26 sep 1904

Victor Hugo - préface de «Cromwell» - 1re partie (1827)

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Le drame qu’on va lire n’a rien qui le recommande à l’attention ou à la bienveillance du public. Il n’a point, pour attirer sur lui l’intérêt des opinions politiques, l’avantage du veto de la censure administrative, ni même, pour lui concilier tout d’abord la sympathie littéraire des hommes de goût, l’honneur d’avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture infaillible.

Il s’offre donc aux regards, seul, pauvre et nu, comme l’infirme de l’Evangile, solus, pauper, nudus.

Ce n’est pas du reste sans quelque hésitation que l’auteur de ce drame s’est déterminé à le charger de notes et d’avant-propos. Ces choses sont d’ordinaire fort indifférentes aux lecteurs. Ils s’informent plutôt du talent d’un écrivain que de ses façons de voir ; et, qu’un ouvrage soit bon ou mauvais, peu leur importe sur quelles idées il est assis, dans quel esprit il a germé. On ne visite guère les caves d’un édifice dont on a parcouru les salles, et quand on mange le fruit de l’arbre, on se soucie peu de la racine.

D’un autre côté, notes et préfaces sont quelquefois un moyen commode d’augmenter le poids d’un livre et d’accroître, en apparence du moins, l’importance d’un travail ; c’est une tactique semblable à celle de ces généraux d’armée, qui, pour rendre plus imposant leur front de bataille, mettent en ligne jusqu’à leurs bagages. Puis, tandis que les critiques s’acharnent sur la préface et les érudits sur les notes, il peut arriver que l’ouvrage lui-même leur échappe et passe intact à travers leurs feux croisés, comme une armée qui se tire d’un mauvais pas entre deux combats d’avant-postes et d’arrière-garde.

Ces motifs, si considérables qu’ils soient, ne sont pas ceux qui ont décidé l’auteur. Ce volume n’avait pas besoin d’être enflé, il n’est déjà que trop gros. Ensuite, et l’auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces, franches et naïves, ont toujours servi près des critiques plutôt à le compromettre qu’à le protéger. Loin de lui être de bons et fidèles boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces costumes étranges qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et ne sont à l’épreuve d’aucun.

Des considérations d’un autre ordre ont influé sur l’auteur. Il lui a semblé que si, en effet, on ne visite guère par plaisir les caves d’un édifice, on n’est pas fâché quelquefois d’en examiner les fondements. Il se livrera donc, encore une fois, avec une préface, à la colère des feuilletons. Che sara, sara. Il n’a jamais pris grand souci de la fortune de ses ouvrages, et il s’effraye peu du qu’en dira-t-on littéraire.

Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et l’école, le public et les académies, on n’entendra peut-être pas sans quelque intérêt la voix d’un solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s’est de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres, et qui apporte de la bonne foi à défaut de bon goût, de la conviction à défaut de talent, des études à défaut de science. Il se bornera du reste à des considérations générales sur l’art, sans en faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre écrire un réquisitoire ni un plaidoyer pour ou contre qui que ce soit. L’attaque ou la défense de son livre est pour lui moins que pour tout autre la chose importante.

Et puis les luttes personnelles ne lui conviennent pas. C’est toujours un spectacle misérable que de voir ferrailler les amours-propres. Il proteste donc d’avance contre toute interprétation de ses idées, toute application de ses paroles, disant avec le fabuliste espagnol :

Quien haga aplicaciones
Con su pan se lo coma.

A la vérité, plusieurs des principaux champions des « saines doctrines littéraires » lui ont fait l’honneur de lui jeter le gant, jusque dans sa profonde obscurité, à lui, simple et imperceptible spectateur de cette curieuse mêlée. Il n’aura pas la fatuité de le relever. Voici, dans les pages qui vont suivre, les observations qu’il pourrait leur opposer ; voici sa fronde et sa pierre ; mais d’autres, s’ils veulent, les jetteront à la tête des Goliaths classiques.

Cela dit, passons.

Partons d’un fait : la même nature de civilisation, ou, pour employer une expression plus précise, quoique plus étendue, la même société n’a pas toujours occupé la terre. Le genre humain dans son ensemble a grandi, s’est développé, a mûri comme un de nous. Il a été enfant, il a été homme ; nous assistons maintenant à son imposante vieillesse. Avant l’époque que la société moderne a nommée antique, il existe une autre ère, que les anciens appelaient fabuleuse, et qu’il serait plus exact d’appeler primitive.

Voilà donc trois grands ordres de choses successifs dans la civilisation, depuis son origine jusqu’à nos jours. Or, comme la poésie se superpose toujours à la société, nous allons essayer de démêler, d’après la forme de celle-ci, quel a dû être le caractère de l’autre, à ces trois grands âges du monde : les temps primitifs, les temps antiques, les temps modernes.

Aux temps primitifs, quand l’homme s’éveille dans un monde qui vient de naître, la poésie s’éveille avec lui. En présence des merveilles qui l’éblouissent et qui l’enivrent, sa première parole n’est qu’un hymne.

Il touche encore de si près à Dieu que toutes ses méditations sont des extases, tous ses rêves des visions. Il s’épanche, il chante comme il respire. Sa lyre n’a que trois cordes, Dieu, l’âme, la création ; mais ce triple mystère enveloppe tout, mais cette triple idée comprend tout. La terre est encore à peu près déserte. Il y a des familles, et pas de peuples ; des pères, et pas de rois.

Chaque race existe à l’aise ; point de propriété, point de loi, point de froissements, point de guerres. Tout est à chacun et à tous. La société est une communauté. Rien n’y gêne l’homme. Il mène cette vie pastorale et nomade par laquelle commencent toutes les civilisations, et qui est si propice aux contemplations solitaires, aux capricieuses rêveries. Il se laisse faire, il se laisse aller. Sa pensée, comme sa vie, ressemble au nuage qui change de forme et de route, selon le vent qui le pousse. Voilà le premier homme, voilà le premier poëte. Il est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion : l’ode est toute sa poésie.

Ce poème, cette ode des temps primitifs, c’est la Genèse.

Peu à peu cependant cette adolescence du monde s’en va. Toutes les sphères s’agrandissent ; la famille devient tribu, la tribu devient nation. Chacun de ces groupes d’hommes se parque autour d’un centre commun, et voilà les royaumes. L’instinct social succède à l’instinct nomade.

Le camp fait place à la cité, la tente au palais, l’arche au temple. Les chefs de ces naissants états sont bien encore pasteurs, mais pasteurs de peuples ; leur bâton pastoral a déjà forme de sceptre. Tout s’arrête et se fixe. La religion prend une forme ; les rites règlent la prière ; le dogme vient encadrer le culte. Ainsi le prêtre et le roi se partagent la paternité du peuple ; ainsi à la communauté patriarchale succède la société théocratique.

Cependant les nations commencent à être trop serrées sur le globe. Elles se gênent et se froissent ; de là les chocs d’empires, la guerre. Elles débordent les unes sur les autres ; de là les migrations de peuples, les voyages. La poésie reflète ces grands événements ; des idées elle passe aux choses. Elle chante les siècles, les peuples, les empires. Elle devient épique, elle enfante Homère.

Homère, en effet, domine la société antique. Dans cette société, tout est simple, tout est épique. La poésie est religion, la religion est loi. A la virginité du premier âge a succédé la chasteté du second. Une sorte de gravité solennelle s’est empreinte partout, dans les mœurs domestiques comme dans les mœurs publiques. Les peuples n’ont conservé de la vie errante que le respect de l’étranger et du voyageur. La famille a une patrie ; tout l’y attache ; il y a le culte du foyer, le culte des tombeaux.

Nous le répétons, l’expression d’une pareille civilisation ne peut être que l’épopée. L’épopée y prendra plusieurs formes, mais ne perdra jamais son caractère. Pindare est plus sacerdotal que patriarchal, plus épique que lyrique. Si les annalistes, contemporains nécessaires de ce second âge du monde, se mettent à recueillir les traditions et commencent à compter avec les siècles, ils ont beau faire, la chronologie ne peut chasser la poésie ; l’histoire reste épopée. Hérode est un Homère.

Mais c’est surtout dans la tragédie antique que l’épopée ressort de partout. Elle monte sur la scène grecque sans rien perdre en quelque sorte de ses proportions gigantesques et démesurées. Ses personnages sont encore des héros, des demi-dieux, des dieux ; ses ressorts, des songes, des oracles, des fatalités ; ses tableaux, des dénombrements, des funérailles, des combats. Ce que chantaient les rapsodes, les acteurs le déclament, voilà tout.

Il y a mieux. Quand toute l’action, tout le spectacle du poëme épique ont passé sur la scène, ce qui reste, le chœur le prend. Le chœur commente la tragédie, encourage les héros, fait des descriptions, appelle et chasse le jour, se réjouit, se lamente, quelquefois donne la décoration, explique le sens moral du sujet, flatte le peuple qui l’écoute. Or, qu’est-ce que le chœur, ce bizarre personnage placé entre le spectacle et le spectateur, sinon le poëte complétant son épopée ?

Le théâtre des anciens est, comme leur drame, grandiose, pontifical, épique. Il peut contenir trente mille spectateurs ; on y joue en plein air, en plein soleil ; les représentations durent tout le jour. Les acteurs grossissent leur voix, masquent leurs traits, haussent leur stature ; ils se font géants, comme leurs rôles. La scène est immense. Elle peut représenter tout à la fois l’intérieur et l’extérieur d’un temple, d’un palais, d’un camp, d’une ville. On y déroule de vastes spectacles.

C’est, et nous ne citons que de mémoire, c’est Prométhée sur sa montagne ; c’est Antigone cherchant du sommet d’une tour son frère Polynice dans l’armée ennemie (les Phéniciennes) ; c’est Évadné se jetant du haut d’un rocher dans les flammes où brûle le corps de Capanée (les Suppliantes d’Euripide) ; c’est un vaisseau qu’on voit surgir au port, et qui débarque sur la scène cinquante princesses avec leur suite (les Suppliantes d’Eschyle).

Architecture et poésie, là, tout porte un caractère monumental. L’antiquité n’a rien de plus solennel, rien de plus majestueux. Son culte et son histoire se mêlent à son théâtre. Ses premiers comédiens sont des prêtres ; ses jeux scéniques sont des cérémonies religieuses, des fêtes nationales.

Une dernière observation qui achève de marquer le caractère épique de ces temps, c’est que par les sujets qu’elle traite, non moins que par les formes qu’elle adopte, la tragédie ne fait que répéter l’épopée. Tous les tragiques anciens détaillent Homère. Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes héros. Tous puisent au fleuve homérique. C’est toujours l’Iliade et l’Odyssée. Comme Achille traînant Hector, la tragédie grecque tourne autour de Troie.

Cependant l’âge de l’épopée touche à sa fin. Ainsi que la société qu’elle représente, cette poésie s’use en pivotant sur elle-même. Rome calque la Grèce, Virgile copie Homère ; et, comme pour finir dignement, la poésie épique expire dans ce dernier enfantement.

Il était temps. Une autre ère va commencer pour le monde et pour la poésie.

Une religion spiritualiste, supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse au cœur de la société antique, la tue, et dans ce cadavre d’une civilisation décrépite dépose le germe de la civilisation moderne. Cette religion est complète, parce qu’elle est vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la morale. Et d’abord, pour premières vérités, elle enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre, l’une passagère, l’autre immortelle ; l’une de la terre, l’autre du ciel.

Elle lui montre qu’il est double comme sa destinée, qu’il y a en lui un animal et une intelligence, une âme et un corps ; en un mot, qu’il est le point d’intersection, l’anneau commun des deux chaînes d’êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels, la première, partant de la pierre pour arriver à l’homme, la seconde, partant de l’homme pour finir à Dieu.

Une partie de ces vérités avait peut-être été soupçonnée par certains sages de l’antiquité, mais c’est de l’évangile que date leur pleine, lumineuse et large révélation. Les écoles payennes marchaient à tâtons dans la nuit, s’attachant aux mensonges comme aux vérités dans leur route de hasard. Quelques-uns de leurs philosophes jetaient parfois sur les objets de faibles lumières qui n’en éclairaient qu’un côté, et rendaient plus grande l’ombre de l’autre.

De là tous ces fantômes créés par la philosophie ancienne. Il n’y avait que la sagesse divine qui dût substituer une vaste et égale clarté à toutes ces illuminations vacillantes de la sagesse humaine. Pythagore, Épicure, Socrate, Platon, sont des flambeaux ; le Christ, c’est le jour. Du reste, rien de plus matériel que la théogonie antique. Loin qu’elle ait songé, comme le christianisme, à diviser l’esprit du corps, elle donne forme et visage à tout, même aux essences, même aux intelligences. Tout chez elle est visible, palpable, charnel. Ses dieux ont besoin d’un nuage pour se dérober aux yeux. Ils boivent, mangent, dorment.

On les blesse, et leur sang coule ; on les estropie, et les voilà qui boitent éternellement. Cette religion a des dieux et des moitiés de dieux. Sa foudre se forge sur une enclume, et l’on y fait entrer, entre autres ingrédients, trois rayons de pluie tordue, tres imbris torti radios. Son Jupiter suspend le monde à une chaîne d’or ; son soleil monte un char à quatre chevaux ; son enfer est un précipice dont la géographie marque la bouche sur le globe ; son ciel est une montagne.

Aussi le paganisme, qui pétrit toutes ses créations de la même argile, rapetisse la divinité et grandit l’homme. Les héros d’Homère sont presque de même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter. Achille vaut Mars. Nous venons de voir comme au contraire le christianisme sépare profondément le souffle de la matière. Il met un abîme entre l’âme et le corps, un abîme entre l’homme et Dieu.

À cette époque, et pour n’omettre aucun trait de l’esquisse à laquelle nous nous sommes aventuré, nous ferons remarquer qu’avec le christianisme et par lui, s’introduisait dans l’esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu des anciens et singulièrement développé chez les modernes, un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse, la mélancolie.

Et en effet, le cœur de l’homme, jusqu’alors engourdi par des cultes purement hiérarchiques et sacerdotaux, pouvait-il ne pas s’éveiller et sentir germer en lui quelque faculté inattendue, au souffle d’une religion humaine parce qu’elle est divine, d’une religion qui fait de la prière du pauvre la richesse du riche, d’une religion d’égalité, de liberté, de charité ? Pouvait-il ne pas voir toutes choses sous un aspect nouveau, depuis que l’évangile lui avait montré l’âme à travers les sens, l’éternité derrière la vie ?

D’ailleurs, en ce moment-là même, le monde subissait une si profonde révolution, qu’il était impossible qu’il ne s’en fît pas une dans les esprits. Jusqu’alors les catastrophes des empires avaient été rarement jusqu’au cœur des populations ; c’étaient des rois qui tombaient, des majestés qui s’évanouissaient, rien de plus. La foudre n’éclatait que dans les hautes régions, et, comme nous l’avons déjà indiqué, les événements semblaient se dérouler avec toute la solennité de l’épopée. Dans la société antique, l’individu était placé si bas, que, pour qu’il fût frappé, il fallait que l’adversité descendît jusque dans sa famille.

Aussi ne connaissait-il guère l’infortune, hors des douleurs domestiques. Il était presque inouï que les malheurs généraux de l’état dérangeassent sa vie. Mais à l’instant où vint s’établir la société chrétienne, l’ancien continent était bouleversé. Tout était remué jusqu’à la racine. Les événements, chargés de ruiner l’ancienne Europe et d’en rebâtir une nouvelle, se heurtaient, se précipitaient sans relâche, et poussaient les nations pêle-mêle, celles-ci au jour, celles-là dans la nuit. Il se faisait tant de bruit sur la terre, qu’il était impossible que quelque chose de ce tumulte n’arrivât pas jusqu’au cœur des peuples. Ce fut plus qu’un écho, ce fut un contre-coup.

L’homme, se repliant sur lui-même en présence de ces hautes vicissitudes, commença à prendre en pitié l’humanité, à méditer sur les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour Caton payen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie.

En même temps, naissait l’esprit d’examen et de curiosité. Ces grandes catastrophes étaient aussi de grands spectacles, de frappantes péripéties. C’était le nord se ruant sur le midi, l’univers romain changeant de forme, les dernières convulsions de tout un monde à l’agonie. Dès que ce monde fut mort, voici que des nuées de rhéteurs, de grammairiens, de sophistes, viennent s’abattre, comme des moucherons, sur son immense cadavre.

On les voit pulluler, on les entend bourdonner dans ce foyer de putréfaction. C’est à qui examinera, commentera, discutera. Chaque membre, chaque muscle, chaque fibre du grand corps gisant est retourné en tout sens. Certes, ce dut être une joie, pour ces anatomistes de la pensée, que de pouvoir, dès leur coup d’essai, faire des expériences en grand ; que d’avoir, pour premier sujet, une société morte à disséquer.

Ainsi, nous voyons poindre à la fois et comme se donnant la main, le génie de la mélancolie et de la méditation, le démon de l’analyse et de la controverse. A l’une des extrémités de cette ère de transition, est Longin, à l’autre saint-Augustin. Il faut se garder de jeter un œil dédaigneux sur cette époque où était en germe tout ce qui depuis a porté fruit, sur ce temps dont les moindres écrivains, si l’on nous passe une expression triviale, mais franche, ont fait fumier pour la moisson qui devait suivre. Le moyen-âge est enté sur le bas-empire.

Voilà donc une nouvelle religion, une société nouvelle ; sur cette double base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie. Jusqu’alors, et qu’on nous pardonne d’exposer un résultat que de lui-même le lecteur a déjà dû tirer de ce qui a été dit plus haut, jusqu’alors, agissant en cela comme le polythéisme et la philosophie antique, la muse purement épique des anciens n’avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant sans pitié de l’art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau. Type d’abord magnifique, mais, comme il arrive toujours de ce qui est systématique, devenu dans les derniers temps faux, mesquin et conventionnel. Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne verra les choses d’un coup d’œil plus haut et plus large.

Elle sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. Elle se demandera si la raison étroite et relative de l’artiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie, absolue, du créateur ; si c’est à l’homme à rectifier Dieu ; si une nature mutilée en sera plus belle ; si l’art a le droit de dédoubler, pour ainsi dire, l’homme, la vie, la création ; si chaque chose marchera mieux quand on lui aura ôté son muscle et son ressort ; si, enfin, c’est le moyen d’être harmonieux que d’être incomplet.

C’est alors que, l’œil fixé sur des événements tout à la fois risibles et formidables, et sous l’influence de cet esprit de mélancolie chrétienne et de critique philosophique que nous observions tout à l’heure, la poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d’un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel.

Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit ; car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient.

Ainsi voilà un principe étranger à l’antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et, comme une condition de plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque. Cette forme, c’est la comédie.

Et ici, qu’il nous soit permis d’insister ; car nous venons d’indiquer le trait caractéristique, la différence fondamentale qui sépare, à notre avis, l’art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte, ou, pour nous servir de mots plus vagues, mais plus accrédités, la littérature romantique de la littérature classique.

– Enfin ! vont dire ici les gens qui, depuis quelque temps nous voient venir, nous vous tenons ! vous voilà pris sur le fait ! Donc, vous faites du laid un type d’imitation, du grotesque un élément de l’art ! Mais les grâces… mais le bon goût… Ne savez-vous pas que l’art doit rectifier la nature ? qu’il faut l’anoblir ? qu’il faut choisir ? Les anciens ont-ils jamais mis en œuvre le laid et le grotesque ? ont-ils jamais mêlé la comédie à la tragédie ? L’exemple des anciens, messieurs ! D’ailleurs, Aristote… D’ailleurs, Boileau… D’ailleurs, La Harpe. – En vérité !

Ces arguments sont solides, sans doute, et surtout d’une rare nouveauté. Mais notre rôle n’est pas d’y répondre. Nous ne bâtissons pas ici de système, parce que Dieu nous garde des systèmes. Nous constatons un fait. Nous sommes historien et non critique.

Que ce fait plaise ou déplaise, peu importe ! il est. – Revenons donc, et essayons de faire voir que c’est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bien opposé en cela à l’uniforme simplicité du génie antique ; montrons que c’est de là qu’il faut partir pour établir la différence radicale et réelle des deux littératures.

Ce n’est pas qu’il fût vrai de dire que la comédie et le grotesque étaient absolument inconnus des anciens. La chose serait d’ailleurs impossible. Rien ne vient sans racine ; la seconde époque est toujours en germe dans la première. Dès l’Iliade, Thersite et Vulcain donnent la comédie, l’un aux hommes, l’autre aux dieux. Il y a trop de nature et trop d’originalité dans la tragédie grecque, pour qu’il n’y ait pas quelquefois de la comédie.

Ainsi, pour ne citer toujours que ce que notre mémoire nous rappelle, la scène de Ménélas avec la portière du palais (Hélène, acte I) ; la scène du phrygien (Oreste, acte IV). Les tritons, les satyres, les cyclopes, sont des grotesques ; les sirènes, les furies, les parques, les harpies, sont des grotesques ; Polyphème est un grotesque terrible ; Silène est un grotesque bouffon.

Mais on sent ici que cette partie de l’art est encore dans l’enfance. L’épopée, qui, à cette époque, imprime sa forme à tout, l’épopée pèse sur elle, et l’étouffe. Le grotesque antique est timide, et cherche toujours à se cacher. On sent qu’il n’est pas sur son terrain, parce qu’il n’est pas dans sa nature. Il se dissimule le plus qu’il peut. Les satyres, les tritons, les sirènes sont à peine difformes.

Les parques, les harpies sont plutôt hideuses par leurs attributs que par leurs traits, les furies sont belles, et on les appelle euménides, c’est-à-dire douces, bienfaisantes. Il y a un voile de grandeur ou de divinité sur d’autres grotesques. Polyphème est géant ; Midas est roi ; Silène est dieu.

Aussi la comédie passe-t-elle presque inaperçue dans le grand ensemble épique de l’antiquité. À côté des chars olympiques, qu’est-ce que la charrette de Thespis ? Près des colosses homériques, Eschyle, Sophocle, Euripide, que sont Aristophane et Plaute ? Homère les emporte avec lui, comme Hercule emportait les pygmées, cachés dans sa peau de lion.

Dans la pensée des modernes, au contraire, le grotesque a un rôle immense. Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ; c’est lui qui fait tourner dans l’ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris.

C’est lui, toujours lui, qui tantôt jette dans l’enfer chrétien ces hideuses figures qu’évoquera l’âpre génie de Dante et de Milton, tantôt le peuple de ces formes ridicules au milieu desquelles se jouera Callot, le Michel-Ange burlesque. Si du monde idéal il passe au monde réel, il y déroule d’intarissables parodies de l’humanité.

Ce sont des créations de sa fantaisie que ces Scaramouches, ces Crispins, ces Arlequins, grimaçantes silhouettes de l’homme, types tout à fait inconnus à la grave antiquité, et sortis pourtant de la classique Italie. C’est lui enfin qui, colorant tour à tour le même drame de l’imagination du midi et de l’imagination du nord, fait gambader Sganarelle autour de don Juan et ramper Méphistophélès autour de Faust.

Et comme il est libre et franc dans son allure ! comme il fait hardiment saillir toutes ces formes bizarres que l’âge précédent avait si timidement enveloppés de langes ! La poésie antique, obligée de donner des compagnons au boiteux Vulcain, avait tâché de déguiser leur difformité en l’étendant en quelque sorte sur des proportions colossales. Le génie moderne conserve ce mythe des forgerons surnaturels, mais il lui imprime brusquement un caractère tout opposé et qui le rend bien plus frappant ; il change les géants en nains ; des cyclopes il fait les gnomes.

C’est avec la même originalité qu’à l’hydre, un peu banale, de Lerne, il substitue tous ces dragons locaux de nos légendes, la gargouille de Rouen, la gra-ouilli de Metz, la chairsallée de Troyes, la drée de Montlhéry, la tarasque de Tarascon, monstres de formes si variées et dont les noms baroques sont un caractère de plus. Toutes ses créations puisent dans leur propre nature cet accent énergique et profond devant lequel il semble que l’antiquité ait parfois reculé. Certes, les euménides grecques sont bien moins horribles, et par conséquent bien moins vraies, que les sorcières de Macbeth. Pluton n’est pas le diable.

Il y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à faire sur l’emploi du grotesque dans les arts. On pourrait montrer quels puissants effets les modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une critique étroite s’acharne encore de nos jours. Nous serons peut-être tout à l’heure amené par notre sujet à signaler en passant quelques traits de ce vaste tableau. Nous dirons seulement ici que, comme objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste, le grotesque est, selon nous, la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l’art.

Rubens le comprenait sans doute ainsi, lorsqu’il se plaisait à mêler à des déroulements de pompes royales, à des couronnements, à d’éclatantes cérémonies, quelque hideuse figure de nain de cour. Cette beauté universelle que l’antiquité répandait solennellement sur tout n’était pas sans monotonie ; la même impression, toujours répétée, peut fatiguer à la longue. Le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et l’on a besoin de se reposer de tout, même du beau. Il semble, au contraire, que le grotesque soit un temps d’arrêt, un terme de comparaison, un point de départ d’où l’on s’élève vers le beau avec une perception plus fraîche et plus excitée. La salamandre fait ressortir l’ondine ; le gnome embellit le sylphe.

Et il serait exact aussi de dire que le contact du difforme a donné au sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau antique ; et cela doit être. Quand l’art est conséquent avec lui-même, il mène bien plus sûrement chaque chose à sa fin. Si l’élysée homérique est fort loin de ce charme éthéré, de cette angélique suavité du Paradis de Milton, c’est que sous l’éden il y a un enfer bien autrement horrible que le tartare payen.

Croit-on que Françoise de Rimini et Béatrix seraient aussi ravissantes chez un poëte qui ne nous enfermerait pas dans la tour de la Faim et ne nous forcerait point à partager le repoussant repas d’Ugolin ? Dante n’aurait pas tant de grâce, s’il n’avait pas tant de force. Les naïades charnues, les robustes tritons, les zéphyrs libertins ont-ils la fluidité diaphane de nos ondins et de nos sylphides ?

N’est-ce pas parce que l’imagination moderne sait faire rôder hideusement dans nos cimetières les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les brucolaques, les aspioles, qu’elle peut donner à ses fées cette forme incorporelle, cette pureté d’essence dont approchent si peu les nymphes payennes ? La Vénus antique est belle, admirable sans doute ; mais qui a répandu sur les figures de Jean Goujon cette élégance svelte, étrange, aérienne ? qui leur a donné ce caractère inconnu de vie et de grandiose, sinon le voisinage des sculptures rudes et puissantes du moyen-âge ?

Si, au milieu de ces développements nécessaires, et qui pourraient être beaucoup plus approfondis, le fil de nos idées ne s’est pas rompu dans l’esprit du lecteur, il a compris sans doute avec quelle puissance le grotesque, ce germe de la comédie, recueilli par la muse moderne, a dû croître et grandir dès qu’il a été transporté dans un terrain plus propice que le paganisme et l’épopée.

En effet, dans la poésie nouvelle, tandis que le sublime représentera l’âme telle qu’elle est, épurée par la morale chrétienne, lui jouera le rôle de la bête humaine. Le premier type, dégagé de tout alliage impur, aura en apanage tous les charmes, toutes les grâces, toutes les beautés ; il faut qu’il puisse créer un jour Juliette, Desdémona, Ophélia. Le second prendra tous les ridicules, toutes les infirmités, toutes les laideurs. Dans ce partage de l’humanité et de la création, c’est à lui que reviendront les passions, les vices, les crimes ; c’est lui qui sera luxurieux, rampant, gourmand, avare, perfide, brouillon, hypocrite c’est lui qui sera tour à tour Iago, Tartufe, Basile ; Polonius, Harpagon, Bartholo ; Falstaff, Scapin, Figaro. Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille.

C’est que le beau, à parler humainement, n’est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisation. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet, mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise, non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière. Voilà pourquoi il nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais incomplets.

C’est une étude curieuse que de suivre l’avènement et la marche du grotesque dans l’ère moderne. C’est d’abord une invasion, une irruption, un débordement, c’est un torrent qui a rompu sa digue. Il traverse en naissant la littérature latine qui se meurt, y colore Perse, Pétrone, Juvénal, et y laisse l’Âne d’or d’Apulée. De là, il se répand dans l’imagination des peuples nouveaux qui refont l’Europe. Il abonde à flots dons les conteurs, dans les chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit s’étendre du sud au septentrion. Il se joue dans les rêves des nations tudesques, et en même temps vivifie de son souffle ces admirables romanceros espagnols, véritable Iliade de la chevalerie. C’est lui, par exemple, qui, dans le roman de la Rose, peint ainsi une cérémonie auguste, l’élection d’un roi :

Un grand vilain lors ils élurent,
Le plus ossu qu’entr’eux ils eurent.

Il imprime surtout son caractère à cette merveilleuse architecture qui, dans le moyen-âge, tient la place de tous les arts. Il attache son stigmate au front des cathédrales, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l’ogive des portails, les fait flamboyer sur les vitraux, déroule ses monstres, ses dogues, ses démons autour des chapiteaux, le long des frises, au bord des toits. Il s’étale sous d’innombrables formes sur la façade de bois des maisons, sur la façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre des palais. Des arts il passe dans les mœurs ; et tandis qu’il fait applaudir par le peuple les graciosos de comédie, il donne aux rois les fous de cour.

Plus tard, dans le siècle de l’étiquette, il nous montrera Scarron sur le bord même de la couche de Louis XIV. En attendant, c’est lui qui meuble le blason, qui dessine sur l’écu des chevaliers ces symboliques hiéroglyphes de la féodalité. Des mœurs, il pénètre dans les lois ; mille coutumes bizarres attestent son passage dans les institutions du moyen-âge. De même qu’il avait fait bondir dans son tombereau Thespis barbouillé de lie, il danse avec la basoche sur cette fameuse table de marbre qui servait tout à la fois de théâtre aux farces populaires et aux banquets royaux. Enfin, admis dans les arts, dans les mœurs, dans les lois, il entre jusque dans l’église.

Nous le voyons ordonner, dans chaque ville de la catholicité, quelqu’une de ces cérémonies singulières, de ces processions étranges où la religion marche accompagnée de toutes les superstitions, le sublime environné de tous les grotesques. Pour le peindre d’un trait, telle est, à cette aurore des lettres, sa verve, sa vigueur, sa sève de création, qu’il jette du premier coup sur le seuil de la poésie moderne trois Homères bouffons : Arioste, en Italie ; Cervantes, en Espagne ; Rabelais, en France.

Il serait surabondant de faire ressortir davantage cette influence du grotesque dans la troisième civilisation. Tout démontre, à l’époque dite romantique, son alliance intime et créatrice avec le beau. Il n’y a pas jusqu’aux plus naïves légendes populaires qui n’expliquent quelquefois avec un admirable instinct ce mystère de l’art moderne. L’antiquité n’aurait pas fait la Belle et la Bête.

Il est vrai de dire qu’à l’époque où nous venons de nous arrêter la prédominance du grotesque sur le sublime, dans les lettres, est vivement marquée. Mais c’est une fièvre de réaction, une ardeur de nouveauté qui passe ; c’est un premier flot qui se retire peu à peu.

Le type du beau reprendra bientôt son rôle et son droit, qui n’est pas d’exclure l’autre principe, mais de prévaloir sur lui. Il est temps que le grotesque se contente d’avoir un coin du tableau dans les fresques royales de Murillo, dans les pages sacrées de Véronèse ; d’être mêlé aux deux admirables Jugements derniers dont s’enorgueilliront les arts, à cette scène de ravissement et d’horreur dont Michel-Ange enrichira le Vatican, à ces effrayantes chutes d’hommes que Rubens précipitera le long des voûtes de la cathédrale d’Anvers. Le moment est venu où l’équilibre entre les deux principes va s’établir. Un homme, un poëte roi, pœta soverano, comme Dante le dit d’Homère, va tout fixer. Les deux génies rivaux unissent leur double flamme, et de cette flamme jaillit Shakespeare.

Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle.

Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité.

Les rapsodes marquent la transition des poëtes lyriques aux poëtes épiques, comme les romanciers des poëtes épiques aux poëtes dramatiques. Les historiens naissent avec la seconde époque ; les chroniqueurs et les critiques avec la troisième. Les personnages de l’ode sont des colosses : Adam, Caïn, Noé ; ceux de l’épopée sont des géants : Achille, Atrée, Oreste ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello. L’ode vit de l’idéal, l’épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare.

Telles sont donc, et nous nous bornons en cela à relever un résultat, les diverses physionomies de la pensée aux différentes ères de l’homme et de la société. Voilà ses trois visages, de jeunesse, de virilité et de vieillesse. Qu’on examine une littérature en particulier, ou toutes les littératures en masse, on arrivera toujours au même fait : les poëtes lyriques avant les poëtes épiques, les poëtes épiques avant les poëtes dramatiques.

En France, Malherbe avant Chapelain, Chapelain avant Corneille ; dans l’ancienne Grèce, Orphée avant Homère, Homère avant Eschyle ; dans le livre primitif, la Genèse avant les Rois, les Rois avant Job ; ou, pour reprendre cette grande échelle de toutes les poésies que nous parcourions tout à l’heure, la Bible avant l’Iliade, l’Iliade avant Shakespeare.

La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. C’est, disons-le en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les qualités les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein de relief, philosophique et pittoresque.

Il serait conséquent d’ajouter ici que tout dans la nature et dans la vie passe par ces trois phases, du lyrique, de l’épique et du dramatique, parce que tout naît, agit et meurt. S’il n’était pas ridicule de mêler les fantasques rapprochements de l’imagination aux déductions sévères du raisonnement, un poëte pourrait dire que le lever du soleil, par exemple, est un hymne, son midi une éclatante épopée, son coucher un sombre drame où luttent le jour et la nuit, la vie et la mort. Mais ce serait là de la poésie, de la folie peut-être ; et qu’est-ce que cela prouve ?

Tenons-nous-en aux faits rassemblés plus haut : complétons-les d’ailleurs par une observation importante. C’est que nous n’avons aucunement prétendu assigner aux trois époques de la poésie un domaine exclusif, mais seulement fixer leur caractère dominant.

La Bible, ce divin monument lyrique, renferme, comme nous l’indiquions tout à l’heure, une épopée et un drame en germe, les Rois et Job. On sent dans tous les poëmes homériques un reste de poésie lyrique et un commencement de poésie dramatique. L’ode et le drame se croisent dans l’épopée. Il y a tout dans tout ; seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se subordonnent tous les autres, et qui impose à l’ensemble son caractère propre.

Le drame est la poésie complète. L’ode et l’épopée ne le contiennent qu’en germe ; il les contient l’une et l’autre en développement ; il les résume et les enserre toutes deux. Certes, celui qui a dit : les français n’ont pas la tête épique, a dit une chose juste et fine ; si même il eût dit les modernes, ce mot spirituel eût été un mot profond. Il est incontestable cependant qu’il y a surtout du génie épique dans cette prodigieuse Athalie, si haute et si simplement sublime que le siècle royal ne l’a pu comprendre. Il est certain encore que la série des drames-chroniques de Shakespeare présente un grand aspect d’épopée.

Mais c’est surtout la poésie lyrique qui sied au drame ; elle ne le gêne jamais, se plie à tous ses caprices, se joue sous toutes ses formes, tantôt sublime dans Ariel, tantôt grotesque dans Caliban. Notre époque, dramatique avant tout, est par cela même éminemment lyrique. C’est qu’il y a plus d’un rapport entre le commencement et la fin ; le coucher du soleil a quelques traits de son lever ; le vieillard redevient enfant.

Mais cette dernière enfance ne ressemble pas à la première ; elle est aussi triste que l’autre était joyeuse. Il en est de même de la poésie lyrique. Éblouissante, rêveuse à l’aurore des peuples, elle reparaît sombre et pensive à leur déclin. La Bible s’ouvre riante avec la Genèse, et se ferme sur la menaçante Apocalypse. L’ode moderne est toujours inspirée, mais n’est plus ignorante. Elle médite plus qu’elle ne contemple ; sa rêverie est mélancolie. On voit, à ses enfantements, que cette muse s’est accouplée au drame.

Pour rendre sensibles par une image les idées que nous venons d’aventurer, nous comparerions la poésie lyrique primitive à un lac paisible qui reflète les nuages et les étoiles du ciel ; l’épopée est le fleuve qui en découle et court, en réfléchissant ses rives, forêts, campagnes et cités, se jeter dans l’océan du drame. Enfin, comme le lac, le drame réfléchit le ciel ; comme le fleuve, il réfléchit ses rives ; mais seul il a des abîmes et des tempêtes.

C’est donc au drame que tout vient aboutir dons la poésie moderne. Le Paradis perdu est un drame avant d’être une épopée. C’est, on le sait, sous la première de ces formes qu’il s’était présenté d’abord à l’imagination du poëte, et qu’il reste toujours imprimé dans la mémoire du lecteur, tant l’ancienne charpente dramatique est encore saillante sous l’édifice épique de Milton ! Lorsque Dante Alighieri a terminé son redoutable Enfer, qu’il en a refermé les portes, et qu’il ne lui reste plus qu’à nommer son œuvre, l’instinct de son génie lui fait voir que ce poëme multiforme est une émanation du drame, non de l’épopée ; et sur le frontispice du gigantesque monument, il écrit de sa plume de bronze : Divina Commedia.

On voit donc que les deux seuls poëtes des temps modernes qui soient de la taille de Shakespeare se rallient à son unité. Ils concourent avec lui à empreindre de la teinte dramatique toute notre poésie ; ils sont comme lui mêlés de grotesque et de sublime ; et, loin de tirer à eux dans ce grand ensemble littéraire qui s’appuie sur Shakespeare, Dante et Milton sont en quelque sorte les deux arcs-boutants de l’édifice dont il est le pilier central, les contre-forts de la voûte dont il est la clef.

Qu’on nous permette de reprendre ici quelques idées déjà énoncées, mais sur lesquelles il faut insister. Nous y sommes arrivé, maintenant il faut que nous en repartions.

Du jour où le christianisme a dit à l’homme : " Tu es double, tu es composé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre éthéré, l’un enchaîné par les appétits, les besoins et les passions, l’autre emporté sur les ailes de l’enthousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel, sa patrie " ; de ce jour le drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe ?

La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c’est ici surtout que les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l’art.

En se plaçant à ce point de vue pour juger nos petites règles conventionnelles, pour débrouiller tous ces labyrinthes scolastiques, pour résoudre tous ces problèmes mesquins que les critiques des deux derniers siècles ont laborieusement bâtis autour de l’art, on est frappé de la promptitude avec laquelle la question du théâtre moderne se nettoie. Le drame n’a qu’à faire un pas pour briser tous ces fils d’araignée dont les milices de Lilliput ont cru l’enchaîner dans son sommeil.

Ainsi, que des pédants étourdis (l’un n’exclut pas l’autre) prétendent que le difforme, le laid, le grotesque, ne doit jamais être un objet d’imitation pour l’art, on leur répond que le grotesque, c’est la comédie, et qu’apparemment la comédie fait partie de l’art. Tartufe n’est pas beau, Pourceaugnac n’est pas noble ; Pourceaugnac et Tartufe sont d’admirables jets de l’art.

Que si, chassés de ce retranchement dans leur seconde ligne de douanes, ils renouvellent leur prohibition du grotesque allié au sublime, de la comédie fondue dans la tragédie, on leur fait voir que, dans la poésie des peuples chrétiens, le premier de ces deux types représente la bête humaine, le second l’âme.

Ces deux tiges de l’art, si l’on empêche leurs rameaux de se mêler, si on les sépare systématiquement, produiront pour tous fruits d’une part des abstractions de vices, de ridicules ; de l’autre des abstractions de crime, d’héroïsme et de vertu. Les deux types ainsi isolés et livrés à eux-mêmes, s’en iront chacun de leur côté, laissant entre eux le réel, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. D’où il suit qu’après ces abstractions il restera quelque chose à représenter, l’homme ; après ces tragédies et ces comédies quelque chose à faire, le drame.

Dans le drame, tel qu’on peut, sinon l’exécuter, du moins le concevoir, tout s’enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle comme l’âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce double agent, passent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble. Ainsi le juge dira : À la mort, et allons dîner ! Ainsi le sénat romain délibérera sur le turbot de Domitien.

Ainsi Socrate, buvant la ciguë et conversant de l’âme immortelle et du dieu unique, s’interrompra pour recommander qu’on sacrifie un coq à Esculape. Ainsi Élisabeth jurera et parlera latin.

Ainsi Richelieu subira le capucin Joseph, et Louis XI son barbier, maître Olivier-le-Diable. Ainsi Cromwell dira : J’ai le parlement dans mon sac et le roi dans ma poche ; ou, de la main qui signe l’arrêt de mort de Charles 1er, barbouillera d’encre le visage d’un régicide qui le lui rendra en riant. Ainsi César dans le char de triomphe aura peur de verser. Car les hommes de génie, si grands qu’ils soient, ont toujours en eux leur bête, qui parodie leur intelligence.

C’est par là qu’ils touchent à l’humanité, c’est par là qu’ils sont dramatiques. " Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas ", disait Napoléon, quand il fut convaincu d’être homme ; et cet éclair d’une âme de feu qui s’entr’ouvre illumine à la fois l’art et l’histoire, ce cri d’angoisse est le résumé du drame et de la vie.

Chose frappante, tous ces contrastes se rencontrent dans les poëtes eux-mêmes, pris comme hommes. A force de méditer sur l’existence, d’en faire éclater la poignante ironie, de jeter à flots le sarcasme et la raillerie sur nos infirmités, ces hommes qui nous font tant rire deviennent profondément tristes. Ces Démocrites sont aussi des Héraclites. Beaumarchais était morose, Molière était sombre, Shakespeare mélancolique.

C’est donc une des suprêmes beautés du drame que le grotesque. Il n’en est pas seulement une convenance, il en est souvent une nécessité. Quelquefois il arrive par masses homogènes, par caractères complets : Dandin, Prusias, Trissotin, Brid’oison, la nourrice de Juliette ; quelquefois empreint de terreur, ainsi : Richard III, Bégears, Tartufe, Méphistophélès ; quelquefois même voilé de grâce et d’élégance, comme Figaro, Osrick, Mercutio, don Juan. Il s’infiltre partout, car de même que les vulgaires ont mainte fois leur accès de sublime, les plus élevés payent fréquemment tribut au trivial et au ridicule. Aussi, souvent insaisissable, souvent imperceptible, est-il toujours présent sur la scène, même quand il se tait, même quand il se cache.

Grâce à lui, point d’impressions monotones. Tantôt il jette du rire, tantôt de l’horreur dans la tragédie. Il fera rencontrer l’apothicaire à Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les fossoyeurs à Hamlet. Parfois enfin il peut sans discordance, comme dans la scène du roi Lear et de son fou, mêler sa voix criarde aux plus sublimes, aux plus lugubres, aux plus rêveuses musiques de l’âme.

Voilà ce qu’a su faire entre tous, d’une manière qui lui est propre et qu’il serait aussi inutile qu’impossible d’imiter, Shakespeare, ce dieu du théâtre, en qui semblent réunis, comme dans une trinité, les trois grands génies caractéristiques de notre scène : Corneille, Molière, Beaumarchais.

On voit combien l’arbitraire distinction des genres croule vite devant la raison et le goût. On ne ruinerait pas moins aisément la prétendue règle des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l’unité d’action ou d’ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause.

Des contemporains distingués, étrangers et nationaux, ont déjà attaqué, et par la pratique et par la théorie, cette loi fondamentale du code pseudo-aristotélique. Au reste, le combat ne devait pas être long. A la première secousse elle a craqué, tant était vermoulue cette solive de la vieille masure scolastique !

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les routiniers prétendent appuyer leur règle des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c’est précisément le réel qui la tue. Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s’ils s’étaient dit bucoliquement :

Alternis cantemus ; amant alterna Camenae.

Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon marché, mais à la vraisemblance ? Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. Au lieu de scènes, nous avons des récits ; au lieu de tableaux, des descriptions.

De graves personnages placés, comme le chœur antique, entre le drame et nous, viennent nous raconter ce qui se fait dans le temple, dans le palais, dans la place publique, de façon que souventes fois nous sommes tentés de leur crier : " Vraiment ! mais conduisez-nous donc là-bas ! On s’y doit bien amuser, cela doit être beau à voir ! " A quoi ils répondraient sans doute : " Il serait possible que cela vous amusât ou vous intéressât, mais ce n’est point là la question ; nous sommes les gardiens de la dignité de la Melpomène française. " Voilà !

Mais, dira-t-on, cette règle que vous répudiez est empruntée au théâtre grec. En quoi le théâtre et le drame grecs ressemblent-ils à notre drame et à notre théâtre ? D’ailleurs nous avons déjà fait voir que la prodigieuse étendue de la scène antique lui permettait d’embrasser une localité tout entière, de sorte que le poëte pouvait, selon les besoins de l’action, la transporter à son gré d’un point du théâtre à un autre, ce qui équivaut bien à peu près aux changements de décorations.

Bizarre contradiction ! le théâtre grec, tout asservi qu’il était à un but national et religieux, est bien autrement libre que le nôtre, dont le seul objet cependant est le plaisir, et, si l’on veut, l’enseignement du spectateur. C’est que l’un n’obéit qu’aux lois qui lui sont propres, tandis que l’autre s’applique des conditions d’être parfaitement étrangères à son essence. L’un est artiste, l’autre est artificiel.

On commence à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers éléments de la réalité. Les personnages parlants ou agissants ne sont pas les seuls qui gravent dans l’esprit du spectateur la fidèle empreinte des faits. Le lieu où telle catastrophe s’est passée en devient un témoin terrible et inséparable ; et l’absence de cette sorte de personnage muet décomplèterait dans le drame les plus grandes scènes de l’histoire.

Le poëte oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, toute obstruée de haquets et de voitures ? brûler Jeanne d’Arc autre part que dans le Vieux-Marché ? dépêcher le duc de Guise autre part que dans ce château de Blois où son ambition fait fermenter une assemblée populaire ? décapiter Charles 1er et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d’où l’on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait de pendant à leur palais ?

Figures marquantes de France: