fait. »

CHANT XIII

  Ainsi parla-t-il, et tous restèrent silencieux et cois ; ils étaient sous le charme dans le palais couvert d'obscurité. Alkinoos enfin lui répondit et dit :

 

    — Ulysse, puisque tu es venu dans ma demeure au seuil de bronze et au toit élevé, tu n'auras pas, je crois, à errer davantage pour retourner chez toi, quels que soient les maux, les maux si nombreux, que tu aies dû souffrir. — Quant à vous qui venez sans cesse en mon palais boire le vin d'honneur à la couleur le feu et écouter l'aède, voici ce que j'ordonne à chacun de vous tous. Dans un coffre poli, des vêtements ont été déposés, de l’or très ouvragé, et tous les autres dons qu’ont apportés ici les conseillers des Phéaciens. Mais allons ! donnons-lui par homme un grand trépied et un bassin. Nous nous ferons indemniser ensuite par une collecte organisée dans le peuple, car il est difficile qu'un homme fasse à lui seul et sans compensation aussi grande largesse. »

 

    Ainsi parla Alkinoos, et sa proposition fut agréée par eux. Sentant alors le besoin de dormir, ils se retirèrent chacun dans son logis. Lorsque parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, ils s'empressèrent de se rendre au navire et d’y porter le bronze qui sert à parer l'homme. Le saint et vaillant Alkinoos prit soin lui-même, en parcourant la nef, de ranger ces présents sous les bancs des rameurs, afin qu'aucun marin ne soit en sa manœuvre incommodé par eux, lorsqu'il aurait à forcer sur les rames. Les Phéaciens retournèrent ensuite au palais d'Alkinoos et se mirent à faire les apprêts du repas.

 

    Le saint et vaillant Alkinoos immola un bœuf au fils de Cronos, à Zeus, dieu des sombres nuées, qui commande sur tout. Après en avoir brûlé les cuisses, les Phéaciens festoyèrent à un festin d'honneur et furent tout à la joie. Au milieu d'eux, chantait le divin aède, Démodocos, que révérait le peuple. Mais Ulysse tournait souvent la tête vers le brillant soleil ; le moment lui tardait de le voir se coucher, car il brûlait du désir de partir. De même qu'un laboureur aspire à son repas du soir, lorsque ses deux bœufs roux ont passé la journée à tirer dans un champ la solide charrue ; il voit avec joie disparaître la clarté du soleil et s'avancer l’heure de son souper, car il sent en marchant que ses genoux sont las ; de même, Ulysse vit avec joie disparaître la clarté du soleil. Aussitôt donc il interpella les bons rameurs que sont les Phéaciens, mais c'est surtout à Alkinoos qu il adressa ces mots :

 

    — Puissant Alkinoos, honneur de tous ces peuples, faites des libations, puis renvoyez-moi en toute sécurité. Soyez vous-mêmes heureux ! Voici que s'accomplit tout ce que souhaitait mon cœur, en obtenant mon départ et de riches présents. Puissent les dieux du ciel les rendre heureux pour moi. Et puisse-je, à mon retour au foyer, retrouver ma femme irréprochable et mes amis pleins de vie ! Et vous qu'ici je laisse, puissiez-vous être la joie de vos enfants et de vos jeunes compagnes ! Que les dieux vous accordent toute félicité, et qu'aucun malheur ne frappe votre peuple ! »

 

    Ainsi parla-t-il, et tous approuvaient l'hôte et demandaient son retour, car il avait parlé selon leurs justes vœux. A ce moment, le vaillant Alkinoos dit à son héraut :

 

    — Pontonoos, mélange un cratère et distribue du vin à tous ceux qui sont en cette grande salle, afin qu'après avoir prié Zeus Père, nous reconduisions cet hôte vers la terre de sa propre patrie. »

 

    Ainsi parla-t-il. Pontonoos mélangea du vin aussi doux que le miel, et le répartit, allant de l'un à l'autre, entre tous les convives. Alors, sans bouger de leurs sièges, ils firent des libations aux dieux bienheureux, maîtres du vaste ciel. Mais le divin Ulysse aussitôt se leva, mit dans la main d'Arête une coupe à double calice, prit la parole et dit ces mots ailés :

 

     — Sois heureuse, ô reine, sois heureuse à jamais, jusqu'à ce que viennent la vieillesse et la mort, qui sont le lot des humains ! Pour moi, je vais partir. Quant à toi, que tes enfants, tes peuples et le roi Alkinoos fassent ta joie au sein de ce palais ! »

 

    Ayant ainsi parlé, le divin Ulysse franchit le seuil. Avec lui, le puissant Alkinoos dépêcha un héraut pour le ramener vers la nef et sur le bord de la mer. Arête aussi le fit accompagner par trois de ses servantes ; l'une portait une tunique et un manteau bien lavé ; l'autre était chargée du coffre bien fermé, et la dernière apportait du pain et du vin rouge. Lorsqu'ils furent descendus vers la nef et la mer, les brillants Phéaciens qui convoyaient Ulysse reçurent aussitôt ces présents, et mirent en réserve dans le creux de la nef les vivres et la boisson. Ils étendirent sur le gaillard de poupe de cette nef creuse une couverture et un voile de lin, afin qu'Ulysse pût dormir sans être réveillé. Montant lui-même à bord, le héros se coucha sans proférer un mot. Les marins en bon ordre prirent place à leurs bancs, puis larguèrent l'amarre de la pierre percée. Dès lors, se renversant en arrière, ils soulevèrent la mer avec le plat de leurs rames, tandis que, sur les paupières d'Ulysse, tombait un sommeil invincible, un paisible et délicieux sommeil, ressemblant de très près à celui de la mort. Comme on voit dans la plaine quatre étalons s'élancer à la fois sous le fouet qui les frappe, s'enlever dans les airs et se hâter d'achever un parcours ; de même, s'enlevait la poupe de la nef, et le flot bouillonnant, le grand flot de la mer au sourd déferlement bondissait en arrière du sillage. Le vaisseau courait en pleine sécurité, conservant son solide équilibre. L'épervier même, le plus prompt des oiseaux, n aurait pas pu le suivre. Ainsi donc, courant avec rapidité, fendant le flot des mers, la nef emportait un héros, dont les pensées étaient pareilles à celles des dieux, un héros qui avait jusqu'ici souffert de tant de maux, en affrontant les batailles des hommes et les houles harassantes, et qui maintenant dormait paisiblement, dans l’oubli de tout ce qu il avait souffert.

 

    Juste à l'heure où s'élève la très brillante étoile qui vient annoncer avant tout la clarté de l’Aurore, la fille du matin, le navire traversera de la mer était en vue de l'île. Or, dans le pays d'Ithaque, Phorcys, le Vieillard de la mer, possède un de ses ports. Deux pointes escarpées s'avancent dans ce port, protègent cette rade et la mettent à l'abri des grands flots que soulève au dehors le souffle impétueux des vents. Au-dedans, les navires solidement charpentés peuvent rester sans amarre, une fois qu'ils ont atteint le lieu de leur mouillage. Un olivier aux feuilles allongées s'élève au fond du port ; et, tout près de cet arbre, s'ouvre une grotte obscure, une grotte charmante consacrée aux Nymphes qu'on appelle Naïades. Là se voient des cratères, des amphores de pierre, où les abeilles viennent construire leurs rayons. Là se voient de longs métiers de pierre, où les Nymphes tissent, teintes en pourpre de mer, des étoffes enchantant le regard. Là se trouve enfin une source intarissable. Cette grotte a deux portes. Par l'une, du côté de Borée, descendent les humains ; l'autre, du côté du Notos, est réservée aux dieux ; les hommes ne passent point par là, c'est le chemin par où entrent les Immortels.

 

    Les Phéaciens pénétrèrent dans ce port, qu'ils connaissaient déjà. La nef en s'élançant aborda sur la grève jusqu'à la moitié de toute sa longueur, tant les bras des rameurs lui donnaient d'impulsion. Sortant alors du vaisseau solidement jointe, les marins descendirent à terre, enlevèrent tout d'abord Ulysse du creux de leur navire, transportant avec lui luisante couverture et étoffe de lin. Ils déposèrent sur le sable ce héros que domptait le sommeil, et débarquèrent ensuite les richesses que lui avaient données, au moment du départ, les nobles Phéaciens, grâce au cœur bienveillant d'Athéna. Ils les entassèrent au pied de l'olivier, à l'écart du chemin, de crainte qu'un passant ne survînt et ne les dérobât, avant qu'Ulysse ne sortît du sommeil. Puis, reprenant la mer, les Phéaciens regagnèrent leurs foyers.

 

    Mais le dieu qui ébranle la terre n'avait pas oublié les menaces qu'il avait naguère proférées contre Ulysse semblable à un dieu. Il voulut sonder la volonté de Zeus :

 

    — Zeus Père, je ne serai plus honoré par les dieux immortels, puisque les mortels, les Phéaciens, qui pourtant sont issus de ma race, ne me respectent plus. Je me disais, aujourd'hui encore, qu'Ulysse ne rentrerait sous son toit qu'après avoir souffert de mille maux. Je n'entendais pas irrévocablement le priver du retour, puisque toi-même, tu le lui avais promis et accordé d'un signe de ta tête. Mais voici que ceux qui l'ont conduit sur mer en un vaisseau rapide, l'ont déposé encore tout endormi sur son île d'Ithaque, et lui ont offert des présents innombrables, du bronze, de l'or à profusion, des étoffes tissées en si grande abondance qu'Ulysse n'en eût jamais autant rapporté de Troade, s'il en était revenu sans revers, après avoir obtenu la part de butin que le sort lui offrait. »

 

    Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

    — Malheureux ! toi qui ébranles la terre et dont la force se fait sentir au loin, qu'as-tu dit ? Non, les dieux ne te méprisent point, car il serait difficile de vouer au mépris le plus honoré et le plus noble d'entre eux. Mais si quelqu'un des hommes, écoutant trop son audace et sa force, ne te respecte pas, n'as-tu point la vengeance, même dans l'avenir, toujours à ta portée ? Agis comme tu veux et comme il est agréable à ton coeur. »

 

    Poséidon, l’ébranleur de la terre, lui répondit alors :

 

    — J'agirai sans tarder, dieu des sombres nuées, ainsi que tu le dis. Mais j'appréhende sans cesse ta colère et cherche à m'y soustraire. Je veux donc aujourd'hui, pendant qu'il revient de convoyer Ulysse, fracasser dans la brume des mers le magnifique vaisseau des Phéaciens, afin qu'ils s'abstiennent et cessent désormais de convoyer des hommes. Et je veux aussi envelopper leur ville d'une grande montagne.»

 

    Zeus assembleur de nuées lui répondit et dit :

 

    — Ami, voici ce que mon cœur croit être préférable. Lorsque le peuple entier sortira de la ville et verra devant lui la nef en plein élan, change-la en rocher tout proche de la terre, en un rocher semblable à la nef rapide, afin que tous les hommes soient dans l'étonnement ; puis enveloppe leur ville d'une grande montagne.»

 

    Dès que Poséidon, l’ébranleur de la terre, eut entendu ces mots, il partit pour Schérie où habitent les gens de Phéacie, et là, il attendit. Le vaisseau traverseur de la mer, en se hâtant de poursuivre sa route, allait presque arriver, lorsque le dieu qui ébranle la terre s'en approcha, le changea en rocher, et, l'enfonçant avec le plat de sa main, l'enracina sur le fond de la mer. Le dieu partit ensuite et s'éloigna.

 

    Les glorieux Phéaciens, marins aux longues rames, échangeaient entre eux des paroles ailées. Chacun dît en regardant son voisin :

 

    — Malheur ! qui donc est venu entraver dans la mer cette nef rapide qui accourait au port ? On la voyait déjà tout entière apparaître. »

 

    Ainsi chacun disait, sans savoir comment les choses s'étaient faites. Alkinoos prit alors la parole et leur dit :

 

    — Ah! Malheur ! voici donc que m'atteignent les antiques oracles annoncés par mon père ; il me disait que Poséidon se mon­trerait irrité contre nous, parce que nous étions les heureux con­voyeurs de tous les étrangers. Il ajoutait que ce dieu fracasserait

 

 

 

 

 

un jour un vaisseau phéacien, dans la brume des mers, un solide vaisseau qui rentrerait de convoyer un hôte, et qu'une grande montagne envelopperait notre ville. Ainsi parlait le vieillard, et voici que tout s accomplit aujourd’hui. Mais allons ! obéissons tous à ce que je vais dire. Cessez de convoyer les hommes, lorsque l'un d'eux sera venu dans notre ville. Sacrifions à Poséidon douze taureaux choisis, afin qu'il nous prenne en pitié et qu'il renonce à envelopper notre ville d'une très haute montagne. »

 

    Ainsi parla-t-il, et, saisis de crainte, les Phéaciens apprêtèrent les taureaux. Or, pendant que les conducteurs et les conseillers du peuple phéacien, debout autour de l'autel, imploraient le roi Poséidon, le divin Ulysse, qui était endormi sur la terre de ses pères, se réveilla. Il ne la reconnut pas, car il l'avait quittée depuis longtemps déjà. Une déesse, en effet, Pallas Athéna, la fille de Zeus, avait autour de lui répandu un brouillard, afin qu'il ne pût par lui-même reconnaître les lieux et qu'il apprît tout d'elle. Elle ne voulait pas que sa femme, son peuple et ses amis puissent le reconnaître avant que les prétendants n'aient payé le prix de toute leur insolence. De ce fait, sous les yeux de ce roi, tout apparaissait sous un aspect étranger : les sentiers continus, les ports au sûr abri, les rochers escarpés, les arbres vigoureux. Il se leva d'un bond et contempla la terre de sa patrie. Il gémit alors, du plat de ses mains frappa sur ses deux cuisses, et proféra ces mots d une voix lamentable :

 

    — Ah ! malheureux que je suis ! Au pays de quels hommes suis-je donc arrivé ? Sont-ils violents, sauvages et sans justice, ou bien sont-ils d'esprit hospitalier, et leur cœur garde-t-il la crainte des dieux ? Où donc vais-je porter cet amas de richesses ? Où donc vais-je moi-même continuer d’errer ? Que ne suis-je resté là-bas chez les Phéaciens ! J'aurais pu approcher quelque autre roi puissant qui m'aurait accueilli avec aménité et reconduit chez moi. Je ne sais maintenant où mettre tous ces dons, et je ne puis point les abandonner là, de peur qu'ils ne deviennent la proie d'autres passants. Malheur ! ils étaient donc totalement dépourvus de sens et de justice, les conducteurs et les conseillers des Phéaciens, qui m'ont amené sur une terre étrangère. Ils m'avaient dit pourtant qu'ils me conduiraient dans cette île d’Ithaque qu'on découvre de loin, et ils n'ont pas accompli leur promesse. Que Zeus, le dieu des suppliants, les punisse, Zeus qui surveille aussi les autres hommes et châtie celui qui s'est rendu coupable ! Mais allons ! il faut que je compte et revoie mes richesses, afin de savoir s'ils n'ont rien emporté dans le creux de leur nef en retournant chez eux. »

 

    Ayant ainsi parlé, il se mit à compter les splendides trépieds, les chaudrons, l’or et les riches tissus des vêtements. Il ne trouva rien à regretter. Mais il pleurait la terre de sa patrie, en se traînant sur le bord de la mer au sourd déferlement et en poussant maintes lamentations.

 

    Athéna vint alors s'arrêter près de lui. Elle avait pris les traits d'un adolescent, d'un pasteur de brebis, tout aussi délicat que les enfants des rois. Elle portait autour de ses épaules une double cape, d'un habile tissage ; sous ses pieds luisants s'attachaient des sandales, et une houlette se trouvait en sa main. Ulysse en le voyant eut le cœur plein de joie ; il vint à sa rencontre, prit la parole et dit ces mots ailés :

 

    — Ami, puisque c'est toi le premier que je trouve en ces lieux, réjouis-toi, et puisses-tu m'aborder d'un cœur sans malveillance ! Préserve ces richesses et sauve ma personne. Je viens, quant à moi, te prier comme un dieu, et me voici tombant à tes genoux. Sur ceci encore, parle-moi selon la vérité, afin que je sois exactement informé. Quelle est cette terre, quel en est le peuple, et quels hommes l’habitent ? Est-ce une île qu'on découvre de loin, ou bien l'extrême pointe inclinée vers la mer d'un continent aux glèbes plantureuses ? »

 

    Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

    — Tu n'es qu'un enfant, étranger, ou tu viens de très loin, pour m'interroger ainsi sur cette terre. Elle n'est pourtant pas à ce point sans renom. Très nombreux sont ceux qui la connaissent, tant parmi ceux qui habitent du côté de l'aurore ainsi que du soleil, que de ceux qui regardent, sur le bord opposé, le couchant ténébreux. Certes, c'est une terre rocheuse, peu propice aux ébats des chevaux; mais, sans être vaste, elle n'est pas trop misérable. Elle a plus de blé qu'on ne saurait le dire ; elle a aussi du vin. Jamais elle ne manque de pluie ni de rosée féconde. C'est un pays propice aux chèvres et aux porcs. On y trouve des bois de toutes sortes, et des abreuvoirs qui ne tarissent pas. Voilà pourquoi, étranger, le nom d'Ithaque est parvenu jusqu en Troade même, que l'on dit si loin de la terre achéenne.»

 

    Ainsi parla-t-elle. Le divin Ulysse se sentit plein de joie, heureux d'évoquer la terre de sa patrie, tandis que lui parlait Pallas Athéna, fille de Zeus porte-égide. Prenant la parole, il dit ces mots ailés ; mais il ne dit point alors la vérité, et il proféra de fallacieux propos, car il gardait toujours au fond de sa poitrine un esprit très habile à user d'artifices :

 

 

 

 

 

 

    — Oui, j’ai entendu parler d’Ithaque jusque dans la vaste Crète, bien au delà des mers. Moi-même d’ailleurs j'en arrive aujourd'hui avec tous ces trésors. J'en ai laissé autant à mes enfants, le jour où j'ai dû fuir pour avoir tué le fils d'Idoménée, Orsiloque aux pieds prompts, qui, dans la vaste Crète, l'emportait sur tous les laborieux mortels par ses jambes alertes. Il voulait me priver de tout le butin que j'avais obtenu en Troade, de ce butin pour lequel j’avais enduré bien des maux en mon coeur en affrontant les batailles des hommes et les houles harassantes. Je n'avais pas voulu faire plaisir à son père en servant sous ses ordres au pays des Troyens, et je commandais à d'autres guerriers. Comme il rentrait des champs, je me mis en embuscade avec un compagnon sur le bord du chemin, et je le frappai de ma lance de bronze. La nuit la plus obscure enveloppait le ciel ; nul ne nous aperçut, et à l'insu de tous je lui ôtai la vie. Puis, dès que je l’eus tué avec le bronze aigu, me rendant sans tarder tout auprès d'un navire, je suppliai les nobles Phéniciens et je leur donnai une agréable part de mon butin. Je leur enjoignis de me conduire à Pylos ou de me déposer dans la divine Élide, où les Épéens règnent. Mais la violence du vent, bien malgré eux, les dévia de leur route, sans qu'ils aient eu l'idée de me duper. Errant depuis lors, nous arrivâmes ici durant la nuit. C'est à grand peine que nous pûmes en ramant parvenir en ce port. Aucun de nous ne songea au souper, quoique nous eussions fort grand besoin de prendre ce repas. Mais, sans penser à manger, tous se couchèrent au sortir du vaisseau. C'est là qu'un doux sommeil, vint se saisir de mes membres harassés. Quant aux Phéniciens, ils retirèrent mes richesses du creux de leur navire et les déposèrent à l'endroit où moi-même je dormais sur le sable. Puis, remontant à bord, ils repartirent pour le pays bien peuplé de Sidon, et je fus laissé là le cœur plein d'affliction. »

 

     Ainsi parla-t-il ; et Athéna, la déesse aux yeux pers, sourit, et caressa Ulysse d'un geste de sa main. Elle avait recouvré les traits d'une femme, d'une grande et belle femme experte en superbes travaux. Prenant alors la parole, elle dit ces mots ailés :

 

    — Il serait bien astucieux et retors, celui qui pourrait l'em­porter sur toi en toutes sortes de ruses, serait-ce un dieu qui osât t'affronter ! Malheureux artisan d'artifices divers, insatiable de ruses, tu ne devais donc pas, même en ta patrie, mettre un terme à ces tromperies, à ces propos de voleurs, qui te sont chers jusques au fond de l'âme ! Mais allons ! ne parlons plus par feintes, nous qui savons tous deux user d'expédients, car si tu es sans conteste entre tous les mortels le meilleur conseiller et le plus beau parleur, moi, je suis célébrée entre tous les dieux par ma sagesse et ma subtilité. Tu n'as pas reconnu Pallas Athéna, cette fille de Zeus qui constamment t’assiste et te sauve en toutes épreuves, et qui te rendit cher à tous les Phéaciens ! Si aujourd'hui encore je suis venue ici, c'est pour tramer un projet avec toi, et cacher les richesses que les illustres Phéaciens t'ont données au moment du départ, grâce à mon conseil et mon inspiration. Je veux aussi te dire tous les chagrins qu'il est de ton destin de subir en ton palais solidement bâti. Supporte-les par nécessité, et ne dis à personne, à aucun homme comme à aucune femme, que tu es revenu de tes longues errances. Souffre donc en silence de nombreuses douleurs, en te résignant aux violences des hommes. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Il est difficile, ô déesse, de te reconnaître, lorsque tu te présentes en face d'un mortel, si avisé soit-il, car tu te rends semblable à tous ceux que tu veux. Pour moi, ce que je sais fort bien, c'est que toujours envers moi tu te montras bienveillante, tant que nous, les fils des Achéens, nous combattîmes dans le pays de Troie. Mais, lorsque nous eûmes mis à sac la citadelle escarpée de Priam, et que, montés sur leurs vaisseaux, les Achéens furent dispersés par un dieu, je cessai dès lors de t’apercevoir, ô fille de Zeus, et je ne te vis plus embarquée sur ma nef, pour me protéger contre les infortunes. Portant au fond de ma poitrine un cœur tout déchiré, j'errai jusqu'à ce que les dieux m'eussent affranchi du malheur, jusqu'au moment où, dans le gras pays des gens de Phéacie, tu me réconfortas en venant me parler et me diriger toi-même vers la ville. Aujourd'hui, c'est au nom de ton père que je te supplie en touchant tes genoux, car je ne crois pas être arrivé dans Ithaque qu'on découvre de loin ; c'est sur une autre terre que je suis transporté, et je pense que c'est par dérision que tu tiens ce langage, et que tu veux ainsi abuser mon esprit. Aussi, dis-moi s'il est exact que je sois parvenu dans ma chère patrie ? »

 

    Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

    — Je reconnais toujours le même sentiment au fond de ta poitrine. Voilà pourquoi je ne puis t'abandonner quand tu es malheureux, car tu es affable, perspicace et prudent. Tout autre homme, arrivant après tant de traverses, désirerait avec une impatiente joie revoir en son foyer sa femme et ses enfants. Mais toi, tu ne veux rien savoir ni t'informer de rien, avant d'avoir encore éprouvé ton épouse, cette épouse qui, toujours la même, se tient en sa demeure, et dont les nuits et les jours tristement se consument à pleurer sans répit. Quant à moi, je n'ai jamais douté et je savais en mon coeur que tu nous reviendrais, après avoir perdu tous tes compagnons. Mais je ne voulais pas entrer en lutte avec le frère de mon père, avec Poséidon, qui te gardait un cœur plein de rancune, irrité de ce que tu aveuglas son fils. Allons ! que je te montre le sol de ton Ithaque, afin que tu sois rassuré. Voici le port de Phorcys, le Vieillard de la mer ; voici l'olivier aux feuilles allongées qui est au fond du port, et, tout près de cet arbre, la grotte charmante consacrée aux Nymphes qu'on appelle Naïades. C'est là, en cet antre voûté, que tu vins sacrifier aux Nymphes tant d'hécatombes parfaites. Voici enfin le Nériton, la montagne boisée. »

 

    Tout en parlant ainsi, la déesse dissipa le brouillard. Le pays apparut, et le divin et endurant Ulysse se sentit plein de joie. Dans son bonheur de retrouver sa terre, il en baisa la glèbe por­teuse de froment. Aussitôt après, levant les mains au ciel, il conjura les Nymphes :

 

     — Nymphes Naïades, filles de Zeus, je croyais bien ne jamais plus vous revoir ! Aujourd'hui donc, je vous salue de mes vœux les plus doux. Et voici, comme par le passé, que nous vous ferons des offrandes, si la fille de Zeus meneuse de butin, me reste bienveillante, m'accorde de vivre et fait croître mon fils. »

 

    Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

    — Rassure-toi, et que ton cœur écarte ces soucis. Mais hâtons-nous à présent de cacher ces richesses dans un recoin de cet antre divin, afin que tu puisses les garder intactes ; puis délibérons comment nous pourrons tout arranger pour le mieux. »

 

    Ayant ainsi parlé, la déesse pénétra dans l'ombre de la grotte pour y trouver des cachettes. Ulysse apportait tout sous la main d'Athéna : l'or, le bronze inaltérable et les étoffes habilement tissées, que lui avaient offerts les gens de Phéacie. Pallas Athéna, fille de Zeus porte-égide, les disposa méticuleusement, et ferma d'une pierre l'entrée de cette grotte.

 

    Dès lors, assis tous deux au pied de l'olivier sacré, ils se concertèrent pour assurer la perte des prétendants à l'orgueil excessif. Athéna, la déesse aux yeux pers, fut la première à prendre la parole :

 

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, songe aux moyens qui te permettraient de diriger tes mains contre ces prétendants sans vergogne, qui, depuis trois ans, règnent sur ton palais, courtisent ta noble femme et lui font des présents. Quant à elle, c'est sur ton retour que son coeur ne cesse de pleurer. Elle donne espoir à tous, fait à chacun des promesses, et envoie des messages. Mais son esprit songe à d'autres pensées.»

 

    L’ingénieux Ulysse lui répondit et dit:

 

    — Ah ! malheureux ! je devais donc périr en ma demeure, subir le triste sort d'Agamemnon l’Atride, si tu ne m'avais pas, déesse, instruit exactement de tout! Mais allons ! ourdis un plan pour que je les punisse. Reste à mon côté, inspire-moi cette ardeur audacieuse que tu sus me donner, lorsque nous détachâmes les bandeaux éclatants de la ville de Troie. Si tu m'assistais, déesse, avec la même ardeur, j'irais me mesurer contre trois cents guerriers, oui, si c'était avec toi, vénérable déesse, et si ta bienveillance voulait me secourir ! »

 

     Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

     — Oui certes, je serai près de toi, et mes yeux te suivront, quand nous serons à l'œuvre. Et plus d'un, je pense, de tous ces prétendants qui mangent tes ressources, éclaboussera de cervelle et de sang l'immensité du sol. Mais allons ! je vais te rendre méconnaissable pour tous les mortels. Je riderai ta délicate peau sur tes membres flexibles ; je ferai tomber de ta tête tes cheveux blonds ; je te couvrirai d'un haillon qui saisira d'horreur quiconque te verra ; j'éraillerai tes yeux, si beaux jusqu'à ce jour, afin que tu paraisses hideux à tous les prétendants, à ta femme, et au fils que tu as laissé dans ton palais. Rends-toi d'abord auprès du porcher qui veille sur tes porcs ; il te conserve la même bienveillance, et il chérit ton fils et la prudente Pénélope. Tu le trouveras auprès de ses pourceaux. Ils paissent aux alentours du rocher du Corbeau et sur les bords de la source Aréthuse, mangeant des glands à discrétion, buvant une onde noire, car c'est là tout ce qui entretient criez les porcs une florissante graisse. Reste là, attends près du porcher, et cherche à tout savoir, tandis que j'irai dans Sparte aux belles femmes rappeler Télémaque, ton fils aimé, Ulysse ! Car il s'est rendu dans la spacieuse Lacédémone, auprès de Ménélas, quêter de tes nouvelles et s'informer s'il était un endroit où tu vivais encore. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Et pourquoi donc ne lui as-tu rien dit, toi dont l’esprit sait tout ? Serait-ce afin qu'il errât lui aussi sur la mer sans récolte en souffrant mille maux, pendant que les autres dévorent ses ressources ? »

 

     Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répondit alors :

 

     — Que ton cœur ne soit pas trop inquiet à son sujet. Je l'ai conduit moi-même, afin qu'il s'acquît un illustre renom en se  rendant là-bas. Il ne souffre de rien ; mais il reste paisiblement assis dans le palais de l'Atride, où une indicible abondance de biens se trouve à sa portée. Je sais bien que des jeunes gens se tiennent en embuscade sur une nef noire, et brûlent de le tuer avant qu'il ne revienne dans la terre de ses pères. Mais je ne crois pas qu'ils puissent réussir ; la terre auparavant recouvrira plus d'un de tous ces prétendants qui mangent tes ressources. »

 

    Ayant ainsi parlé, Athéna le toucha d'un coup de sa baguette. Elle rida sa délicate peau sur ses membres flexibles, fit tomber de sa tête ses blonds cheveux et enveloppa tous ses membres dans la peau d'un vieillard de grand âge ; elle érailla ses yeux, si beaux jusqu'à ce jour, jeta autour de lui un haillon sordide et une autre tunique, bardes loqueteuses, crasseuses et noircies par une fumée infecte. Puis, le revêtant de la grande peau râpée d'un cerf aux pieds rapides, elle lui remit un bâton et une ignoble besace, toute pleine de trous ; une corde s'y fixait, servant de bandoulière.

 

    Après s'être ainsi concertés tous les deux, ils se séparèrent, et la déesse partit pour la spacieuse Lacédémone, afin d'y chercher le fils d'Ulysse.

CHANT XIV

  En s'éloignant du port, Ulysse prit le sentier ardu qui, à travers une région boisée, menait par les sommets vers l'endroit où Athéna lui avait indiqué que se trouvait le divin porcher, ce porcher qui était, de tous les serviteurs qu'avait acquis Ulysse, celui qui veillait avec le plus de soin sur les biens de son maître.

 

   Il le trouva assis devant sa hutte, dans une cour élevée, qu'il avait bâtie là, sur un lieu découvert, une grande et belle cour, à l’enceinte isolée. Le porcher, en l'absence d'Ulysse, sans consulter sa maîtresse ni le vieux Laërte, l'avait édifiée lui-même, en apportant des blocs et en la couronnant d'arbustes épineux. A l'extérieur, il avait fait courir une ligne continue de nombreux pieux serrés, qu'il avait équarris dans le cœur du chêne. A l'intérieur de la cour, il avait construit les unes près des autres, douze étables où les truies avaient leur logement. Dans chacune d'elles, cinquante truies parquées, femelles ayant mis bas, se couchaient sur le sol. Les mâles dormaient dehors ; ils étaient beaucoup moins nombreux, car les divins prétendants diminuaient leur nombre en les mangeant. Le porcher en effet leur envoyait chaque jour les plus gras de tous ses magnifiques porcs. On en comptait encore trois cent soixante. Auprès d'eux, jour et nuit, semblables à des fauves, veillaient quatre chiens que nourrissait Eumée, l'intendant des porchers. Eumée ajustait à ses pieds des sandales, qu'il taillait dans le cuir de bon aloi d'un bœuf. Les autres porchers étaient partis, chacun de son côté. Trois d'entre eux suivaient leurs troupeaux de porcs ; un quatrième avait été envoyé par Eumée vers la ville, car il fallait y conduire un porc pour ces prétendants à l'orgueil excessif, afin qu'en le sacrifiant leur appétit de viandes puisse être rassasié.

 

   Soudain, les chiens hurleurs aperçurent Ulysse ; ils coururent sur lui en aboyant. Ulysse alors par prudence s'assit, et laissa tomber son gourdin de sa main. Là, près de sa porcherie, il allait subir une ignoble torture. Mais le porcher aussitôt, les suivant de près avec ses pieds rapides, s'élança à travers la porte de la cour, et laissa tomber le cuir de ses mains. A grands éclats de voix, il rudoya les chiens et, d'un côté et d'autre, les dispersa sous une grêle de pierres. Puis il dit à son maître :

 

   — Vieillard, peu s'en est fallu que ces chiens ne te déchirassent instantanément, et tu m'aurais alors couvert de honte. Les dieux pourtant me donnent assez d'autres sujets de chagrins et de larmes. Car je reste là à pleurer, à gémir sur mon maître divin, et j'engraisse ses porcs pour que d'autres les mangent. Lui cependant, manquant peut-être de toute nourriture, erre dans une ville ou dans un pays d'hommes au langage étranger, si toutefois il est encore en vie et voit encore la clarté du soleil. Mais suis-moi, vieillard ; entrons dans ma hutte ; je veux que ton cœur ait à satiété du pain et du vin, que tu me dises d'où tu viens, et quels sont les tourments que tu as endurés. »

 

   Ayant ainsi parlé, le divin porcher conduisit Ulysse dans sa hutte. Lorsqu'il l'eut introduit, il le fit asseoir sur des brindilles épaisses qu'il avait entassées et recouvertes d'une peau velue de chèvre sauvage : c'était sa large et son épaisse couche. Ulysse se réjouit d'être si tien reçu, prit la parole et dit en le nommant :

 

   — Que Zeus, ô mon hôte, et tous les dieux immortels t'ac­cordent tout ce qui fait l'objet de ton plus grand désir, puisque tu m’as reçu d’un cœur si bienveillant ! »

 

   Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

   — Étranger, il ne m'est pas permis de mépriser un hôte, quand bien même un plus misérable que toi viendrait se présenter, car tous les étrangers et tous les mendiants sont envoyés par Zeus, et notre don, si léger qu'il soit, leur devient agréable. Donner peu en effet est le lot des valets, des valets qui vivent constamment dans la crainte, lorsqu'ils sont tyrannisés par de jeunes maîtres. Ah ! celui dont les dieux entravent le retour, celui-là m'eût aimé avec sollicitude ; il m'eût donné un avoir, une maison, un domaine, une femme remarquable, tout ce qu'un maître obligeant ne manque pas d’offrir au serviteur qui a beaucoup peiné pour lui, et dont un dieu fait fructifier la besogne, comme fructifie le labeur auquel je me suis attaché. Voilà pourquoi mon maître m'eût comblé, s'il avait pu vieillir sans s'éloigner d'ici. Mais il est mort ailleurs. Plût au ciel que la race d'Hélène eût péri tout entière, elle qui a brisé les genoux de tant d'hommes ! Car c'est pour venger l'honneur

 

 

 

d'Agamemnon que mon maître aussi partit pour Troie riche en chevaux, afin de combattre contre les Troyens. »

 

    Ayant ainsi parlé, il serra prestement sa tunique autour de sa ceinture et courut aux étables où étaient enfermées les tribus des gorets. Il en saisit et en apporta deux. Après les avoir sacrifiés l’un et l'autre, il les flamba, les coupa en morceaux et les enfila tout autour de ses broches. Lorsque tout fut rôti, il apporta ces viandes, les servit à Ulysse comme elles sortaient du feu, sans retirer les broches. Il les saupoudra d'une blanche farine, mêla dans une seille un vin doux comme le miel, s'assit face à son hôte, l'encouragea et dit :

 

    — Allons ! mange à présent, mon hôte, ces porcelets réservés aux repas des valets. Les gros cochons gras, ce sont les prétendants qui les mangent, sans songer en leur cœur aux vengeances divines, sans aucune pitié. Non, les dieux bienheureux n'aiment pas les violences iniques ; mais ils honorent la justice et la conduite loyale qu’ont les hommes. Les ennemis, les brigands, lorsqu ils envahissent une terre étrangère, et que Zeus leur donne d'enlever du butin, peuvent bien s'embarquer et retourner chez eux avec des vaisseaux pleins. Mais ! oppressante crainte des vengeances divines leur pèse sur le coeur. Il faut donc que ces misérables sachent quelque chose, qu ils aient appris de la bouche d'un dieu le triste trépas survenu à mon maître, pour ne point vouloir courtiser une femme selon les convenances, ni retourner sur leurs propres domaines. Sans ombre d'inquiétude, ils dévorent insolemment nos biens, sans rien se refuser. Toutes les nuits, tous les jours qui nous viennent de Zeus, jamais ils ne se contentent d'immoler une seule victime, ni même deux. Ils assèchent le vin, en puisant sans mesure. Mon maître avait pourtant des ressources immenses. Aucun héros n’en possédait autant, ni sur le noir continent, ni dans Ithaque même. Vingt mortels ajoutant leurs richesses ne parviendraient pas à égaler les siennes. Je vais te les compter. Douze troupeaux de boeufs sont sur le continent, autant de troupeaux de moutons, autant de groupes de porcs, autant de bandes disséminées de chèvres que font paître des étrangers ou des pâtres à lui. Ici, il y a en tout douze troupeaux disséminés de chèvres ; elles paissent à l'autre bout de l'île, et d'honnêtes gardiens sont à veiller sur elles. Chacun d'eux doit amener chaque jour une bête aux prétendants, le plus beau chevreau du troupeau bien nourri. Quant à moi, je surveille et protège ces porcs, et c'est aussi le plus beau que je choisis avec soin pour le leur envoyer. »

 

    Ainsi parla-t-il. Ulysse mangeait les viandes avec voracité, buvait le vin avec avidité, sans proférer un mot ; il couvait des maux contre les prétendants. Lorsqu'il eut terminé son repas et satisfait son cœur de nourriture, Eumée remplit la tasse où il buvait et la lui présenta toute pleine de vin. Ulysse l'accepta, sentit la joie s'emparer de son cœur, prit la parole et dit ces mots ailés :

 

    — Ami, quel est celui qui t'acheta de ses propres ressources, cet homme si riche et si puissant, comme tu le déclares ? Tu m'as affirmé qu'il est mort pour venger l’honneur d’Agamemnon. Quel est son nom ? Je l'ai connu peut-être, s'il est tel que tu dis. Zeus et les autres dieux immortels savent, je pense, si je ne pourrais pas, l'ayant vu quelque part, t'en donner des nouvelles, car j'ai beaucoup erré. »

 

    Eumée, l’intendant des porchers, lui répondit alors :

 

    — Vieillard, jamais homme errant, venant apporter des nou­velles du maître, ne saurait être cru par sa femme et son fils. Les errants d'ailleurs, pour obtenir assistance, mentent effrontément et ne tiennent pas à dire la vérité. Tout errant qui arrive dans le pays d'Ithaque va trouver ma maîtresse et lui raconte des propos mensongers. Elle cependant, lui fait bon accueil et l'interroge sur tout. Alors ses sanglots éclatent, et les larmes lui tombent des paupières,

 

 

 

 

ULYSSE

 

 comme il arrive à la femme qui perdit son époux sur une terre étrangère. Et toi aussi, vieillard, tu aurais tôt fait de forger un récit, si quelqu’un te donnait des habits, une tunique ainsi qu’un manteau. Quant à lui, les chiens et les oiseaux rapides ont déjà dû arracher la peau qui recouvrait ses os, et la vie l'a quitté. Les poissons peut-être l'ont mangé dans la mer, et ses ossements gisent sur un rivage, ensevelis sous un monceau de sable. Oui, ici ou là, c'est de cette façon qu'il a dû périr, ne laissant après lui que chagrins au cœur de tous ses proches, et dans le mien surtout, car jamais je ne retrouverai un maître aussi doux, en quelque lieu que j'aille, pas même si je retournais chez mon père et ma mère, dans la maison où d abord je naquis, et où je fus élevé par eux-mêmes. Ce n'est point sur eux que je pleure le plus, malgré tout mon désir de les voir de mes yeux, en me dirigeant vers la terre de mes pères. C'est le regret d'Ulysse disparu qui me hante, et de cet Ulysse, étranger, tout absent qu'il soit, j'ai honte de n'avoir prononcé que le nom, car il m'aimait plus que tout et son cœur me gardait toute sa sollicitude. Aussi, même en son absence, c'est : maître vénéré, que je dois l'appeler. »

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

   — Ami, puisque tu nies tout, que tu prétends qu'il ne reviendra plus, et que ton cœur s'obstine à rester incrédule, en bien ! moi, je t'affirmerai, non point à la légère, mais avec serment, qu'Ulysse reviendrai Que j'obtienne le prix de cet heureux message, aussitôt qu après être arrivé il sera parvenu dans son propre palais, et que je sois alors vêtu de beaux habits, d'une tunique ainsi que d'un manteau. Jusque-là, quelque grand que soit le besoin que j'en aie, je ne veux rien accepter. Je hais à l’égal des portes d'Hadès celui qui, cédant à l'indigence, ne fait que raconter des propos mensongers. Aujourd'hui donc, que Zeus le sache avant tous les dieux, et que soient mes témoins cette table hospitalière et ce foyer de l'irréprochable Ulysse où je viens d'arriver : oui, tout s'accomplira comme je vais te le dire. Au cours de cette lune Ulysse sera de retour en ces lieux. Au déclin de ce mois ou au début de l'autre, il rentrera chez lui et punira tous ceux qui, dans cette île, ont outragé sa femme et son illustre fils. »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

     — Vieillard, je n'aurai pas à te payer le prix de ton heureux message, car Ulysse ne reviendra jamais en sa demeure. Bois donc sans t’inquiéter de rien ; parlons d'autre chose et passons ce sujet, car mon cœur se désole au fond de ma poitrine, chaque fois qu'on me parle de mon maître adoré. Laissons là les serments, et qu'Ulysse revienne, comme je le souhaite, ainsi que Pénélope, le vieux Laërte et Télémaque beau comme un dieu ! Présentement aussi, c'est sur le fils qui naquit à Ulysse, sur Télémaque que je pleure sans répit. Les dieux l'avaient fait croître comme une jeune pousse, et je pensais qu'il ne serait en rien, une fois parmi les hommes, inférieur à son père, car il était de taille et d'allure admirables. Or, voici qu'un Immortel, ou quelque homme peut-être, est venu troubler l'esprit équilibré qu'il avait en lui-même. Il est parti quêter dans la sainte Pylos des nouvelles de son père, et les altiers prétendants lui tendent des embûches sur le chemin du retour ; ils veulent que, sans gloire, la race d'Arkésios égal à un dieu disparaisse d'Ithaque. Mais laissons d'en parler, soit qu'il succombe, soit qu'il échappe et que le fils de Cronos sur lui tende la main ! Mais allons ! raconte-moi, vieillard, les chagrins que tu as. Sur ceci encore, parle-moi selon la vérité, afin que je sois exactement informé. Qui donc es-tu ? De quel pays viens-tu ? Quelle est ta ville et quels sont tes parents ? Sur quel navire es-tu venu ? Comment les matelots t'ont-ils amené dans Ithaque ? D'où prétendaient-ils être ? Car ce n'est point à pied, je le suppose, qu ici tu nous arrives. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Je te parlerai donc en toute sincérité. Si nous avions tous les deux à cette heure des vivres et du vin délectable pour festoyer tranquilles sous ta hutte pendant le temps requis, tandis que d'autres s'occuperaient des travaux, j'en aurais aisément pour une année entière, avant d'achever de te dire les tourments de mon coeur et tous les maux que me fit endurer la volonté des dieux. Or donc, je me glorifie d'être originaire de la vaste Crète, et d'être le fils d'un homme opulent. Plusieurs autres enfants naquirent en son palais et y furent nourris, les enfants légitimes qu'il eut de son épouse. Pour moi, je dus le jour à une femme achetée, à une concubine. Mais Castor fils d'Hylax m'honorait à l’égal de sa lignée directe, et je me glorifie d'être le rejeton de celui qui alors était chez les Crétois honoré comme un dieu par le peuple, en raison de sa félicité, de ses richesses et de ses nobles fils. Mais les Génies de la mort vinrent l'emporter dans la maison d'Hadès. Ses fils arrogants se partagèrent sa fortune et la tirèrent au sort. Sauf une maison qu'ils m'attribuèrent, ils ne me donnèrent que fort peu de chose. Je pus prendre femme de très riche famille, grâce à mon mérite, car je n'étais pas un homme inutile, ni un lâche au combat. Or, voici que tout à présent m'a quitté ; mais j’espère toutefois qu'en regardant le chaume tu connaîtras l’épi, car tous les maux du monde m'accablent à la fois. Arès et Athéna m'avaient donné l’audace et la force qui brise les rangs des guerriers. Lorsque, couvant des maux contre les ennemis, je choisissais pour tendre une embûche les hommes les plus braves, jamais mon noble cœur ne pressentait la mort ; mais, bondissant le premier à la tête de tous, je tuais de ma lance tous ceux des ennemis dont les pieds cédaient à ma poursuite. Tel étais-je à la guerre. Quant aux travaux des champs, je ne les aimais pas, ni les soins ménagers qui font les beaux enfants. Ce que j'aimais d'un amour incessant, c'étaient les nefs garnies de rames, les combats, les javelots bien polis, les flèches, tous ces outils de deuil qui font frémir les autres. Voilà ce que j'aimais, et c'était là sans doute un goût qu'un dieu avait mis en mon coeur, car chaque homme se plaît à ses propres travaux. Avant que les fils des Achéens eussent pris pied en Troade, neuf fois déjà contre des peuples étrangers, j’avais conduit des guerriers et des nefs au rapide trajet, et je m’étais acquis un énorme butin. Je prélevais d’abord le lot qui me plaisait, puis j’obtenais du sort une très large part. Bientôt ma maison s’enrichit, et je devins puissant et respecté parmi les Crétois. Mais lorsque Zeus au vaste regard eut décidé cette exécrable expédition qui brisa les genoux de tant d'hommes, nous fûmes désignés, l'illustre Idoménée et moi, pour conduire leurs vaisseaux vers Ilion. Il n'y avait aucun moyen de refuser, car l'exigeante opinion du peuple nous y contraignait. Là-bas, neuf années durant, nous, les fils des Achéens, nous fîmes la guerre. Au cours de la dixième, après avoir mis à sac la ville de Priam, nous nous embarquâmes à bord de nos vaisseaux pour retourner chez nous. Mais un dieu dispersa les Achéens. Quant à moi, malheureux, Zeus aux conseils avisés me réservait d'autres maux. Je ne restai qu'un mois à jouir de mes enfants, de ma fidèle épouse et de tout mon avoir. Mon cœur alors me poussa à naviguer dans l'Égyptos, après avoir, avec l'aide de divins compagnons, soigneusement équipé des vaisseaux. J'armai neuf navires, et foule de marins promptement accoururent. Pendant six jours ensuite, mes fidèles compagnons festoyèrent. Je leur fournissais de nombreuses victimes pour immoler aux dieux et composer leurs repas. Le septième jour nous embarquâmes, et nous voguâmes sans peine, comme au courant d’un fleuve, poussés par le rude souffle d'un Borée favorable. Aucun de nos navires n'eut d'avarie ; et, sans accident, sans malaise, nous restâmes assis, pendant que le vent et les pilotes dirigeaient nos vaisseaux. Nous atteignîmes en cinq jours ! Égyptos au beau cours, et je mouillai dans les eaux de ce fleuve nos vaisseaux roulant d'un bord à l'autre. Parvenu là, j'ordonnai à mes fidèles compagnons de rester auprès de leurs navires et de garder les nefs, et j'envoyai des observateurs sur les points culminants. Mes gens alors, cédant à leur violence, et se laissant guider par leur envie, se mirent aussitôt à ravager les riantes campagnes de ce peuple d'Égypte, à emmener les femmes et les petits enfants, à massacrer les hommes. Le cri du combat parvint vite à la ville. Les Égyptiens entendant ces clameurs, arrivèrent au moment où l'aube apparaissait. Toute la plaine était remplie de fantassins, de conducteurs de chars et des éclairs du bronze. Zeus lance-foudre déchaîna sur nos gens une funeste panique ; nul n'osait tenir et faire face, car de toutes parts le malheur les forçait. Les Égyptiens alors tuèrent nombre des nôtres avec le bronze aigu, et emmenèrent les vivants pour les contraindre à travailler pour eux. Mais Zeus lui-même fit naître en mon esprit la pensée que voici. Ah ! comme j'aurais dû mourir et achever mon destin au bord de l'Égyptos, car le malheur n'a pas cessé depuis de me serrer de près ! Aussitôt, je dépouillai ma tête de son casque bien fait, j'enlevai le bouclier que j'avais aux épaules, et ma main rejeta sa lance loin de moi. Alors, avançant tout droit vers les chevaux du roi, je saisis ses genoux et je les embrassai. Il me protégea et me prit en pitié ; puis, m'ayant fait asseoir sur son char, il me conduisit tout baigné de larmes jusque dans son palais. A la vérité, foule de ses sujets s'élançaient sur moi avec leurs lances de frêne, brûlant de me tuer, car leur fureur se trouvait à son comble. Mais le roi les en empêchait, redoutant la colère de Zeus hospitalier, qui tire surtout vengeance des actions criminelles. Dès lors, je restai là sept ans, amassant de grands biens parmi les Égyptiens, car tous m'apportaient des présents. Toutefois, lorsque arriva le cours de la huitième année, un Phénicien survint, un homme expert en tromperies, un rapace qui avait déjà fait bien du mal aux humains. Il me séduisit par ses artifices, me fit partir avec lui et m'emmena jusqu'en Phénicie, où il avait sa demeure et ses biens. Là, je restai près de lui jusqu'au bout de l'année. Lorsque les mois et les jours furent accomplis, lorsque l'année eut achevé son cours et que le printemps revint, il me fit monter sur un vaisseau traverseur de la mer, pour aller en Libye, afin d'y conduire un chargement avec lui. Mais il inventait de nouveaux mensonges, et c'était pour me vendre là-bas, et tirer de la vente un prix considérable. Malgré mes soupçons, je le suivis sur sa nef, ne pouvant faire autrement. Poussée par l'âpre souffle d'un Borée favorable, la nef courait en plein milieu du large, à hauteur de la Crète, lorsque Zeus décida la perte des passagers. Nous avions laissé la Crète en arrière, aucune autre terre ne nous apparaissait et nous n'apercevions que le ciel et la mer, quand le fils de Cronos arrêta sur notre nef creuse une nuée d'un bleu sombre qui obscurcit la mer. Zeus en même temps tonna et lança sa foudre sur la nef. Frappé par la foudre de Zeus, le vaisseau tout entier tournoya sur lui-même et

 

 

se remplit d'une fumée de soufre. Tous les marins sautèrent du navire à la mer. Semblables à des cormorans, ils étaient emportés par les flots autour du vaisseau noir, car un dieu leur rendait le retour impossible. Quant à moi, Zeus lui-même, bien que mon cœur fût accablé de maux, me mit entre les mains l'énorme mât du navire à la proue d'un bleu sombre, afin que je pusse une fois de plus échapper au malheur. J'étreignis ce mât et je fus emporté par les vents pernicieux. Neuf jours durant, je fus ballotté par les vagues. Le dixième, par une sombre nuit, le grand flot qui me roulait me fit approcher de la terre des Thesprotes. Là, le roi des Thesprotes, le héros Phidon, me traita sans rançon avec toutes sortes d'égards. Son fils, en effet, m'ayant rencontré tout engourdi de fatigue et de froid, me conduisit en son habitation ; il me fit lever et me prit par la main, jusqu'à ce qu'il eût atteint la maison de son père. Il me vêtit ensuite d'une tunique ainsi que d'un manteau.

 

    Ce fut là qu'on me parla d'Ulysse. Phidon, en effet, m'assura qu'il avait reçu et traité ce héros en ami, comme il rentrait dans la terre de ses pères. Il me montra toutes les richesses qu Ulysse avait accumulées : de l'or, du bronze et du fer qui coûte tant de peine. Il y avait là de quoi nourrir de père en fils jusqu'à dix générations, tant étaient considérables les objets de prix qui étaient déposés dans le palais du roi. Il me dit qu'Ulysse était parti pour Dodone, afin d'entendre les volontés de Zeus, en interrogeant le chêne divin à cime chevelue, et de savoir s'il devait, après si longue absence, retourner dans le gras pays d'Ithaque ouvertement ou en secret. Il jura devant moi, en offrant une libation sous le toit de sa demeure, qu'une nef était à flot et qu'un équipage s'y tenait prêt à reconduire Ulysse dans la terre de sa douce patrie. Mais ce fut moi qu'il renvoya le premier, car un vaisseau des Thesprotes se trouvait en partance pour Doulichion où le froment abonde. Le roi chargea ces marins de me conduire chez le roi Acastos, en prenant soin de moi. Mais leur esprit se plut à tramer contre moi un funeste dessein, afin que je tombasse encore plus à fond dans le fléau de la calamité. Aussi, dès que leur vaisseau traverseur de la mer vogua loin de la terre, ils préparèrent aussitôt pour moi le jour de l'esclavage. Ils me dépouillèrent de mes vêtements, de la tunique ainsi que du manteau, jetèrent autour de moi ce haillon sordide et cette autre tunique, hardes loqueteuses que tu vois de tes yeux. Vers le soir, ils touchèrent aux champs d'Ithaque qu'on découvre de loin. Là, sur le vaisseau solidement charpenté, ils me sanglèrent à nœuds serrés dans les liens d'une corde habilement tordue ; puis, débarquant aussitôt, ils s'empressèrent de prendre leur repas du soir. Mais les dieux eux-mêmes détachèrent sans peine les liens qui me serraient. De ce haillon alors, de haut en bas je me couvris la tête, et je glissai le long du lisse gouvernail, jusqu'à ce que ma poitrine s'approchât de la mer. Ramant ensuite des deux mains, je me mis à nager, et bien vite je fus hors de la mer et très loin du vaisseau. Je pris terre en un endroit couvert d'un bois de chênes au florissant feuillage, où je pus me blottir et rester immobile. Les Thesprotes, en poussant de grands cris, erraient de côté et d'autre. Mais, voyant qu'ils ne gagnaient rien à poursuivre plus avant leurs recherches, ils retournèrent à bord du vaisseau creux. Quant à moi, les dieux eux-mêmes sans peine me cachèrent, et, guidant mes pas, me firent approcher des étables d'un homme plein de sagesse, car mon destin était que je vécusse encore.»

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — Ah ! malheureux étranger, combien profondément tu m'as ému le coeur au fond de la poitrine, en me racontant, sans aucune omission, toutes tes souffrances, toutes tes courses errantes ! Mais, en parlant d'Ulysse, tu ne me convaincras pas, n'ayant point fait, je crois, un récit qui convienne. Pourquoi, traité comme tu l'es, forger de vains mensonges ? Je sais très bien moi-même ce que je dois penser du retour de mon maître. Il est foncièrement haï par tous les dieux, puisqu ils ne l'ont point fait périr au milieu des Troyens, ni expirer dans les bras de ses proches, après avoir dévidé l'écheveau de la guerre. Les Panachéens lui auraient élevé un tombeau, et il aurait alors ramassé pour son fils un magnifique héritage de gloire. Mais les Harpyes à cette heure l'ont enlevé sans gloire. Pour moi, auprès de mes porcs, je vis très retiré, et jamais je ne vais à la ville, à moins que la très sage Pénélope ne me fasse venir, lorsqu'un messager arrive du dehors. Tous alors s'asseyent auprès de lui pour s'informer de tout, autant ceux qui gémissent sur l'absence si prolongée du maître, que ceux qui se réjouissent impunément de manger ses ressources. Pour moi, je n'ai plus aucun goût à m'enquérir ni à interroger, depuis qu'un Étolien me dupa par ses contes. Il avait tué un homme et, après avoir erré en maint endroit sur terre, il vint en ma demeure. Je l'accueillis avec une tendre amitié. Il me dit qu'il avait vu en Crète, auprès d'Idoménée, Ulysse radoubant les vaisseaux que lui avaient fracassés les tempêtes. Il affirmait que mon maître, soit au cours de l'été, soit au cours de l'automne, devait arriver avec ses compagnons pareils à des dieux, en ramenant d'innombrables richesses. Ainsi donc, vieillard si éprouvé, puisqu'un dieu t'a conduit près de moi, ne cherche pas à m'être agréable, ni à me charmer en disant des mensonges. Car ce n'est point pour cela que je t'honorerai et que je t'aimerai ; c'est seulement par crainte de Zeus hospitalier et par pitié pour toi. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Tu as en vérité un cœur bien incrédule au fond de ta poitrine, puisque, même avec un serment, je n'ai pu t'ébranler ni te persuader. Mais allons ! faisons un accord aujourd’hui, et que de là-haut, les dieux qui habitent l'Olympe à tous les deux nous servent de témoins. Si ton maître revient en son logis, tu me revêts d'une tunique ainsi que d'un manteau, et tu me fais conduire à Doulichion, où mon cœur a désir de se rendre. Mais si ton maître ne revient pas, comme je te l'annonce, pousse tes serviteurs à me jeter du haut d'un grand rocher, afin qu'un autre mendiant craigne de te tromper. » 

 

    Le divin porcher répondit en disant :

 

    — Étranger, je me ferais ainsi, pour le présent comme pour l'avenir, une belle réputation de gloire et de vertu, si, après t'avoir introduit dans ma hutte, t'avoir offert les dons de l'hospitalité, j'allais pourtant te tuer et te ravir à la douce existence. J'aurais alors bonne grâce à implorer Zeus, le fils de Cronos. Mais voici l'heure du repas du soir. Je voudrais bien qu'ici mes compagnons rentrassent au plus vite, afin d'apprêter dans ma hutte un savoureux souper. »

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Les porcs et les porchers arrivèrent en se suivant de près. Les porchers enfermèrent les truies dans leurs étables pour y passer la nuit, et la clameur immense des cochons qui parquaient en plein air se fit alors entendre. Le divin porcher notifia ensuite ses ordres à ses valets :

 

    — Amenez le plus beau de nos porcs, afin que je l'immole en l'honneur de cet hôte qui nous vient de si loin. Nous aussi, nous en profiterons, nous qui depuis longtemps peinons et nous donnons du mal pour élever ces porcs aux dents blanches, pendant que d'autres mangent impunément le fruit de notre effort. »

 

    Ayant ainsi parlé, il fendit du bois en maniant le bronze sans pitié. Les valets amenèrent un porc de cinq ans, d'une graisse parfaite. Ils le placèrent tout auprès du foyer. Le porcher alors se garda bien d'oublier les Immortels, car il s'abandonnait à de pieux sentiments. Il jeta dans le feu, prémices du sacrifice, les soies de la tête de ce porc aux dents blanches, et pria tous les

 

 

 

 

 

dieux pour que le sage Ulysse revînt en sa demeure. Levant alors le bras, il assomma la bête avec une bûche de chêne, qu'il avait réservée lorsqu'il fendait du bois, et la vie la quitta. Ses compagnons la saignèrent, la flambèrent et se hâtèrent de la dépecer. Sur les quartiers, le porcher plaça, prémices de tous les membres, des morceaux de chair crue enveloppés de graisse ; il les saupoudra d'une farine d'orge et les passa au feu. Ses amis découpèrent en menus morceaux le reste de la bête, les percèrent de leurs broches, les rôtirent avec soin, retirèrent tout et jetèrent toutes ces viandes ensemble sur des plateaux. Alors, le porcher se leva pour découper les parts, car son esprit savait parfaitement être juste. Il répartit le tout en le divisant en sept lots. En les implorant, il en offrit un aux Nymphes et à Hermès, le fils de Maïa, et distribua les autres à chacun des convives. Pour honorer Ulysse, il le gratifia du râble allongé de ce porc aux dents blanches, et cette déférence ravit le cœur du maître. Prenant alors la parole, l'ingénieux Ulysse lui adressa ces mots :

 

    — Puisses-tu, Eumée, être aussi cher à Zeus Père que tu l'es à moi-même, puisque tu m'honores, en l'état où je suis, d'une si bonne part ! »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — Mange, hôte infortuné, et réjouis-toi de ce qui t'est pré­sentement servi. La divinité donne ou refuse quoi que ce soit que décide son cœur, car c'est elle qui dispose de tout. »

 

    Il dit ; et, aux dieux qui sont toujours, il offrit les prémices du porc ; puis, lorsqu'il eut répandu une libation de vin couleur de feu, il remit la coupe à Ulysse saccageur de cités, et s'assit enfin devant sa propre part. Mésaulios leur distribua le pain, Mésaulios, que le porcher, sans l'aide de personne, avait acheté en l'absence d'Ulysse, sans consulter sa maîtresse ni le vieux Laërte, et qu'il avait de ses propres ressources acquis à des Taphiens. Les convives dès lors, sur les mets préparés et servis devant eux, étendirent les mains. Lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, Mésaulios desservit le pain, et tous se préparèrent avec impatience à regagner leur lit, rassasiés de vivres et de chairs.

 

    Mais une rude et sombre nuit sans lune s'annonça. Zeus allait jusqu'à l'aube faire tomber l'averse, et le violent Zéphyre qui amène les pluies, sans relâche soufflait. Ulysse adressa la parole à ses hôtes ; il voulait éprouver son porcher et savoir s'il quitterait sa cape pour la lui donner, ou s'il engagerait un de ses compagnons à lui offrir la sienne, en songeant trop à soi :

 

    — Écoute, Eumée, et vous tous, ses compagnons, écoutez maintenant. Je vais parler en me glorifiant ; la faute en est au vin qui trouble la raison, qui excite à chanter l’homme le plus rassis, le pousse à rire langoureusement, l'incite à danser et à laisser échapper des paroles qu'il serait mieux de ne pas prononcer. Mais, puisque j'ai commencé de brailler, je ne cacherai rien. Ah ! si j’étais aussi jeune, et si ma vigueur était aussi solide qu'au temps où nous poussions sous les murs d'Ilion cette embuscade soigneusement préparée ! Ulysse et le fils d'Atrée, Ménélas, étaient à notre tête, et moi, je commandais en troisième avec eux, car c'était ainsi qu ils l'avaient ordonné. Lorsque nous fûmes arrivés aux environs de la ville et de sa haute muraille, c'est à travers d'épaisses broussailles que nous nous couchâmes tout autour de la ville, blottis sous nos armures dans les joncs d'un marais. Une rude nuit survint une nuit que glaçait le souffle de Borée. La neige tombait sur nous, froide comme un verglas, et la glace s'épaississait autour de nos boucliers. Pour moi, j’avais étourdiment laissé en partant mon manteau à mes compagnons. Je ne croyais pas avoir à frissonner de froid, et je n'étais parti qu'avec mon bouclier et ma sangle éclatante. Nous étions aux deux tiers de la nuit, et les astres penchaient vers leur déclin, lorsque j’adressai la parole à Ulysse, qui était près de moi, en le poussant du coude, et le héros sur-le-champ m'écouta :

 

    — Descendant de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, désormais je ne vais plus compter au nombre des vivants ; le froid me terrasse, car je n'ai pas de manteau. Un dieu m’a trompé en me laissant partir avec ma simple tunique, et je n'ai plus à présent le moyen d'échapper. »

 

    Ainsi parlai-je. Et aussitôt, en homme aussi habile à conseiller qu à combattre, l’esprit d’Ulysse s'en tint à la ruse suivante. En parlant à voix basse, il me dit ces paroles :

 

    — Silence maintenant, de peur que quelque autre des Achéens t'écoute ! »

 

    Il dit ; et, s'appuyant sur le coude et relevant la tête, il ajouta ces mots :

 

    — Écoutez, mes amis. Un songe divin m'est venu durant que je dormais. Nous sommes très loin de nos navires. Il faut donc que quelqu'un aille dire au pasteur des guerriers, l'Atride Agamemnon, qu'il devrait se hâter d'envoyer des vaisseaux un renfort de soldats. »

 

    Ainsi parla-t-il. Thoas alors, le fils d'Andrémon, brusquement se leva, rejeta son manteau de pourpre, et se mit à partir vers les nefs à la course. Pour moi, ce fut avec joie que je me couchai en son vêtement. Mais déjà brillait l'Aurore au trône d'or. Ah ! si j’étais aussi jeune, et si ma vigueur était aussi solide, un des porchers de cette étable me donnerait sans doute son manteau, autant par amitié que par égard pour un homme vaillant. Mais aujourd’hui tous me méprisent parce que je n'ai sur la peau que de méchants habits ! »

 

    Mais toi, porcher Eumée, tu répondis et dis :

 

    — Vieillard, le récit que tu viens de conter est parfait, et tu n'as proféré aucun mot inutile ni inconsidéré. Aussi, pour le moment, tu ne manqueras ni de vêtements, ni des autres secours dont il ne convient pas que soit frustré un pauvre suppliant qui s'approche de nous. Mais demain, dès l'aurore, tu recoudras tes loques, car nous n'avons pas, pour nous vêtir ici, plusieurs tuniques et manteaux de rechange ; chaque homme n'en a qu'un. Mais après que le fils chéri d'Ulysse sera de retour, il te vêtira en te donnant lui-même et tunique et manteau, et il te fera reconduire là où ton cœur et ton esprit te pressent de te rendre. »

 

    Ayant ainsi parlé, il se leva et plaça près du feu pour Ulysse un lit sur lequel il jeta des peaux de moutons et de chèvres. Ulysse s'y coucha, et sur lui le porcher étendit sa cape, 1'épaisse et ample cape qui lui servait de vêtement de rechange, lorsqu'une effroyable tempête s'élevait.

 

    Voilà comment ici Ulysse se coucha. Les jeunes porchers couchèrent auprès de lui. Quant à Eumée, il ne jugea pas bon de dormir sous sa hutte, et de passer la nuit loin des porcs. Il s'arma pour sortir, et Ulysse se sentit tout joyeux du soin que le porcher prenait des biens du maître absent. Eumée jeta d'abord autour de ses robustes épaules un glaive acéré, se vêtit d'une cape très épaisse pour s'abriter du vent, prit une grande peau de bique bien nourrie et se munit enfin, pour se défendre des hommes et des chiens, d'un javelot pointu. Il sortit alors pour aller se coucher là où donnaient les porcs aux dents blanches, sous le creux d'une roche, à l'abri de Borée.

CHANT XV

   Pallas Athéna s'était donc rendue dans la spacieuse Lacédémone, pour faire songer au retour l'illustre fils du magnanime Ulysse, et le presser de revenir. Elle trouva Télémaque et le brillant fils de Nestor reposant tous les deux dans le vestibule du glorieux Ménélas. Le fils de Nestor était dompté par un tendre sommeil ; mais le doux sommeil ne s était point saisi de Télémaque, car, durant la nuit divine, le cœur de ce héros éveillait les chagrins que lui donnait son père. S'arrêtant près de lui, Athéna aux yeux pers lui adressa ces mots :

 

    — Télémaque, tu as tort désormais d'errer si loin de ta demeure, d'abandonner tes tiens et de laisser au sein de ton palais des hommes que possède une telle insolence. Crains qu'ils ne mangent tout ton patrimoine en se le partageant, et que tu ne fasses un voyage inutile. Presse donc au plus vite Ménélas vaillant au cri de guerre de te donner congé, afin que tu retrouves encore en ta demeure ta mère irréprochable. Car déjà son père et ses frères la pressent d'épouser Eurymaque. Celui-ci, en effet, 1’emporte par ses dons sur tous les prétendants, et il accroît sans cesse les présents qu'il apporte. Prends garde que quelque objet précieux ne vienne à ton regret à sortir du palais. Tu sais quel coeur garde une femme au fond de sa poitrine ; elle veut sans cesse accroître la maison de celui qui l'épouse ; de ses premiers enfants, du cher mari qu'elle eut, elle ne se souvient plus, ne s'en inquiète plus. Aussi, dès que rentré, confie toi-même tout ce que tu possèdes à celle de tes servantes que tu penseras être la plus fidèle, jusqu'à ce que les dieux t'aient fait rencontrer une épouse éminente. Mais j'ai encore un autre mot à dire : mets-toi-le bien au fond de la poitrine. Les plus braves des prétendants, en nombre suffisant, te tendent une embuscade dans le détroit d'Ithaque et de Samé la Rocheuse. Ils brûlent de te tuer, avant que tu parviennes dans la terre de tes pères. Mais je ne crois pas qu'ils puissent réussir ; la terre auparavant recouvrira plus d'un de tous ces prétendants qui mangent tes ressources. Tiens donc à distance des îles ton vaisseau bien construit, et navigue sans que la nuit t'arrête. Un bon vent d'arrière te sera envoyé par celui des Immortels qui te protège et te garde. Dès que tu toucheras la première pointe de la terre d'Ithaque, hâte-toi d'envoyer vers la ville ton navire et tous tes compagnons. Quant à toi, rends-toi tout d'abord auprès du porcher qui veille sur tes porcs, et qui te conserve la même bienveillance. Passe la nuit chez lui ; puis ordonne-lui de s'en aller en ville, d'annoncer à la très sage Pénélope que tu es sain et sauf, et que tu viens d'arriver de Pylos.»

 

    Ayant ainsi parlé, la déesse partit pour l'Olympe élancé. Télémaque alors éveilla de son charmant sommeil le fils de Nestor en le poussant du pied, et lui dit ces paroles :

 

    — Réveille-toi, Pisistrate fils de Nestor. Conduis sous le char et attelle les chevaux aux sabots emportés, afin que nous puissions nous remettre en chemin. »

 

Pisistrate, le fils de Nestor, lui répondit alors :

 

    — Télémaque, il n'est pas possible, par cette nuit ténébreuse, quelque pressés que nous soyons de partir, de lancer nos chevaux. Mais bientôt l'aurore apparaîtra. Attends donc que le fils d'Atrée, le héros Ménélas illustre par sa lance apporte et place ses présents sur le char, et qu'il te donne congé en t'adressant des paroles aimables. L'étranger en effet se souvient tous les jours de sa vie de l'homme hospitalier qui lui témoigna une tendre amitié.»

 

    Ainsi parla-t-il, et aussitôt parut l'Aurore au trône d'or. Sor­tant du lit d'Hélène aux superbes cheveux, Ménélas vaillant au cri de guerre vint alors les trouver. Dès que le fils d'Ulysse l'aperçut, il se hâta de se vêtir le corps d'une brillante tunique, et de jeter un large manteau sur ses fortes épaules. Il sortit dehors, et, s'arrêtant auprès de Ménélas, le fils chéri du divin Ulysse, Télémaque, lui dit :

 

    — Atride Ménélas, nourrisson de Zeus, entraîneur de guer­riers, laisse-moi partir aujourd'hui même pour la terre de ma douce patrie, car mon cœur désormais n'a plus que le désir de rentrer au foyer. »

 

    Ménélas vaillant au cri de guerre lui répondit alors :

 

     — Télémaque, ce n'est point moi qui vais plus longtemps te retenir ici, puisque tu veux partir. Je blâme autant 1'homme qui reçoit avec excès d'empressement, que celui qui témoigne un excès de froideur. La juste mesure est préférable en tout. Le tort est le même de presser un note de partir, quand il ne le veut point, et de le retenir, s'il brûle de s'en aller. Il faut bien traiter l'hôte, tant qu'il reste chez nous, et lui donner congé, dès qu'il en a désir.

 

 

 

 

 

Mais attends que j'aie apporté et placé mes beaux présents sur le char ; je veux que tu les voies de tes propres yeux, et je vais dire aux femmes de préparer au palais un repas tiré des amples pro­visions qui restent en réserve. Il y a tout ensemble renom, gloire et profit à ne partir pour un long voyage sur la terre immense qu'après s'être nourri. Si tu veux te diriger vers l'Hellade, aller en plein Argos, c'est moi qui t’accompagnerai ; j'attellerai mes chevaux, et je serai ton guide dans les villes des hommes. Nous ne serons pas congédiés les mains vides, et chacun nous fera don d'un objet, de quelque trépied de bronze, de quelque chaudron, d'un couple de mulets ou d’une coupe d'or. »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Atride Ménélas, nourrisson de Zeus, entraîneur de guer­riers, je veux aujourd’hui retourner sur mes terres, car en partant je n'ai laissé personne derrière moi pour veiller sur mes biens, et je crains, en recherchant mon père semblable à un dieu, de suc­comber moi-même, et de perdre quelque précieux objet soustrait de mon palais. »

 

    Dès que Ménélas vaillant au cri de guerre eut entendu ces mots, il enjoignit à son épouse ainsi qu'à ses servantes, de préparer au palais un repas tiré des amples provisions qui restaient en réserve. A ce moment, le fils de Boéthos, Étéonée, qui sortait du lit, arriva près de lui, car il habitait non loin de sa demeure. Ménélas vaillant au cri de guerre lui ordonna d'allumer du feu et de rôtir des viandes. Étéonée, en entendant cet ordre, ne désobéit pas. Ménélas descendit alors dans une chambre odorante. Il n'était pas seul, car Hélène et Mégapenthès l'accompagnaient. Une fois parvenu dans la chambre où étaient disposés ses objets précieux, le fils d'Atrée prit une coupe à double calice, et chargea son fils Mégapenthès d'emporter un cratère en argent. Hélène s'approcha des coffres où étaient enfermés les voiles brodés qu'elle avait pris la peine d'ouvrager de ses mains. Hélène, divine entre les femmes, en choisit un et l'emporta : c'était le plus beau par ses broderies et aussi le plus ample ; il brillait comme un astre, et se trouvait enfoui sous tous les autres. Ils s'avancèrent ensuite à travers le palais, jusqu à ce qu ils arrivassent auprès de Télémaque. Le blond Ménélas lui dit alors :

 

    — Télémaque, que l'époux d'Héra, Zeus au bruit retentissant, te permette, comme ton âme le souhaite, d'achever ton retour ! De tous les objets qui sont en réserve au fond de ma demeure, je veux te donner le plus beau et le plus précieux. Je t’offrirai donc un cratère ciselé ; il est tout en argent, et l'or en couronne les bords. C'est l'œuvre d'Héphœstos. Le roi des Sidoniens, le héros Phœdimos, m'en fit présent, lorsque, comme je rentrais ici, il m'abrita sous le toit de sa maison. Je veux t'en faire hommage. »

 

    En parlant ainsi, le héros fils d'Atrée remit entre ses mains la coupe à double calice. Le fort Mégapenthès déposa devant lui l'étincelant cratère en argent qu'il avait apporté. Hélène aux belles joues tenant le voile en mains, s'approcha, prit la parole et dit en le nommant :

 

    — Moi aussi, cher enfant, je t'offre ce cadeau. Accepte, en souvenir d'Hélène, ce travail de ses mains, afin qu'au jour de ton mariage ardemment désiré, ton épouse le porte. Jusque-là, que ta mère chérie le garde en son palais. Pour toi, puisses-tu parvenir plein de joie dans ta chambre solidement bâtie, et dans la terre de ta propre patrie ! »

 

    En parlant ainsi, elle lui remit le voile entre les mains, et Télémaque avec joie l'accepta. Le héros Pisistrate recevait les présents, les admirait tous dans le fond de son coeur, et les plaçait dans le panier du char. Ménélas à la tête blonde les conduisit ensuite au palais. Ils allèrent s'asseoir sur des fauteuils ainsi que sur des chaises. Une servante alors, apportant une belle aiguière en or, leur versa de l'eau sur un bassin d'argent pour se laver les mains, et allongea près d'eux une table polie. La vénérable intendante apporta le pain, le mit auprès d'eux et plaça sur la table toutes sortes de mets, faisant largesse de toutes ses réserves. Le fils de Boéthos découpa les viandes et distribua les parts, tandis que le fils du glorieux Ménélas versait le vin. Les convives alors, sur les mets préparés et servis devant eux, étendirent les mains. Lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, Télémaque et le fils rayonnant de Nestor, attelèrent les chevaux et montèrent sur le char brillamment coloré. Ils le poussèrent hors de la porte et du portique sonore. Le fils d'Atrée, le blond Ménélas, les suivait ; sa main droite portait dans une coupe d'or un vin dont la douceur réconforte le cœur, afin qu'ils ne partissent qu'après avoir versé des libations. Il s'arrêta devant les chevaux, puis leva la coupe en s'écriant : 

 

     — Je vous salue, jeunes gens, et saluez aussi le pasteur des guerriers, Nestor qui fut pour moi un père plein de douceur, tant que nous, les fils des Achéens, nous combattîmes dans le pays de Troie. »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

     — Oui, certes, ô nourrisson de Zeus, nous redirons exacte­ment à Nestor, aussitôt arrivés, tout ce que tu viens de dire.

 

    Puisse-je aussi, à mon retour en Ithaque, trouver Ulysse en sa demeure, et puisse-je lui dire que je viens de chez toi, après avoir obtenu toute ton amitié, et que j'apporte de magnifiques et de nombreux présents ! »

 

    Comme il parlait ainsi, un oiseau s'envola sur la droite, un aigle qui emportait en ses serres une oie blanche d'une énorme grosseur, une oie domestique enlevée de la cour. Hommes et femmes le suivaient en criant. Mais l'aigle vint, sur la droite, à passer auprès d'eux et à s'élancer en avant des chevaux. La joie s'empara de ceux qui l'aperçurent, et les coeurs s'épanouirent en toutes les poitrines. Pisistrate, le fils de Nestor, fut le premier à prendre la parole :

 

    — Réfléchis, Ménélas nourrisson de Zeus, entraîneur de guerriers. Est-ce pour nous deux, ou bien pour toi seul, qu'un dieu a fait paraître ce prodige ? »

 

    Ainsi parla-t-il. Ménélas aimé d'Arès songeait comment il pourrait faire, en ayant réfléchi, une réponse opportune. Mais Hélène au long voile le devança et proféra ces mots :

 

    — Écoutez-moi ; je vais vous prédire ce que les Immortels m'ont mis au fond du cœur, et ce qui, j'en suis sûre, bientôt s'accomplira. Cet aigle a enlevé une oie nourrie dans la maison ; il est venu du haut de la montagne où il avait son nid et son berceau. Ulysse, de même, après avoir souffert de bien des maux, connu maintes courses errantes, reviendra chez lui et se vengera. Peut-être même est-il déjà dans sa demeure et couve-t-il le malheur de tous les prétendants ! »

 

     Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Que l'époux d'Héra, Zeus au bruit retentissant, accomplisse aujourd'hui ce que tu viens de dire, et, là-bas comme ici, comme une déesse je t'invoquerai ! »

 

     Il dit, et il donna du fouet à ses chevaux. A toute vitesse, ceux-ci dès lors s'élancèrent dans la ville pour atteindre la plaine, portés par leur ardeur. Tout le reste du jour ils secouèrent le joug qui portait sur leur nuque. Le soleil s'enfonçait, et l'obscurité couvrait tous les chemins, lorsqu ils parvinrent à Phères, dans la maison de Dioclès, fils d'Orsiloque qui eut pour père Alphée. Ils y passèrent la nuit, et Dioclès leur offrit les présents de l'accueil. Mais lorsque parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, ils attelèrent leurs chevaux et montèrent sur le char brillamment coloré. Ils le poussèrent hors de la porte et du portique sonore. Pisistrate alors donna d'un coup de fouet le signal de l'élan, et les deux chevaux de bon coeur s'envolèrent. Bientôt après, ils arrivaient sous la citadelle escarpée de Pylos, et Télémaque alors adressa la parole au fils de Nestor :

 

    — Fils de Nestor, voudras-tu me promettre de faire ce que je vais te dire ? Nous nous glorifions d'être à jamais des hôtes que forma l'amitié de nos pères ; nous sommes aussi tous les deux du même âge, et ce voyage scellera plus à fond notre entente. Ne me conduis pas, nourrisson de Zeus, plus loin que mon vaisseau, mais laisse-moi au port. J'ai peur que le vieillard, en son désir de me faire bon accueil, ne me retienne au sein de sa demeure, et j'ai besoin d arriver au plus vite.»

 

    Ainsi parla-t-il. Le fils de Nestor réfléchit en son âme au moyen d'accomplir à propos la promesse exigée. Tout bien pesé, voici le parti qui lui parut le plus avantageux. Il tourna ses chevaux vers le vaisseau rapide et le bord de la mer. Sur la nef et la poupe, il rangea les magnifiques dons qu'il déchargea du char, les vêtements et l'or offerts par Ménélas. Puis pressant Télémaque, il lui adressa ces paroles ailées :

 

    — Hâte-toi maintenant de monter à bord, et fais embarquer tous tes compagnons, avant que je sois arrivé au palais et que j'aie pu avertir le vieillard. Car voici ce que mon esprit et mon cœur savent pertinemment : l’excessive violence de son âme est telle qu'il ne te lâchera pas ; il viendra lui-même jusqu'ici t’inviter, et je t'assure qu'il ne rentrera pas seul, car son irritation ira jusqu'à l'extrême.»

 

    Ayant ainsi parlé, il fouetta ses chevaux à la belle crinière, pour regagner la ville des Pyliens ; il arriva promptement au palais. Pendant ce temps Télémaque, exhortant ses marins, leur enjoignait cet ordre :

 

    — Amis, rangez tous ces agrès dans notre nef noire. Montez vous-mêmes à bord, afin que nous puissions reprendre notre route.»

 

    Ainsi parla-t-il, et ses marins l’écoutèrent et lui obéirent avec empressement. Aussitôt alors, ils s'embarquèrent et prirent place à leurs bancs. Or, pendant que Télémaque assurait la manœuvre, priait Athéna et lui sacrifiait à côté de la poupe, un homme s'ap­procha. Il venait de très loin, et il fuyait d'Argos, après avoir commis un homicide. C'était un devin, un descendant de la race de ce Mélampos, qui jadis résidait dans Pylos, la mère des mou­tons. Très riche, il habitait au milieu des Pyliens de superbes demeures. Il se rendit ensuite sur une terre étrangère, fuyant sa patrie, le généreux Nélée, le plus noble des êtres, qui retenait de force, depuis toute une année, la plupart de ses biens. Pendant ce temps, dans le palais de Phylacos, Mélampos restait chargé de rudes liens, souffrant d'accablantes douleurs, à cause de la fille de Nélée et de la lourde folie qu'une déesse, l'implacable Erinye, lui avait mise au cœur. Mais il put éviter le Génie de la mort, ramener de Phylaque en Pylos ses vaches mugissantes, se venger de Nélée et de l’odieux traitement qu il avait dû subir, conduire au foyer de son frère et lui donner pour épouse la fille de ce roi. Il se rendit ensuite sur une terre étrangère et s'en fut en Argos nourricière de chevaux. Sa destinée était de s'établir en ce lieu et de régner sur de nombreux Argiens. Ce fut donc là qu il prit femme et qu'il se fit bâtir une haute demeure. Il engendra deux robustes fils, Antiphatès et Mantios. Antiphatès engendra Oïclès au valeureux courage. D'Oïclès naquit Amphiaraos, l'animateur des peuples, que Zeus aimait de tout son cœur, et qu'Apollon chérissait d'une tendresse inlassable. Mais il ne parvint point au seuil de la vieillesse, car il mourut à Thèbes, par suite des présents qu'une femme reçut. Il avait eu deux fils, Alcméon et Amphilochos. De son côté, Mantios engendra Polyphide et Clitos. Mais, charmée par sa beauté, l'Aurore au trône d'or enleva Clitos, afin qu'il séjournât parmi les Immortels. Quant à l'ardent Polyphide, Apollon en fit le meilleur des devins d'entre tous les mortels, une fois que fut mort Amphiaraos. Polyphide ensuite s'irrita contre son père et se retira dans Hypérésie. Il y fixa sa résidence, et tous les mortels vinrent le consulter. Ce fut son fils, du nom de Théoclymène, qui s'approcha pour lors de Télémaque et s'arrêta près de lui. Il le trouva priant, faisant des libations, près de son noir et rapide vaisseau. Prenant alors la parole, il dit ces mots ailés :

 

    — Ami, puisque je te trouve sacrifiant en ce lieu, je t'en conjure, d'abord par tes offrandes et la divinité, puis par ta tête et celle des compagnons qui te suivent, réponds à mes questions en toute vérité, et ne me cache rien. Qui donc es-tu ? De quel pays viens-tu ? Quelle est ta ville, et quels sont tes parents ? »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Je te parlerai donc en toute sincérité. Ma famille est d'Ithaque, et mon père est Ulysse, si jamais cela fut ! Mais il a dû périr d'une misérable mort. Voilà pourquoi j'ai pris ces com­pagnons et suis venu, sur cette nef noire, m'enquérir de mon père et de sa longue absence.»

 

    Théoclymène semblable à un dieu lui répondit alors :

 

    — J’ai dû, moi aussi, quitter ma patrie pour avoir tué un de mes concitoyens. Il avait, dans Argos nourricière de chevaux, un grand nombre de frères et d'alliés qui étaient tout puissants parmi les Achéens. Je fuis pour éviter la mort et le Génie ténébreux du trépas, et mon destin veut que je sois désormais errant parmi les hommes. Accueille-moi sur ta nef, puisque c'est un exilé qui vient te supplier. Je crains qu'ils ne me tuent, car je crois qu'ils sont à ma poursuite.»

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Eh bien ! puisque tu veux y monter, je ne te chasserai pas de mon navire au solide équilibre. Allons ! suis-moi. Tu seras là-bas traité comme un ami, dans la mesure de ce que nous avons. »

 

    Ayant ainsi parlé, il reçut le javelot de bronze qu'avait Théo­clymène, et 1’étendit sur le gaillard du vaisseau roulant d'un bord à l'autre, puis il monta lui-même sur le navire traverseur de la mer. Il s'assit à l'avant et fit ensuite asseoir son hôte à ses côtés. Les matelots larguèrent les câbles de la poupe. Télémaque alors, exhortant ses marins, leur ordonna de manœuvrer les agrès, et ils obéirent avec empressement. Ils dressèrent le mât de sapin, le plantèrent dans le creux du coursier, l'assujettirent avec les étais, hissèrent enfin les voiles blanches avec des drisses en cuir solidement tordu. Athéna, la déesse aux yeux pers, leur envoya un bon vent favorable qui, traversant l'éther, faisait puissamment onduler les vagues, afin que le navire achevât au plus vite sa course sur les eaux salines de la mer. Ils passèrent devant les Sources et le Chalcis aux belles eaux courantes. Le soleil s'enfonçait, et l'obscurité couvrait tous les chemins, lorsque la nef, poussée par le bon vent de Zeus, avançait sur Phées et longeait les côtes de la divine Élide, où les Épéens règnent. De là, Télémaque cingla vers les Iles Pointues, se demandant s'il allait échapper à la mort, ou bien s'il serait pris.

 

    Cependant, tous les deux sous la hutte, Ulysse et le divin porcher prenaient leur repas du soir. A leurs côtés, soupaient aussi les autres gardiens. Lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, Ulysse adressa la parole à ses hôtes ; il voulait éprouver son porcher, et savoir s'il entendait encore assidûment le traiter en ami, le prier de rester dans sa porcherie, ou s'il l'engagerait à rejoindre la ville :

 

    — Écoute, Eumée, et vous, tous ses compagnons, écoutez maintenant. Demain, dès l'aurore, j'ai grand désir d'aller mendier en ville, afin de ne plus être à ta charge, ni à celle de tes com­pagnons. Mais renseigne-moi bien, et donne-moi un bon guide qui me conduise là-bas. Moi-même alors, puisque j'y suis contraint par la nécessité, j'irai à l'aventure à travers la cité, et je verrai si quelqu'un me donnera une tasse et une croûte de pain. Me rendant ensuite en la demeure du divin Ulysse, je porterai des nouvelles à la très sage Pénélope ; je me mêlerai aux prétendants à l'orgueil excessif, et peut-être voudront-ils me donner à manger, eux qui ont des mets à profusion. Une fois parmi eux, je m'acquitterai sans retard et consciencieusement de tout ce qu'ils voudront ; car je te dirai — entends et comprends bien — que, par une faveur du conducteur Hermès, qui donne grâce et renom au travail de tout nomme, aucun mortel ne saurait rivaliser avec moi dans les soins du service, que ce soit pour bien dresser le feu, fendre du bois sec, découper, rôtir, verser le vin, et se charger de toutes les autres besognes dont les pauvres s'occupent au service des riches. »

 

     Mais toi, porcher Eumée, tu répondis alors avec indignation :

 

    — Hélas ! étranger, pourquoi cette pensée est-elle venue en ton esprit ? Il faut que tu aies l'impérieux désir de périr ici-même, puisque tu veux te plonger dans la foule de ces prétendants, dont 1’insolence et l'audace vont jusqu'au ciel de fer !

 

    Leurs serviteurs ne te ressemblent pas ; ils sont jeunes, bien vêtus de manteaux et tuniques ; leurs cheveux sont toujours reluisants et leur visage constamment agréable. Tels sont ceux qui les servent, tandis que les tables bien polies sont surchargées de pain, de viandes et de vin. Resté donc, car ta présence n'est à charge à personne, ni à moi, ni à aucun des autres compagnons qui vivent avec moi. Mais après que le fils chéri d'Ulysse sera de retour, il te vêtira en te donnant lui-même et tunique et manteau, et il te fera reconduire là où ton coeur et ton esprit te pressent de te rendre.»

 

    Le divin et endurant Ulysse lui répondit alors :

 

    — Puisses-tu, Eumée, être aussi cher à Zeus Père que tu l'es à moi-même, puisque tu mets un terme à mes errances et à mon affreux malheur, car rien n'est plus douloureux aux mortels que la misère errante. C'est pour leur ventre maudit, qu'ils ont à souffrir de funestes soucis, les nommes condamnés à une vie errante, à ses tourments, à ses calamités. Mais aujourd'hui, puis­que tu me retiens et que tu m'exhortes à attendre ton maître, parle-moi de la mère et du père du divin Ulysse, qu'en partant il laissa au seuil de la vieillesse. Vivent-ils encore sous les rayons du soleil, ou sont-ils déjà morts et descendus dans la maison d'Hadès ? »

 

    Eumée, l'intendant des porchers, lui répondit alors :

 

     — Je te parlerai donc, étranger, en toute sincérité. Laërte vit encore, mais sans cesse il prie Zeus pour que la vie s'éteigne en lui au sein de sa demeure, et délaisse ses membres. Car il se lamente désespérément sur son fils absent, sur son épouse à l’âme illuminée, dont la mort porta sa tristesse à son comble et le livra à une vieillesse précoce. Quant à elle, minée par le chagrin que lui donnait l'absence de son illustre fils, elle a péri d'une misérable mort. Puisse ne pas mourir ainsi, tout habitant de l'île qui m'est cher et me traite en ami ! Tant qu'elle vécut, malgré son grand chagrin, il m'était agréable de l'entretenir et de l'interroger, car c'était elle qui m'avait élevé en compagnie de Ctimène au long voile, sa robuste fille et son dernier enfant. Je fus donc élevé avec elle, et c'est à peine si sa mère me témoignait une moindre tendresse. Lorsque nous eûmes l'un et l'autre atteint la très aimable jeunesse, ses parents la marièrent à Samé, après avoir reçu d'innombrables cadeaux. Pour moi, Anticlée me vêtit de très beaux vêtements, m'offrit un manteau ainsi qu'une tunique, me chaussa de sandales et m'envoya aux champs, sans que son cœur cessât de m aimer davantage. Et maintenant je suis privé de tout! Les dieux

 

 

 

 

 

bienheureux font toutefois fructifier le labeur auquel je me suis attaché. Grâce à ce rapport, j'ai pu manger, j'ai pu boire et j'ai pu donner à des pauvres gens. De ma maîtresse actuelle, je ne puis plus entendre une douce parole, ni recevoir un bienfait, depuis que le malheur, avec ces prétendants à l'orgueil excessif, tomba sur sa demeure. Les serviteurs ont pourtant grand besoin de parler en face de leur maîtresse, de s'enquérir de tout, de manger, de boire, et de rapporter aux champs un de ces cadeaux qui épanouissent toujours le cœur des serviteurs. »

 

    L'ingénieux Ulysse lui répondit et dit :

 

    — Grands dieux ! tu n'étais donc qu'un enfant, porcher Eumée, lorsque tu as erré très loin de ta patrie et de ta famille ! Mais allons ! dis-moi ceci, et explique-toi en toute sincérité. La ville aux larges rues, où habitaient ton père et ton auguste mère, avait-elle été mise à sac, ou bien étais-tu seul auprès de tes moutons ou auprès de tes bœufs, lorsque des pirates te prirent sur leurs nefs, et vinrent te vendre en ce palais au maître qui paya le prix de ta valeur ? »

 

    Eumée, l'intendant des porchers, lui répondit alors :

 

    — Cher hôte, puisque tu m interroges et que tu veux t'in­former, écoute-moi désormais en silence, tranquillise-toi et reste assis à déguster ton vin. Les nuits sont maintenant démesurément longues. S'il nous est loisible de dormir, il nous est loisible en nous tenant tranquilles, d'écouter un récit. Il ne faut pas que tu ailles te coucher avant l'heure, car un trop long sommeil devient une fatigue. Quant à ces autres, s'il en est un qui en ait le cœur et le désir, qu'il sorte et aille se coucher, mais demain, dès que poindra l'aurore, aussitôt après s'être nourri, qu'il vienne accompagner les porcs de son maître. Nous deux, dans cette hutte, buvons, mangeons et prenons plaisir à nous ressouvenir de nos tristes chagrins, car il trouve du charme, même à ses douleurs, l'homme qui a beaucoup souffert et longuement erré. Je vais donc répondre à ce que tu me demandes et à ce dont tu veux être informé. Il est une île, qu'on appelle Syria, peut-être en as-tu déjà ouï parler. Elle se trouve au-dessus d'Ortygie, du côté où décline le soleil. Elle n'est pas très peuplée, mais c'est un bon terroir, riche en pâturages et propice aux moutons ; le vin y abonde ainsi que le froment. Jamais la famine n'y sévit sur le peuple, et aucun autre exécrable fléau ne vient y frapper les misérables mortels. Mais, lorsque dans la ville les générations d'hommes atteignent la vieillesse, Apollon, dieu dont l'arc est d'argent, vient avec Artémis les tuer en les frappant de ses traits les plus doux. Deux cités s'élèvent dans cette île, et tout le territoire est réparti entre elles. Mon père, le fils d'Orménos, Ctésios semblable aux Immortels, régnait sur toutes deux. Un jour, des Phéniciens, fameux navigateurs mais trafiquants rapaces, survinrent en ce pays. Ils amenaient à bord de leur nef noire un flot de bibelots. Or, il y avait dans la maison de mon père une Phénicienne, une grande et belle fille experte en superbes travaux. Les insidieux Phéniciens l'enjôlèrent. L'un d'eux d'abord, comme elle lavait du linge, s'unit à elle auprès du vaisseau creux ; le cœur tendre des femmes, même des plus honnêtes, se laisse enjôler par la caresse et l'amour. Comme il lui demandait ensuite qui elle était, et d'où elle venait, elle montra le toit de la haute demeure où mon père habitait :

 

     — Je me fais gloire d'être originaire de Sidon riche en bronze. Je suis fille d'Arybas aux débordantes richesses. Mais, comme je rentrais des champs, des pirates taphiens m'enlevèrent, et, me conduisant ici, vinrent en ce palais me vendre au maître qui paya le prix de ma valeur. »

 

    L'homme qui s'était en secret uni à cette femme lui répondit alors :

 

    — Veux-tu nous suivre à présent, et retourner chez toi, afin de revoir ton père et ta mère, et le toit de leur haute demeure, car ils vivent encore et passent pour très riches ? »

 

     La femme prit la parole et répondit ces mots :

 

     — Oui, cela pourrait se faire, si vous vouliez, matelots, vous engager par serment à me reconduire saine et sauve au sein de mon foyer.»

 

    Ainsi parla-t-elle, et tous prêtèrent le serment demandé. Après qu'ils eurent juré et scellé leur serment, la femme, reprenant la parole, leur répondit ces mots :

 

    — Silence désormais ! et qu'aucun de vos gens ne m'adresse la parole, s'il me rencontre dans la rue ou quelque part auprès d'une fontaine, de crainte que quelqu'un n'aille au palais avertir le vieillard, car, s'il avait des soupçons, il me ligoterait avec des liens pénibles, et méditerait votre perte à vous tous. Gardez donc mes paroles au fond de vos esprits, et hâtez l'achat de votre cargaison. Dès que votre nef aura son plein de denrées, dépêchez-moi sur-le-champ, un message au palais. J'apporterai tout l'or qui se trouvera sous ma main, et volontiers je vous ferai don d'autre chose pour mon droit de passage. J'élève au palais, en effet, l'enfant de cet homme éminent ; il est déjà si dégourdi, qu'il peut trotter avec moi dans la rue. Je l’emmènerai sur la nef, et il vous rapportera une somme considérable, en quelque lieu que vous alliez le vendre à des hommes étrangers. »

 

     Ayant ainsi parlé, elle s'en retourna vers la belle demeure. Les Phéniciens restèrent auprès de nous une année tout entière, achetant une foule de denrées, qu'ils entassaient dans le creux de leur nef. Lorsque leur vaisseau eut pleine cargaison, et qu'il fallut partir, ils envoyèrent un messager en informer la femme. Ce fut un homme madré qui arriva dans la demeure de mon père ; il tenait un collier d'or parsemé de grains d'ambre. Dans le palais, les servantes et mon auguste mère palpaient de leurs mains ce bijou, s'en rassasiaient les yeux et proposaient un prix. Sans proférer un mot, le messager fit signe à cette femme ; son signe perçu, il s'en retourna vers le vaisseau creux. La Phénicienne alors, me prit par la main et me fit sortir au dehors du palais. Dans le vestibule, elle trouva les coupes et les tables du repas que mon père offrait à ceux qui l'assistaient. Ils étaient sortis pour aller en Conseil à l'assemblée du peuple. Aussitôt elle cacha sous son bras et emporta trois coupes, et moi, je la suivis en mon imprévoyance. Le soleil s'enfonça et l'obscurité couvrit tous les chemins. Pour nous, marchant à pas pressés, nous arrivâmes dans le port bien connu où se trouvait la nef prompte à courir en mer des Phéniciens. Sur l'heure ils s'embarquèrent, nous firent monter à bord et voguèrent sur les routes humides. Zeus envoya le bon vent. Pendant six jours de suite, jour et nuit nous voguâmes. Mais lorsque Zeus, le fils de Cronos, eut amené le septième jour, Artémis diffuseuse de traits frappa la Phénicienne.  Tombant comme un plongeon marin, elle s'abattit bruyamment dans le fond de la cale. Les matelots la jetèrent en pâture aux poissons et aux phoques, et moi, le cœur plein d'affliction, je fus laissé à bord. Le vent et le flot nous pous­sèrent sur Ithaque, et ce fut là que Laërte m'acheta de ses biens. Voilà comment mes yeux connurent cette terre. »

 

    Ulysse descendant de Zeus lui répondit ces mots :

 

    — Eumée, combien profondément tu m'as ému le cœur au fond de la poitrine, en me racontant, sans aucune omission, toutes tes souffrances, toutes tes courses errantes. Zeus pourtant plaça un bien à côté de ton mal, puisque tu es entré, après tant de traverses, dans la maison d'un maître bienveillant, qui te fournit avec sollicitude nourriture et breuvage, et chez qui tu mènes une bonne vie. Mais moi, ce n'est qu'après avoir infiniment erré dans les villes des hommes, que j arrive en ces lieux.»

 

    Tels étaient les propos qu'ils échangeaient entre eux. Ils dor­mirent ensuite ; mais leur sommeil ne dura pas longtemps ; il fut très court, car bientôt parut l'Aurore au trône d'or. Mais déjà, touchant au rivage, les compagnons de Télémaque carguaient les voiles et déplantaient le mât en rapide manœuvre. Puis, gagnant le mouillage à la rame, ils jetèrent 1’ancre de pierre et attachèrent les amarres. Débarquant enfin où se brise la mer, ils préparèrent leur repas et mélangèrent du vin couleur de feu. Lorsqu'ils eurent chassé le désir de boire et de manger, le prudent Télémaque fut le premier à prendre la parole :

 

     — Vous autres maintenant, poussez le navire jusqu'au port de la ville. J'irai pendant ce temps vers les champs et les pâtres, et, ce soir, lorsque j'aurai visité mes travaux, je descendrai en ville. Demain, dès 1’aurore, je vous ferai servir pour prix de mon passage un bon repas, où vous aurez des viandes et du vin délicieux.»

 

    Théoclymène semblable à un dieu prit alors la parole :

 

    — Et moi, cher enfant, où faudra-t-il que j'aille ?  Dans quel palais me rendre, et chez lequel des hommes qui gouvernent la rocheuse Ithaque ? Irai-je droit chez ta mère et dans ta propre demeure ? »

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — En tout autre moment, je t'aurais engagé à te rendre chez nous. Rien ne nous manque de ce qu'il faut à des hôtes. Mais aujourd'hui tu t'en trouverais mal. Je ne serai point là, et ma mère ne t'apercevra point. Elle ne se montre que rarement aux prétendants qui sont dans le palais ; loin d'eux, à son étage, elle tisse de la toile. Mais je vais t'indiquer un autre mortel chez qui tu puisses aller. Rends-toi chez Eurymaque, le noble fils de Polybe à l'âme illuminée, que les Ithaciens considèrent aujourd'hui comme un dieu. C'est d'ailleurs le meilleur de tous les prétendants, et celui qui désire le plus épouser ma mère et obtenir la dignité d'Ulysse. Mais Zeus Olympien qui habite l’éther, est le seul à savoir si le jour du malheur ne viendra pas pour eux avant ce mariage.»

 

    Comme il parlait ainsi, un oiseau s'envola sur la droite ; c'était un épervier. Rapide messager d'Apollon, il tenait une colombe en ses serres, et, lui arrachant les plumes, faisait tomber ce duvet sur la terre, dans l'espace compris entre la nef et Télémaque lui-même. Théoclymène alors, appelant Télémaque à l'écart de ses gens, lui saisit la main, prit la parole et dit en le nommant :

 

    — Télémaque, ce n'est pas sans l'agrément d'un dieu, que cet oiseau s'est envolé sur la droite. J'ai reconnu, en le voyant de face, que c'était un présage. Il n'est pas de race plus royale que la vôtre en ce pays d'Ithaque, et c'est vous qui serez toujours les plus puissants.»

 

    Le prudent Télémaque lui répondit alors :

 

    — Puisse, étranger, s'accomplir ta parole ! Pour lors, tu con­naîtrais bientôt mon amitié, en recevant de moi des présents si nombreux que tous ceux qui te rencontreraient t'estimeraient heureux.»

 

    Il dit, et il adressa la parole à Pirée, son compagnon fidèle :

 

    — Pirée fils de Clytios, puisque c'est toi qui es, de tous les compagnons qui m'ont suivi vers Pylos, le plus docile à tout ce que j'ordonne, conduis donc aujourd’hui cet bote en ta demeure, traite-le avec sollicitude et honore-le jusqu'à ce que je revienne.»

 

    Pirée illustre par sa lance lui répondit alors :

 

    — Télémaque, même si tu devais ici t'attarder fort longtemps, je le soignerai bien, et il ne lui manquera rien de ce qu'il faut à des hôtes.»

 

    Ayant ainsi parlé, il monta sur la nef, et invita ses gens à monter avec lui et à larguer les câbles de la poupe. Ils s'embar­quèrent aussitôt et prirent place à leurs bancs. Télémaque attacha sous ses pieds de belles sandales, et se saisit, sur le gaillard du vaisseau, d'une robuste pique armée d'un bronze aigu. Les marins larguèrent les câbles de la poupe. Poussant au large, ils cinglèrent vers la ville, comme l'avait ordonné Télémaque, le fils chéri du divin Ulysse. Quant à lui, marchant d'un pas rapide, il se hâtait vers la cour où se trouvaient les porcs en nombre incalculable, et où dormait avec eux l’excellent porcher, si fidèle à ses maîtres.