Karl Kautsky – Politique et Syndicats – parties 1 & 2 (1900)
Submitted by Anonyme (non vérifié)Politique et Syndicats
1900
Préface à l’édition française
Le travail qu’on va lire a paru en une série d’articles dans la Neue Zeit , il y a deux ans, à un moment où l’on discutait avec chaleur en Allemagne la question des rapports entre le parti socialiste et les syndicats. C’est dans tous les pays capitalistes un problème de la plus haute importance que l’établissement de ce modus vivendi , mais la question ne se pose pas de la même façon dans les différents pays, et elle admet les solutions les plus diverses. Il me paraît utile de le constater ici de façon à prévenir tout malentendu.
Car ce que je sais des syndicats français suffit pour me prouver que le problème de la neutralité des syndicats est absolument différent en France et en Allemagne : les arguments présentés pour ou contre la neutralité en Allemagne ne valent donc par nécessairement pour la France.
La différence essentielle entre la France et l’Allemagne à cet égard me paraît consister en ce fait qu’en France la neutralité est plutôt une question d’organisation , en Allemagne plutôt une question de propagande .
En Allemagne, sauf une minorité insignifiante, Socialistes et Syndiqués admettant d’un accord unanime que les syndicats en tant qu'organisation doivent être absolument indépendants des groupements politiques du parti socialiste.
C’est d’ailleurs là une nécessité, car dans la plupart des états allemands, malgré quelques adoucissements partiels obtenus dans ces dernières années, les lois sur les associations sont encore aujourd’hui très sévères pour les groupements politiques ; on sait que, par exemple, les femmes et les mineurs n’ont pas le droit d’en faire partie. Si les syndicats veulent échapper à toutes ces mesures restrictives, il faut qu’ils restent en dehors de la politique.
Mais il y a des considérations de fait qui sont beaucoup plus décisives. La fonction des syndicats est absolument différente de celle des partis politiques ; une union étroite entre les deux organismes les mettrait tous les deux en danger, et rendrait plus difficile à chacun l’accomplissement de sa tâche.
Mais malgré l’organisation tout à fait indépendante des syndicats, il existe entre eux et le parti socialiste l’entente la plus étroite. Ce sont la plupart du temps les mêmes hommes qui se trouvent groupés dans l’une et l’autre organisation. Les socialistes se montrent les meilleurs syndiqués, et presque tous les syndiqués vraiment actifs sont aussi de bons socialistes.
Si la question des rapports d’organisation entre le Parti socialiste et les Syndicats est hors de discussion en Allemagne, il m’apparaît par contre qu’en France cette question est extrêmement controversée. Les solutions les plus divergentes sont proposées ; tandis qu’un grand nombre veut mettre les syndicats dans la dépendance absolue, au point de vue de l’organisation, des groupements politiques socialistes, les autres préconisent non seulement l’indépendance des syndicats vis-à-vis des organisations politiques, mais même l’opposition à celles-ci, et ils ne voient pas dans l’action syndicale et l’action politique comme les deux aspects d’un même phénomène – la lutte de classe du prolétariat – mais deux phénomènes différents et incompatibles.
Examinée au point de vue de la propagande , la question prend un tout autre aspect. Certains syndiqués socialistes allemands ne se content pas de l’indépendance des syndicats vis-à-vis du parti socialiste au point de vue de l’organisation. Ils demandent encore aux syndiqués socialistes de s’abstenir de toute démonstration socialiste à l’intérieur des syndicats, de faire ailleurs leur propagande socialiste, parce que cela éloignerait des syndicats les éléments non socialistes.
C’est là le fond de la thèse neutraliste qui est discutée dans ce travail. Je n’ai donc pas à examiner ici les arguments, ni leur valeur. Il me suffit de faire observer qu’à ma connaissance cette question n’existe pas pour les socialistes français.
Du moins je ne sais pas de socialistes français qui ait jamais prétendu qu’on devait s’efforcer de gagner les syndiqués jaunes aux syndicats de la lutte de classe en bannissant des syndicats et de la presse syndicale toute propagande socialiste qui serait capable de blesser ou d’effrayer les jaunes .
Sur ce point je crois bien que l’unité la plus complète règne entre les socialistes français.
Et je suis heureux de pouvoir constater qu’en Allemagne aussi la conception de la neutralité qui est combattue dans les pages qui suivent, n’a pas pris racine. Le prolétariat militant d’Allemagne a l’idée socialiste trop dans le sang pour qu’il ne trouve pas à la manifester dans tous ses actes en dépit de tous les accès passagers de tiédeur politicienne.
La discussion qui a donné lieu aux articles traduits ici ne date que de deux ans. Mais au récent congrès des syndicats tenu à Stuttgart l’esprit socialiste a dominé aussi complètement et aussi ouvertement que dans n’importe quel congrès du parti socialiste. L’écrasante majorité des congressistes n’a laissé aucun doute à cet égard : pour eux les syndicats n’exerceront une action utile que par une entente harmonieuse avec le parti socialiste. Pour la rendre plus facile le congrès de Stuttgart a transporté le siège du Conseil général de la Fédération des syndicats de Hambourg à Berlin, où se trouve également le siège du Comité directeur du parti socialiste.
En un certain sens, cette brochure est donc vieillie.
Les tendances que je combats ici ont perdu beaucoup de terrain et ne jouent plus aucun rôle dans la vie syndicale allemande. Il y a tout lieu d’espérer qu’elles ne reprendront pas de sitôt de nouvelles forces. Les syndicats anglais dont elles se réclamaient ne peuvent plus guère depuis ces dernières années servir de modèles. Eux-mêmes s’efforcent de sortir de cette neutralité où ils s’étaient embourbés.
A la vérité il ne leur est pas très facile de s’en dépêtrer, mais plus cela leur est difficile, moins leur exemple peut engager les autres à suivre leurs traces, et à aller consciemment de soi-même se jeter dans le marais.
Malgré toutes les modifications qui se sont produites dans ces deux dernières années, je n’ai rien à changer à ma brochure. Je me trouve dans cette situation particulièrement agréable de voir ces modifications elles-mêmes confirmer purement et simplement la thèse de cette brochure.
Berlin, 21 juin 1902.
Karl Kautsky.
I
Quand on examine la légitimité d’une revendication, il faut rechercher tout d’abord ses racines psychologiques. On reconnaît alors bien souvent qu’une revendication qui semble reposer sur des principes généraux et résulter de la nature même des choses, traduit en réalité une situation historique particulière et n’a, comme elle, qu’un caractère tout transitoire.
Il paraît naturel d’attribuer l’agitation qui se dessine aujourd’hui en Allemagne en faveur de la neutralisation des syndicats aux mêmes causes qui en Angleterre déterminèrent pendant quelque temps les Trade-Unions à se désintéresser de l’action politique. Lorsqu’en effet les syndicats deviennent forts, il se développe toujours en eux la tendance de faire passer les intérêts professionnels avant les intérêts de classe, et de séparer nettement l’agitation corporative du mouvement de classe, qu’à force de particularisme on finit par paralyser.
Les périodes de prospérité, évidemment, favorisent plus l’agitation professionnelle et tendent même à reléguer le mouvement politique de classe à l’arrière-plan.
C’est un fait qui se vérifie tout particulièrement en Angleterre. En 1837, en même temps que la crise économique, commença l’agitation chartiste, et, jusqu’en 1842, elle ne cessa de grandir.
Puis vinrent les années de prospérité, et le chartisme recula ; le nombre des abonnés du Northern Star , son organe, tomba de 50.000 à 5.000. la crise de 1847 ranima l’agitation chartiste, mais le chartisme reçut le coup de grâce avec la faillite des mouvements révolutionnaires de 1848 et l’ère de libre échange qui suivit le prodigieux développement industriel d’alors.
Et les syndicats, dont l’affaiblissement avait coïncidé avec l’âge d’or du chartisme, reprirent à partir de 1850 un nouvel essor. « La période de 1825 à 1848 avait été remarquable par la fréquence et la violence des crises commerciales. Mais à partir de 1850, au contraire, les progrès de l’industrie furent pendant quelques années (jusqu’en 1874, K. K.) , plus grands et plus constants que dans la période précédente » (S. et B. Webb, Histoire du Trade-Unionisme ).
C’est à ce moment que furent crées les syndicats neutres modernes. Puis vint la longue crise après 1874, pendant laquelle le mouvement socialiste reprit en Angleterre, tandis que le mouvement syndical restait stationnaire. M. et Mme Webb ont fait le calcul pour 28 Trade-Unions : le nombre de leurs adhérents, de 1870 à 1875, passa de 145.530 à 266.321, et de 1875 à 1885, il ne monta que de 266.321 à 267.997 ; en 1880, elles ne comptaient que 227.924 membres.
C’est à cette date précise que naquit le nouveau parti socialiste anglais et sa puissance ne tarda pas à grandir.
Lorsqu’enfin, vers 1890 commença une nouvelle ère de prospérité, le nouvel unionisme , à ses débuts, se maintint encore complètement sous l’influence du socialisme, l’ancien esprit syndical ne tarda pas de nouveau à lui disputer le terrain dans les nouveaux syndicats eux-mêmes. Voici d’où résulte vraisemblablement cette opposition entre le mouvement syndical et le mouvement socialiste.
Si rapide que soit la croissance des syndicats, ils n’arriveront jamais à comprendre la totalité des ouvriers. « Le mouvement syndical ne s’étendra jamais probablement au delà de ce qu’on pu appeler l’aristocratie de la classe ouvrière », dit Bernstein (dans la postface de l’édition allemande de l’ Histoire du Trade-Unionisme , de Webb, p. 448) : opinion à laquelle nous souscrivons entièrement, ainsi qu’à cette autre de la même page : « il serait utopique, pour la classe ouvrière, de croire possible son émancipation ou même quelque amélioration sérieuse de son sort par l’action exclusive des syndicats ».
En 1892, M. et Mme Webb estimaient à un million et demi le nombre des ouvriers syndiqués en Grande-Bretagne et en Irlande, alors que l’industrie occupe dans ces pays 17.000.000 de personnes, dont au moins 10.000.000 de salariés. Donc, dans cette terre promise des Trade-Unions, l’immense majorité des salariés n’est pas encore syndiquée. Mais si l’organisation syndicale procure des avantages indéniables aux ouvriers syndiqués, sans contribuer à relever la masse des ouvriers, elle a forcément pour conséquence d’accentuer la différence sociale entre les syndiqués et les non-syndiqués et de faire des premiers une classe de privilégiés supérieurs aux autres.
Si l’on tient compte en outre des avances faites par la bourgeoisie à ces ouvriers privilégiés, on comprend aisément que ceux-ci mettent leurs intérêts professionnels avant ceux de leur classe, jugés par eux inférieurs, qu’ils se montrent même hostiles au mouvement de classe du prolétariat, si la bourgeoisie leur fait entendre que cette agitation de classe peut compromettre leur mouvement syndical en lui enlevant les sympathies bourgeoises.
D’un autre côté, la partie la plus intelligente de la bourgeoisie sera d’autant plus disposée à faire des concessions à cette aristocratie ouvrière que celle-ci s’occupera plus exclusivement de ses intérêts professionnels et que l’impossibilité deviendra chaque jour plus manifeste d’arrêter l’essor de la classe ouvrière en persécutant ses organisations. Si le prolétariat ne se laisse plus contenir par la violence, il ne reste plus à lui opposer que la politique divide et impera ; on cherchera à le diviser pour le dominer, résultat qui, dans certaines circonstances historiques, s’obtiendra avec le plus grande facilité en favorisant les organisations professionnelles de l’aristocratie ouvrière.
Tout cela est d’ailleurs connu depuis longtemps ; il suffit de le rappeler brièvement ici. Il est donc assez naturel de croire que, si en ce moment on aspire en Allemagne à neutraliser les syndicats, c’est sous l’action des mêmes causes qui ont donné au vieux trade-unionisme anglais son caractère si particulier. Voici les principaux éléments de cette évolution.
Nous étions jusque là dans une période de prospérité qui dure depuis déjà quelque temps, les syndicats se développent en Allemagne d’une manière prodigieuse, et il ne manque pas de milieux bourgeois qui leur prodiguent des avances, s’imaginant qu’il suffit d’importer en Allemagne la mode anglaise pour faire subir au mouvement de classe prolétarien, au parti socialiste le sort du chartisme anglais, ou du moins pour châtrer notre parti et le transformer en un parti de réformes démocratiques dans le genre du radicalisme anglais. Les protestations d’amour de ces réformateurs bourgeois, de Berlepsch à Sombart, ne font pas défaut, non plus que les tentatives soi-disant scientifiques pour démontrer une fois de plus que la théorie de la lutte de classe, le Marxisme est mort, bien mort et enterré.
Tout en reconnaissant l’action de ces facteurs qui jouent évidemment un certain rôle, nous croyons qu’ils n’exercent qu’une influence très limitée sur le mouvement actuel en faveur de la neutralisation des syndicats. A part le syndicat des imprimeurs, et peut-être aussi le syndicat de verriers, il serait difficile de citer un autre syndicat allemand dont on puisse dire qu’il montre le besoin d’un isolement aristocratique.
Nous ne croyons pas davantage que dans le mouvement syndical allemand actuel, il y ait des germes latents d’une évolution réactionnaire, dans le sens de ce qui a eu lieu en Angleterre. L’histoire ne se recommence pas, et la situation qui a imprimé au trade-unionisme anglais entre 1850 et 1874 son caractère particulier, ne se représentera plus.
En Angleterre même nous pouvons constater que les syndicats commencent à douter les avantages de la neutralité, et la preuve la plus éclatante de ce fait c’est la réunion à Londres, le 27 février 1900, de la Great Labour Conference , qui devait inaugurer l’action commune des trade-unions et des organisations socialistes. Il y avait là représentés : l’Independent Labour Party avec 13.000 membres, la Social-democratic federation avec 9.000 membres, les Fabiens avec 861 membres et 68 trade-unions avec 544.000 membres. Ce dernier chiffre montre avec une pleine évidence combien les syndicats anglais sont sympathiques à l’idée d’abandonner la neutralité.
Enfin dans un certain nombre de pays où depuis longtemps le mouvement syndical et le parti socialiste sont étroitement unis, nous ne constatons pas le moindre désir de séparer les deux mouvements : ainsi en Belgique, en Autriche, en Danemark. Nous expliquerons à la fin de cet article de ce phénomène ; qu’il nous suffise ici de le signaler.
La tendance neutraliste qui existe actuellement dans le monde syndical allemand n’est donc pas une manifestation particulière de l’évolution syndicale moderne, mais bien au contraire une exception à la loi générale de l’évolution. On pourrait être tenté de l’attribuer à la situation politique particulière de l’Allemagne, si on ne constatait la même tendance en Suisse, dans un pays dont l’organisation politique est tout autre.
La raison de ce fait doit donc résider dans un phénomène qui, commun à l’Allemagne et à la Suisse, soit étranger aux autres pays que nous avons mentionnés. Cette cause n’est pas difficile à trouver : c’est le rôle particulier que l’ouvrier catholique joue dans le mouvement ouvrier de l’Allemagne et de la Suisse.
C’est là, la raison essentielle des aspirations neutralistes qui se trouvent manifestées actuellement par les syndicats, et non les tendances réactionnaires qui agiraient dans le sens de l’ancien trade unionisme anglais. Ces tendances existent à la vérité chez nous aussi, elles cherchent à exploiter à leur profit les aspirations neutralistes, mais leur action n’est pas décisive et ne donne pas au mouvement neutraliste son caractère particulier.
L’ultramontanisme se plaît à nous montrer dans la religion catholique la seule digue assez résistante pour s’opposer au torrent socialiste.
Sous une forme aussi générale cette affirmation est absolument inexacte ; en France, en Belgique, en Autriche, en Italie même le parti socialiste fait en réalité des progrès en somme plus rapides que dans la protestante Angleterre. Il y a cependant une parcelle de vérité dans cette affirmation : le catholicisme est certainement un obstacle à la propagande socialiste et surtout à un mouvement ouvrier indépendant là où il est la religion d’une minorité qui se considère à tort ou à raison comme opprimée par la majorité. Ainsi, il y a presque impossibilité pour l’Irlandais à devenir socialiste et les ouvriers catholiques de la Suisse et de l’Allemagne ont entravé considérablement le mouvement socialiste et le mouvement syndical.
La raison, en est, au moins partiellement, que dans les pays cités les catholiques occupent en général des territoires peu développés au point de vue économique.
La statistique professionnelle de 1895 donnait pour l’empire allemand :
Sur 100 personnes occupées on comptait :
Protestants | Catholiques | |
56,72 | 43,01 | |
Industrie | 64,54 | 34,57 |
Commerce | 65,78 | 28,21 |
Les catholiques sont donc beaucoup plus représentés dans les régions agricoles que dans les régions industrielles.
Mais cette explication n’est pas complètement satisfaisante ; un certain nombre de pays catholiques d’Allemagne sont des régions très avancées et cependant le parti socialiste a la plus grande peine à les conquérir : par exemple, les pays rhénans. Dans ces régions le phénomène ne peut s’expliquer que parce que le catholicisme n’y est pas religion d’Etat, c’est-à-dire une force auxiliaire des classes dirigeantes contre les classes dirigées, mais bien plutôt un organe de résistance de ces derniers contre l’oppression d’en haut, et qu’il gagne ainsi la confiance des masses exploitées en satisfaisant leur instinct d’opposition.
Les ouvriers et les petits bourgeois de l’Allemagne occidentale catholique, encore si démocrates en 1848, ne seraient pas aujourd’hui aussi dévoués à l’ultramontanisme si, en 1866, la catholique Autriche n’avait pas été exclue de la confédération allemande, et si l’empire allemand fondé en 1871 n’était pas devenu une puissance protestante qui s’empressa de faire sentir aux catholiques dans le Kulturkampf de Bismarck, de la manière la plus brutale, leur situation de minorité.
Depuis, les ouvriers catholiques constituent en Allemagne (et aussi en Suisse où la situation est analogie) une grande masse prolétarienne qui, si elle n’est pas tout-à-fait réfractaire au mouvement ouvrier moderne, lui est beaucoup moins sympathique que les classes correspondantes des contrées protestantes. Les conquérir et gagner les salariés agricoles, voilà les deux plus importants problèmes de propagande que le parti socialiste allemand doive résoudre en ce moment, problèmes beaucoup plus importants peut-être que celui de la conquête des paysans-propriétaires, qu’on peut différer en toute sécurité jusqu’au moment où nous aurons réussi à résoudre les deux premières questions.
Sur les 12.816.552 salariés qu’occupaient en 1895 l’agriculture, l’industrie et le commerce de l’Allemagne il y avait 5.627.794 travailleurs agricoles (dont 2.419.590 catholiques), 2.122.267 ouvriers industriels catholiques, 375.302 employés de commerce catholiques, en tout plus de 8.000.000 de catholiques et de travailleurs agricoles sur un total d’un peu moins de 13.000.000.
Ce sont ces 8 millions d’ouvriers qu’il importe de gagner tout d’abord, avant qu’il soit nécessaire de nous entendre sur la propagande à employer pour amener à nous les paysans-propriétaires. Remarquons toutefois, pour éviter toute fausse interprétation que ces 8 millions ne sont pas tous électeurs, il y a là dedans des femmes et des enfants. Chose assez surprenante : dans la population ouvrière catholique, le nombre des femmes salariées est relativement assez considérable dans l’agriculture et plutôt restreint dans l’industrie.
Il y avait dans l’agriculture, l’industrie et le commerce :
Ouvriers agricoles | Ouvriers industriels | |
Sur 100 travailleurs hommes catholiques | 26,00 | 34,88 |
Sur 100 travailleurs femmes catholiques | 55,16 | 17,17 |
Par contre,
Ouvriers agricoles | Ouvriers industriels | |
Sur 100 travailleurs hommes protestants | 21,75 | 36,03 |
Sur 100 travailleurs femmes protestants | 45,59 | 22,76 |
Le nombre des ouvriers agricoles hommes s’élevait à 3.239.646, celui des ouvriers industriels catholiques à 1.782.708, celui des employés de commerce catholiques à 237.988, en tout plus de 5 millions sur un ensemble de 9.000.000 de travailleurs (hommes) dans les trois grandes branches de l’activité humaine. Or sur ces 9 millions, il y en a au moins 5 millions d’un âge qui les prive du droit de vote : 3.859.000 ont moins de vingt ans ; la catégorie des gens qui ont de 20 à 30 ans comprend 3.861.000 homes. Si l’on fait le même calcul pour les travailleurs catholiques et pour les travailleurs agricoles on peut admettre que ces deux groupes fournissent plus de 2.500.000 électeurs et les autres salariés un peu plus de 2.000.000.
Il est nécessaire pour le mouvement ouvrier moderne, aussi bien pour le mouvement politique que pour le mouvement syndical, de conquérir cette masse. Non seulement afin qu’il fasse des progrès et qu’il finisse par entraîner la majorité, mais aussi pour qu’il conserve les positions conquises ; car les masses des ouvriers industriels catholiques et des travailleurs agricoles se répandent comme un flot de l’Est à l’Ouest, de la campagne et des petites villes dans les grandes villes et dans les centres industriels.
Parmi les groupes professionnels pour lesquels la conquête des ouvriers catholiques est particulièrement importante, il faut mettre au premier plan les mineurs. Si dans les trois groupes principaux, agriculture, industrie et commerce, les catholiques constituent les 37,5 % du nombre total des individus employés, dans les mines ils sont les 55 %, dans l’agriculture ils sont les 43,2 %, dans les industries mettant en œuvre des pierres ou des terres, carrières, poteries, verreries, etc., 39,4 %.
Mais si le parti socialiste et les syndicats ont le même intérêt à gagner les ouvriers catholiques, il y a cependant quelque apparence que ces intérêts ne sont pas solidaires.
L’ultramontanisme pouvait bien écarter les ouvriers catholiques du parti socialiste, mais il ne pouvait pas étouffer complètement chez eux les conflits d’intérêts entre le travail et le capital. La nécessité de s’organiser pour lutter contre la puissance excessive du capital a commencé à devenir manifeste même pour les ouvriers menés en lisière par le parti catholique, si bien que celui-ci s’est trouvé exposé à perdre sa clientèle prolétarienne, s’il n’allait pas au-devant de ses besoins d’organisation.
Un certain nombre d’organisations professionnelles se sont formées chez les ouvriers ultramontains (d’une manière plus faible aussi chez les ouvriers protestants conservateurs) ; ces organisations créées tout à fait sous l’influence cléricale montrent cependant que les ouvriers catholiques sont plus faciles à gagner au mouvement syndical qu’au mouvement socialiste. Mais qu’est-ce qui les empêche d’entrer dans les grands syndicats déjà existants ? On nous répond : c’est leur caractère socialiste ; qu’on leur enlève ce caractère, qu’on les rende neutres, et l’obstacle est supprimé, qui éloigne les ouvriers catholiques des syndicats. Ils seront gagnés au moins à l’un des deux cotés du mouvement ouvrier moderne et ils pourront ainsi plus facilement être gagnés à l’autre. La neutralisation des syndicats est donc la condition préalable, indispensable, de la croissance du mouvement prolétarien en Allemagne.
Le raisonnement est absolument logique et les tendances neutralistes qui en procèdent ont un tout autre caractère et sont infiniment plus sympathiques que les tendances des ouvriers aristocrates à la mode anglaise et de leurs amis bourgeois. On aurait tort de confondre ces deux aspirations, même si les apparences sont les mêmes et le raisonnement presque identique, même si le mouvement ouvrier aristocratique gagnait plus de forces, grâce aux avances faites aux ouvriers catholiques, qu’il n’en aurait autrement.
Loin de vouloir la neutralisation pour séparer quelques couches aristocratiques du mouvement commun, on le désire au contraire pour amener au mouvement quelques couches restées en arrière. On ne veut pas diviser mais unir.
Avec ces constations nous n’avons pas encore indiqué notre position dans la question de la neutralisation, mais nous avons montré qu’il était possible d’en parler sans violence ni amertume.
II
Est-il possible d’imaginer qu’on puisse arriver dans la situation historique actuelle à une neutralisation réelle des syndicats, voilà la question dont il s’agira avant tout ici. Si nous devons répondre à cette question par la négative, nous pourrons nous éviter de rechercher quelles seraient les conséquences de la neutralisation, si elle enlèverait d’un côté plus de force qu’elle ne leur en donnerait de l’autre.
Arrêtons-nous à la première question ; il s’agit avant tout de la bien circonscrire.
Si les défenseurs de la neutralisation des syndicats demandaient seulement qu’ils fussent ouverts à tous les ouvriers du métier, quelles que soient leurs croyances politiques ou religieuses, on tomberait immédiatement d’accord avec eux. Mais alors on n’aurait pas introduit de principes nouveaux dans ces syndicats « socialistes » qui, de tout temps, se sont distingués des organisations chrétiennes et libérales en ce qu’ils n’exigeaient de leurs membres aucune profession de foi religieuse ou politique. La neutralisation consisterait alors tout au plus à conseiller aux syndiqués d’éviter le plus possible dans leurs rapports avec leurs camarades non socialistes tout froissement inutile.
C’est un conseil qu’on peut donner de temps en temps, mais il n’a pas une importance telle qu’on ait besoin de la discuter publiquement, sans compter que précisément dans les questions de tact il n’y a pas de règle générale et qu’il n’est pas facile de distinguer où cesse la défense légitime de son opinion à soi, et où commencent les attaques inutiles. Autant il est désirable que nos camarades s’abstiennent dans les syndicats de toute attaque violente sur le terrain religieux ou politique, autant ce concept d’attaque violente est élastique, quand on examine chaque cas concret pris en particulier. Des résolutions n’y changeraient rien ; tout dépend de la maturité politique et de la maîtresse de soi de nos camarades, comme aussi d’ailleurs des qualités de leurs camarades des autres opinions.
On n’a donc pas à discuter là-dessus.
La grande question de la neutralisation n’est pas de savoir si les syndicats doivent être ouverts à tous les travailleurs sans distinction de religion ou d’opinion politique, mais de savoir s’ils doivent faire de la politique or non.
On trouverait difficilement un adversaire sérieux de la neutralisation qui voudrait fermer les syndicats aux partisans de certaines opinions politiques et religieuses, et, parmi les partisans socialistes de la neutralisation il n’y en a pas un pour soutenir que les syndicats ne doivent en aucune façon faire de la politique, même là où les lois le permettent (1). Ces amis de la neutralisation demandent seulement que les travailleurs fassent uniquement de la politique de classe, de la politique ouvrière, non de la politique de parti.
Ils s’appuient d’un côté sur les syndicats anglais, d’un autre sur les syndicats patronaux de tous les pays qui font bien de la politique, mais pas de la politique de parti, dans lesquels les hommes de même profession, à quelque parti qu’ils appartiennent, font la même politique. Ils nous assurent que c’est ainsi que les trade-unions anglaises sont devenues fortes, que c’est à cela que les syndicats patronaux doivent leur puissance. Imitons-les.
Ces deux exemples sont sans doute très séduisants. Mais il ne faudrait pas oublier, que quand il s’agit d’imiter l’étranger la bonne volonté ne suffit pas, il faut aussi que les conditions préliminaires se rencontrent que rendent l’imitation possible, et parmi ces conditions figure avant tout l’absence d’un parti socialiste.
Il ne faut pas oublier que le parti socialiste est un parti d’une nature toute particulière, qu’on ne peut pas tout uniment assimiler aux partis bourgeois. C’est le parti des salariés, il représente les intérêts ouvriers, sans aucun égard aux intérêts de la propriété. Les autres partis, quelles que soient d’ailleurs les différences qui les séparent, sont tous les partis de possédants qui ne considèrent les intérêts ouvriers que dans la mesure où ils sont compatibles avec la propriété privée.
Mais les deux exemples invoqués ont ceci de commun que dans l’un et l’autre cas, le parti socialiste n’intervient pas dans la question de la neutralité.
En Angleterre le parti socialiste ne joue encore aucun rôle dans la bataille des partis.
En présence des différences mesquines qui séparent en Angleterre libéraux et conservateurs, les syndicats peuvent très bien rester indifférents. On peut pour le moins considérer comme douteux qu’ils persisteraient dans leur indifférence politique, s’il se formait un parti socialiste aussi fort que l’un de ces deux partis bourgeois, si l’attitude des syndicats devenait un appoint important dans la question, à qui la prédominance reviendrait, au parti des travailleurs ou à l’un des partis capitalistes.
Les résolutions de ce congrès de Londres de février dernier, dont nous avons déjà parlé, n’indiquent pas que les syndicats anglais resteraient neutres dans ce cas. Les délégués d’un demi million de syndiqués ont décidé, d’accord avec les délégués des socialistes anglais, la création d’une organisation spéciale pour le choix de candidats « reconnaissant le programme et la tactique de l’agitation ouvrière et formant au Parlement un groupe spécial, indépendant des autres partis politiques . » Le comité exécutif de ce nouvel organe de parti politique se compose de sept délégués des syndicats et cinq délégués des organisations socialistes.
On admettra bien que ces résolutions jettent un jour assez vif sur la neutralité des syndicats anglais. C’est là en somme le début d’un mouvement ouvrier politique autonome en Angleterre.
Quant aux syndicats patronaux, les socialistes n’y sont pas traités, que je sache, sur le même pied que les membres des partis bourgeois. Au contraire, ultramontains, libéraux, libéraux-nationaux y travaillent avec l’entente la plus parfaite contre les socialistes. Le point commun de leur politique en dehors des partis, c’est précisément la lutte contre le parti socialiste.
« Le syndicat ne doit pas faire de préférence entre les partis », dit la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeiting n° 22 (Journal des mineurs et des fondeurs allemands). Pense-t-il peut-être que les trusts des maîtres de forges sont aussi bien disposés pour les socialistes que pour les libéraux nationaux et les conservateurs ? Les syndicats patronaux observent seulement la neutralité à l’ égard des partis capitalistes, mais dans les syndicats d’ ouvriers les défenseurs de la neutralité demandent qu’ ils aient le même amour pour les partis capitalistes que pour le parti ouvrier. Cela ne montre-t-il pas d’ une manière éclatante combien est boiteuse la comparaison entre la neutralité des syndicats et celle des syndicats patronaux ?
Nous deviendrons enthousiastes de la neutralité des syndicats le jour où l’ union des maîtres de forges allemands et le syndicat des charbons du Rhin et de la Westphalie ne traiteront pas autrement les socialistes que les autres partis.
L’exemple de ces unions patronales comme l’ exemple des trade-unions montre seulement combien sont insignifiantes, au point de vue de leur attitude à l’ égard des ouvriers les différences politiques qui séparent les partis bourgeois, mais il ne prouve en aucune façon qu’ un syndicat ouvrier doive être animé des mêmes dispositions pour les partis bourgeois que pour le parti ouvrier.
En outre les syndicats patronaux, et dans une large mesure aussi, les trade-unions anglaises, sont des entreprises d’ affaires. Les syndicats allemands sont quelque chose de plus grâce au parti socialiste sous l’ influence duquel ils se sont placés jusqu’ ici. Ce ne sont pas des organisations qui se proposent uniquement d’ améliorer la situation économique de leurs membres, mais elles ont également en vue leur développement intellectuel et elles organisent à cet effet des conférences scientifiques, fondent des bibliothèques, etc . ..
Si les syndicats voulaient avoir une politique absolument neutre, ils devraient renoncer complètement à cette mission éducatrice. Ströbel, à juste titre, a déjà signalé ce point. En Suisse un des plus grands obstacles, lors de la récente campagne en faveur de la neutralisation, fut la prétention des ouvriers catholiques de supprimer, dans les conférences et les bibliothèques des syndicats, tout ce qui pourrait choquer un cœur vraiment catholique.
La transformation des syndicats indépendants en simples entreprises d’ affaires tient fort à cœur à nos économistes si « moraux » ; mais le parti socialiste « matérialiste » n’ a pas le moindre désir de les voir se dégrader ainsi.
Il ne veut pas non plus voir les socialistes devenir de majorité une minorité dans les syndicats, et aussi longtemps qu’ ils seront la majorité, la direction des syndicats restera aux mains des socialistes. Or les socialistes, s’ ils font de la politique, ne peuvent faire que de la politique socialiste; ils peuvent bien s’ allier avec des ouvriers ultramontains et libéraux pour le droit de coalition, par exemple, mais pour cela ils se serviront d’ arguments socialistes et ils en appelleront pour la défense de leurs intérêts aux socialistes des corps législatifs et de la presse.
En outre, si la direction des syndicats tombait dans des mains non socialistes, les syndicats ne feraient pas de la politique neutre mais bien de la politique anti-socialiste. Le parti socialiste joue actuellement dans toutes les questions ouvrières un rôle beaucoup trop important pour qu’ un représentant des travailleurs puisse rester indifférent à son égard.
Examinons les deux syndicats allemands qui ont inscrit la neutralité sur leur bannière. La neutralité de l’ un des deux, le syndicat des imprimeurs, est la neutralité de type anglais ; elle aboutit même, comme on peut le voir dans son organe, à une hostilité déclarée contre le parti socialiste. La neutralité de l’ autre, le syndicat des mineurs et des forgerons, a une tendance que nous avons déjà mentionnée ; il va au-devant des désirs des ouvriers catholiques, plus exactement des ouvriers ultramontains. La politique soi-disant neutre de cette union n’ est à la bien regarder, qu’ une politique socialiste, timide d’ ailleurs.
Quand on reproche à la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeitung de ne pas être d’accord avec les idées de notre parti, nous ne pouvons pas nous associer à ce reproche, du moins notre connaissance du journal ne nous le permet pas. Les aspirations vers la neutralité n’ ont qu’un résultat là-bas ; c’est que les convictions socialistes de la rédaction revêtent parfois des formes particulières pour ne pas effrayer les lecteurs.
« La neutralité , écrit par exemple dans son dernier numéro déjà mentionné, veut que l’on soit impartial envers tous les partis, même quand on doit combattre certains de leurs représentants, certains de leurs actes, du point de vue syndical. »
Pour être impartial envers tous les partis, il est nécessaire de n’appartenir à aucun.
C’est ce que ne veut pas la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeitung , mais alors cette impartialité objective est en bien mauvaise posture, bien qu’on en ait plein la bouche.
Le syndiqué neutre, dit la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeitung , doit exercer sa critique non contre les partis, mais contre certains représentants, contre des actes déterminés des partis. Mais les représentants particuliers et les actes particuliers des partis ne sont pas des phénomènes fortuits ; ils ont leur raison d’ être dans la nature des partis.
Et une politique à longue portée doit précisément se proposer, en étudiant les intérêts de la classe et l’ évolution historique, d’arriver à l’intelligence des relations nécessaires qui existent entre les phénomènes particuliers de la vie des partis. La politique qui néglige ce point, qui considère les représentants, les actes particuliers d’un parti sans les rattacher à l’ensemble du parti, à son développement historique, sera, non une politique neutre, mais une politique naïve, puérile, et recommander une telle politique aux syndicats, au lieu de la « politique de parti », c’est dégrader leur politique, c’est leur recommander de renoncer dans leur activité syndicale à toutes les connaissances qu’ils ont puisées dans leur activité de parti. Mais cela n’est guère possible, et alors cette neutralité-là, c’est en réalité conseiller au syndiqué socialiste de montrer une naïveté politique, qu’il n’a pas en réalité.
L’article de fond du même numéro de la Deutsche Berg und Hüttenarbeiterzeitung nous en fournit un exemple : Notre camarade Sachse brigue le siège de député au Reichstag à Waldenbourg, au scrutin de ballotage. Comme les mineurs joue dans cette élection un rôle considérable, la rédaction de ladite feuille considère comme de son devoir, d’ inviter les électeurs à élire Sachse.
C’est parfait, mais n’est-ce pas là un acte politique de parti ?
Non, dit la rédaction ; car elle n’a pas un mot de recommandation pour le socialiste Sachse, celui qu’elle recommande, c’est le mineur Sachse, l’ami des ouvriers, et si elle le recommande, ce n’est pas parce que son concurrent est le candidat des conservateurs, des libéraux et d’ultramontains, mais parce qu’il est aussi accidentellement un ennemi des ouvriers.
Elle évite anxieusement de caractériser les partis qui ont proposé ces candidats ; ce sont ceux-ci qu’elle se borne à faire connaître. Cela n’est quand même pas de la politique neutre : c’est bien plutôt de la politique d’autruche.
L’auteur de l’article de fond sait très bien que tout candidat socialiste, quels que soient son nom et sa profession, par cela même qu’il appartient à ce parti, défendra avec plus de zèle et de fermeté les mineurs qu’un candidat du centre, - et même du centre silésien ! Mais le dire, ce serait faire de la politique de parti ! La neutralité exige évidemment qu’on garde cela pour soi, et qu’on garde cela pour soi, et qu’on s’arrange de façon à faire croire à un pur hasard, quand dans un cas particulier on se prononce pour le candidat socialiste à cause de ses qualités personnelles.
Ces syndiqués neutres portent le parti socialiste dans leur cœur tout aussi bien que les autres compagnons ; seulement ils font comme l’amoureux du poète :
« Ne me compromets pas, ma chère enfant
Ne me salue pas « sur le boulevard »,
Une fois rentrés chez vous
Tout s’arrangera. »
Mais comme les maisons dans lesquelles ils prennent rendez-vous avec la belle enfant sont ouvertes à tout le monde – chambres des députés, lieux de réunions publiques, il faut une grande innocence politique pour croire sérieusement qu’ on peut ne pas reconnaître sa « bonne amie sur le boulevard ».
Vouloir neutraliser les syndicats c’est vouloir au fond maintenir les syndiqués en un parfait état d’innocence politique.
Cette neutralité consiste simplement en ceci : rester neutre en théorie et faire dans la pratique de la politique de parti. « On » se laisse guider dans le syndicat par les mêmes idées de parti qu’ en dehors du syndicat ; seulement dans le syndicat on appelle politique ouvrière cette même politique qu’ on vient d’appeler politique du parti socialiste dans une réunion électorale, et l’on soutient ici comme un ami des ouvriers le même candidat qu’ on recommande là-bas comme un homme de parti éprouvé !
Si les syndicats font de la politique, les syndiqués, du moins les meilleurs d’ entre eux, ceux qui ont une certaine maturité politique, feront constamment de la politique de parti.
Si on veut bannir cette politique des syndicats, il faudra condamner la politique en général dans les syndicats et dans leurs organes, il faudra les transformer en de simples caisses de secours, en de pures entreprises d’ affaires.
Alors on pourra être neutre, mais il ne le faudra pas nécessairement, parce qu’ il y a des sociétés de secours (maladies ou autres accidents) socialistes, ultramontaines, etc. La politique de parti pénètre l’ ouvrier allemand jusqu’à la moelle des os, c’est elle qui détermine tous ses faits et gestes.
C’est le parti socialiste qui a le moins de raison de vouloir affaiblir ce puissant intérêt politique dans le cœur du prolétariat.
(1) La position que prend Elm n’ est pas très nette. D’ abord il se plaint de la « résignation facile avec laquelle Ströbel accepte qu’ encore aujourd’ hui ni les femmes ni les étudiants ni les apprentis ne peuvent faire partie d’ associations politiques en Prusse » . Quelques pages plus loin il déclare que « les syndicats doivent faire de la politique pratique d’ actualité mais pas de politique de parti ».
Mais aucune loi prussienne ou autre loi sur les associations ne fait de distinctions entre la politique pratique d’ actualité et la politique de parti ; si en faisant de la politique de parti un syndicat devient un groupe politique, il en est tout à fait de même s’ il fait de la politique pratique d’ actualité. Mêler la question de la neutralisation des syndicats à celle de leurs rapports avec les lois modifiables sur les associations ne peut qu’ engendrer la confusion.
Ce sont deux questions essentiellement distinctes. Ce qui le prouve bien, c’ est que la question de la neutralisation a surgi en Suisse, où l’ autre question n’ existe point. Chaque syndicat peut décider s’ il veut être un groupe politique ou non. Nous n’ avons pas à discuter ce point ici, où il s’ agit de la politique syndicale que les syndicats peuvent faire et ont fait de tout temps, même en Prusse, sans donner à leurs organisations l’ étiquette de groupes politiques ; il s’ agit de cette politique qui se fait surtout dans la presse syndicale et dans les réunions publiques.