29 oct 2015

Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère - 2e partie : contribuer à former le goût de la nation

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Jean de La Bruyère (1645-1696) et François de La Rochefoucauld (1613-1680) ont rédigé des œuvres à la forme sensiblement proches. On est ici dans la culture du mot français : précis, lourd de sens, inséré dans une formule délicate, sur la base d'une morale exprimée de manière naturelle.

C'est François de La Rochefoucauld qui est le premier des deux à formuler, en 1665, des Réflexions ou sentences et maximes morales, qu'on connaît surtout sous le nom de Maximes. Jean de La Bruyère publie, de son côté, en 1688, une œuvre dont le titre est Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

Le paradoxe est que ces deux œuvres moralistes se rejoignent par le régime de la monarchie absolue, alors que leurs bases sont très différentes.

François de La Rochefoucauld vient de la plus haute noblesse française, son titre étant François VI, duc de La Rochefoucauld, prince de Marcillac. A ce titre, il a participé à la bataille aristocratique contre la centralisation de l’État, contre la monarchie absolue, en particulier contre le cardinal de Richelieu. Il a participé aux frondes, aux affrontements militaires et fut régulièrement blessé, parfois très grièvement, en particulier en 1652 où, blessé à la tête, il manqua de perdre la vue et eut besoin d'une année de convalescence.

Jean de La Bruyère vient lui de la bourgeoisie, rejoignant la noblesse de robe au moyen d'une incessante activité intellectuelle au service de grandes figures, le plus souvent en tant que précepteur.

Malgré ces différences, justement à travers celles-ci dans le cadre de la monarchie absolue, leurs œuvres moralistes se rejoignent dans l'esprit, et aussi dans le succès.

Les Réflexions ou sentences et maximes morales consistent en une œuvre finement ciselée, où de manière lapidaire des phrases assènent des constats à la fois réalistes et amers sur la nature humaine, dans le cadre de la société prévalant alors dans notre pays. François de La Rochefoucauld peut par exemple affirmer :

« Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes. »

Au-delà cependant du point de vue exprimé ici, foncièrement pessimiste quant à la vanité et la superficialité des gens et de leurs attitudes, il y a ici un esprit français qui s'exprime : celui de la concision, de l'esprit de synthèse, du portrait psychologique net.

Voltaire, dans Le Siècle de Louis XIV paru au milieu du XVIIIe siècle, a admirablement résumé cela :

« Un des ouvrages, qui contribua le plus à former le goût de la nation et à lui donner un esprit de justesse et de précision, fut le petit recueil des maximes de françois duc de la rochefoucault. quoiqu'il n'y ait presque qu'une vérité dans ce livre, qui est que l'amour propre est le mobile de tout; cependant cette pensée se présente sous tant d'aspects variés, qu'elle est presque toujours piquante.

C'est moins un livre, que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil; il accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et délicat.

C'était un mérite que personne n'avait eu avant lui en Europe, depuis la renaissance des lettres. »

Constater de manière précise la situation culturelle du siècle, avec pertinence et esprit, c'était aussi le but de Jean de La Bruyère avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

Initialement, l'œuvre avait un titre différent : Les caractères de Théophraste traduit du grec, avec les caractères ou moeurs de ce siècle ; publiée chez le libraire Michallet, il n'y avait pas de nom d'auteur.

Les 420 remarques de Jean de La Bruyère suivant la traduction eurent pourtant un énorme succès et il y eut par conséquent deux éditions en 1688, puis cinq nouvelles éditions entre 1689 et 1693 ; 25 000 exemplaires furent vendus jusqu'en 1696.

Jean de La Bruyère ajouta à chaque édition de nombreux portraits, entre 60 et 100, ce qui fit qu'il y eut finalement 1120 portraits ; quant à la traduction de Théophraste, elle passa à la trappe et la préface fut remaniée pour bien présenter l'approche de Jean La Bruyère.

François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont ainsi marqué le XVIIe siècle de leur empreinte, en contribuant à l'esprit français s'affirmant, par la fondation du marché national avec la bourgeoisie, dans le cadre posé par la monarchie absolue.

Ils exigent une grande attention à l'étude des phénomènes, une approche où les multiples aspects sont compris ; l'esprit français ne doit pas être unilatéral (même si malheureusement le prix à payer historiquement est alors qu'il reste à mi-chemin). Jean de La Bruyère nous dit cela de la manière suivante : 

« Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés et resserrés dans leur petite sphère, ne peuvent comprendre cette universalité de talents que l’on remarque quelquefois dans un même sujet : où ils voient l’agréable, ils en excluent le solide ; où ils croient découvrir les grâces du corps, l’agilité, la souplesse, la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les dons de l’âme, la profondeur, la réflexion, la sagesse : ils ôtent de l’histoire de Socrate qu’il ait dansé. »

Voilà une approche qui permet bien d'approfondir le style, la manière, le goût de la nation.