Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère - 10e partie : une collision historique
Submitted by Anonyme (non vérifié)L'une des grandes leçons que doivent donner François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère, c'est d'éviter les apparences qui sont trompeuses. S'ils ne parviennent pas vraiment à les expliquer, de par leur impossibilité à être matérialiste dialectique, tout au moins peuvent-ils porter l'attention sur certains aspects. C'est cela l'esprit français, capable de dresser des portraits psychologiques.
Voici par exemple ce que Jean de La Bruyère nous conseille dans le cadre des relations sentimentales :
« L’on est encore longtemps à se voir par habitude, et à se dire de bouche que l’on s’aime, après que les manières disent qu’on ne s’aime plus. »
Il y a l'apparence, mais il n'y a plus le contenu. C'est là indéniablement une compréhension qui tend au matérialisme dialectique. La contradiction est bien interne et ce qui est d'une certaine manière la superstructure est en retard sur l'infrastructure.
Voici un exemple chez François de La Rochefoucauld qui, pareillement, permet de distinguer ce qui est interne et ce qui est externe ; il ne suffit pas que le moteur interne soit présent, il faut qu'il se réalise concrètement :
« On ne doit pas juger du mérite d’un homme par ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il en sait faire. »
C'est l'incapacité à tenir tous les tenants et aboutissants qui amènent François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère à être acide, amer. Jean de La Bruyère, dans ses exemples, sait être par ailleurs aussi caustique que François de La Rochefoucauld :
« Un homme qui serait en peine de connaître s’il change, s’il commence à vieillir, peut consulter les yeux d’une jeune femme qu’il aborde, et le ton dont elle lui parle : il apprendra ce qu’il craint de savoir. Rude école. »
Au-delà de l'humour - par ailleurs noir et il y a ici toute une école française trouvant sa source dans cette même faiblesse à saisir la totalité d'un phénomène - il y a le fait que les sensations authentiques ne sauraient dépasser les normes. La vérité est toujours celle de la société, même si ce qui est exigé est faux. C'est pourquoi, finalement, bien se comporter dans la société amène forcément à s'isoler. On retrouve ici un aspect dialectique, avec la définition par la négative. Le meilleur moyen d'agir, c'est de ne pas agir. La meilleure manière de s'engager, c'est de ne pas s'engager.
La société étant semée d'embûches, avec forcément la corruption, la vilenie, etc. le mieux est d'éviter tout cela. C'est ce qui fait dire à François de La Rochefoucauld que :
« La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie. »
François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère parviennent à caractériser les comportements, mais ne parvenant à distinguer leur base propre, ils sont obligés d'y voir une nature humaine, une tendance inévitable au faire-valoir, une propension naturelle à la mise en valeur de l'amour-propre. Ils ne saisissent pas que la tendance à l'égocentrisme tient à la nature des rapports sociaux capitalistes qui s'immiscent dans la société de la monarchie absolue.
La quête de l'apparence valorisée amène une décadence des valeurs, du style, tout est récupéré, malmené pour obéir au pragmatisme, à l'efficacité de la mise en valeur. Le subjectivisme s'approprie la culture.
Il y a à la fois émergence des moeurs capitalistes toujours plus puissantes, et décadence de l'aristocratie toujours plus opportuniste. C'est une collision historique de grande ampleur. Ce qui en découle est insupportable ; voici comment Jean de La Bruyère dénonce cela :
« L’on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l’on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j’ose dire par l’impropriété des termes dont ils se servent, comme par l’alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n’ont jamais eu intention de leur faire dire.
Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l’usage, mais leur bizarre génie, que l’envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d’un geste affecté et d’une prononciation qui est contrefaite.
Tous sont contents d’eux-mêmes et de l’agrément de leur esprit, et l’on ne peut pas dire qu’ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu’ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre. »
Il y a là quelque chose de très moderne, puisqu'on retrouve cette décadence dans le capitalisme décadent, avec le principe de la récupération de tout et n'importe quoi, juste pour avoir du style. On pourrait très bien décrire les hipsters en utilisant les termes de Jean de La Bruyère.
Voici un autre exemple de comment Jean de La Bruyère a parfaitement saisi ce qui est propre à une certaine décadence : les propos de gens obscènes, médisants, n'existant que par la raillerie. Là encore, on a une figure-type, et une présentation admirable, une typologie exemplaire.
« Parler et offenser, pour de certaines gens, est précisément la même chose. Ils sont piquants et amers ; leur style est mêlé de fiel et d’absinthe : la raillerie, l’injure, l’insulte leur découlent des lèvres comme leur salive.
Il leur serait utile d’être nés muets ou stupides : ce qu’ils ont de vivacité et d’esprit leur nuit davantage que ne fait à quelques autres leur sottise.
Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent avec insolence ; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les présents, sur les absents ; ils heurtent de front et de côté, comme des béliers : demande-t-on à des béliers qu’ils n’aient pas de cornes ?
De même n’espère-t-on pas de réformer par cette peinture des naturels si durs, si farouches, si indociles. Ce que l’on peut faire de mieux, d’aussi loin qu’on les découvre, est de les fuir de toute sa force et sans regarder derrière soi. »
Jean de La Bruyère n'oublie pas d'expliquer comment le même processus touche les érudits. Tout devient vain, simple possibilité de se faire valoir.
« D’autres ont la clef des sciences, où ils n’entrent jamais : ils passent leur vie à déchiffrer les langues orientales et les langues du nord, celles des deux Indes, celles des deux pôles, et celle qui se parle dans la lune. Les idiomes les plus inutiles, avec les caractères les plus bizarres et les plus magiques, sont précisément ce qui réveille leur passion et qui excite leur travail ; ils plaignent ceux qui se bornent ingénument à savoir leur langue, ou tout au plus la grecque et la latine.
Ces gens lisent toutes les histoires et ignorent l’histoire ; ils parcourent tous les livres, et ne profitent d’aucun ; c’est en eux une stérilité de faits et de principes qui ne peut être grande, mais à la vérité la meilleur récolte et la richesse la plus abondante de mots et de paroles qui puisse s’imaginer : ils plient sous le faix ; leur mémoire en est accablée, pendant que leur esprit demeure vide. »
Le mélange aristocratie-bourgeoisie sous l'égide de la monarchie absolue était intenable ; ce qu'on appelle les moralistes du XVIIe siècle en furent les témoins.