20 avr 2013

Le matérialisme anglais - 2e partie : L'Utopie de Thomas More

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« La nature te recommande être bon pour ton prochain ; elle ne t’ordonne pas d’être cruel et impitoyable envers toi-même. La nature elle-même, disent-ils, nous prescrit une vie heureuse, c’est-à-dire le plaisir, comme la fin de toutes nos actions. Ils définissent même la vertu comme une vie orientée d’après ce principe. La nature invite donc tous les mortels à se donner une aide réciproque en vue d’une vie plus riante... »

Oeuvre maîtresse de l’humanisme, l’Utopie de Thomas More fait partie du patrimoine communiste, et est une lecture obligée pour qui veut une société humaine, pacifiée.

Tout comme la « Nouvelle Atlantide », « l’Utopie » de More est une fiction religieuse en apparence, et en réalité humaniste. Publiée en 1516, elle ne pouvait historiquement s’appuyer sur la classe ouvrière, non encore existante.

Mais déjà l’humanité développait sa civilisation, le mode de production changeait avec la naissance et le développement du capitalisme.

L’oeuvre assume clairement cette dimension civilisationnelle ; parlant du fondateur d’Utopie, qui a comme nom Utopus, il est expliqué : « C’est Utopus qui amena une foule ignorante et rustique à un sommet de culture et de civilisation qu’aucun autre peuple ne semble avoir atteint actuellement. »

Culture et civilisation, voilà tout à fait notre programme. Mais en quoi consiste Utopie ? Voilà de quoi il s’agit :

« L’île a cinquante-quatre villes grandes et belles, identiques par la langue, les mœurs, les institutions et les lois. Elles sont toutes bâties sur le même plan et ont le même aspect, dans la mesure où le site le permet. La distance de l’une à l’autre est au minimum de vingt-quatre milles ; elle n’est jamais si grande qu’elle ne puisse être franchie en une journée de marche. »

Nous avons ici la première « utopie » : un pays imaginaire, permettant de présenter un monde idéal. Il y a il est vrai un précèdent : l’Atlantide telle que décrite par Platon. Mais il s’agissait alors d’une fable pour souligner certains aspects. Dans l’Utopie, More élabore un véritable système social, complet et cohérent. Prenons l’exemple de l’agriculture : non seulement celle-ci est satisfaisante, équilibrée par rapport à la ville, mais les citadin eux-mêmes doivent aller aux champs.

C’est exemplaire de la résolution de la contradiction entre les villes et les campagnes. Voici ce qu’on peut y lire :

« Les champs sont si bien répartis entre les cités que chacune a au moins douze milles de terrain à cultiver tout autour d’elle et parfois davantage, si la distance est plus grande entre elle et la voisine. »

« Ils ont à la campagne, au milieu des champs, des demeures bien situées en des lieux choisis, équipées de tous les instruments aratoires. Les citadins y viennent habiter à tour de rôle. »

Il y a même mieux : la ville elle-même est ouverte sur la nature, ce qui est une grande anticipation du socialisme. On a systématiquement des jardins allant avec les maisons :

« Derrière les maisons, sur toute la longueur de la rue, se trouve un vaste jardin, borné de tous côtés par les façades postérieures. Chaque maison a deux portes, celle de devant donnant sur la rue, celle de derrière sur le jardin.

Elles s’ouvrent d’une poussée de la main, et se referment de même, laissant entrer le premier venu. Il n’est rien là qui constitue un domaine privé. Ces maisons en effet changent d’habitants, par tirage au sort, tous les dix ans. »

On a ici un principe socialiste : le refus du fétichisme. Il faut être capable de vivre dans la ville comme à la campagne, on ne doit pas s’accrocher de manière idéaliste à son appartement. Il n’y a pas de vol, pas besoin de fermer les portes. On croirait lire la description d’une commune populaire chinoise.

D’ailleurs, on retrouve la généralisation de ce principe de développement harmonieux :

« En dehors de l’agriculture, que tous connaissent ainsi que je l’ai dit, chacun apprend le métier qui lui plaît et qui sera le sien (...). Chacun apprend un des autres métiers, aussi bien les femmes que les hommes. »

Voilà qui est tout à fait socialiste, et encore une fois, l’esprit de la commune populaire chinoise était le même.

Et enfin, il y a systématiquement un jardin. C’est une référence évidente à Epicure, dont il est bien connu qu’il enseignait dans un jardin, la nature étant la référence pour la pensée de toute personne matérialiste.

Les personnes habitant Utopie sont-elle épicuriennes ? Oui, elles le sont. Voici ce qu’on sait d’elles, entre autres : 

« Les Utopiens ignorent complètement les dés et tous les jeux de ce genre, absurdes et dangereux. Mais ils pratiquent deux divertissements qui ne sont pas sans ressemblance avec les échecs. »

« Il faut être paresseux et nonchalant, disent-ils, pour ne pas prendre soin de la beauté donnée par la nature ; mais recourir aux fards est le fait d’une vanité coupable. » 

Voilà qui est tout à fait socialiste ! L’Utopie est éminemment formidable !

Le rapport à la vie des animaux est épicurien également, mais est bloqué pour des raisons historiques. Il y a ainsi des esclaves à Utopus, et cela empêche les personnes vivant à Utopie de ne plus participer à la mort d’êtres vivants. Voici l’extrait à ce sujet, dont la dimension contradictoire est patente :

« Aux marchés dont je viens de parler s’ajoutent des centres d’approvisionnement où l’on apporte des légumes, des fruits, du pain et aussi des poissons, et toutes les parties comestibles des volailles et des quadrupèdes.

Ces marchés se trouvent en dehors de l’agglomération, dans des endroits appropriés où la sanie et les ordures peuvent être lavées dans une eau courante. C’est de là qu’on emporte les bêtes tuées et nettoyée par les mains des esclaves, car ils ne souffrent pas que leurs citoyens s’habituent à dépecer des animaux, craignant qu’ils n’y perdent peu à peu les qualités du cœur qui sont le propre de l’humanité. »

Ainsi, sans les esclaves, le pacifisme utopien serait complet (on sait d’ailleurs que « Ils détestent la guerre au suprême degré... »), on aurait le principe de la communauté universelle.

Il ne s’agit nullement d’une pensée de More à l’écart du développement de sa pensée, mais bien de tout l’arrière-plan humaniste de sa réflexion. Le passage suivant est exemplaire :

« D’autre mettent sous clef des richesses inutiles dont l’entassement ne leur est de nul usage, mais dont la contemplation les enchante : en ont-ils un plaisir véritable ou sont-ils les jouets d’une illusion ?

D’autres encore, par une aberration toute opposée, ont caché leur or qui jamais ne leur servira, que plus jamais ils ne reverront et qu’ils perdent par terreur de le perdre (...). 

Ils jugent tout aussi imaginaires le plaisir des joueurs, dont ils ne connaissent l’absurdité que par ouï-dire, celui aussi des chasseurs et des oiseleurs.

Qu’y a-t-il de plaisant, disent-ils, à jeter les dés sur un damier et à le faire si souvent que la seule répétition suffirait à rendre le divertissement fastidieux ?

Et quelles délices peuvent apporter l’aboiement, le hurlement des chiens ? Pourquoi le spectacle d’un chien poursuivant un lièvre donnerait-il plus de plaisir que celui d’un chien poursuivant un chien ? Les deux se valent. Il y a la course, si c’est la course qui vous charme.

Mais si c’est l’attente de la mise à mort et du carnage qui se fera sous vos yeux, vous devriez plutôt être pris de pitié pour le petit lièvre déchiré par le chien, le plus faible par le plus fort, le fuyard, le timide par le fougueux, l’inoffensif par le cruel.

Considérant la chasse comme un exercice indigne de gens libres, les Utopiens le réservent à leurs bouchers dont le métier, nous l’avons dit, est pratiqué par des esclaves. 

Ils considèrent même la chasse comme l’échelon le plus bas de la boucherie, les autres branches étant plus utiles et plus honorables, puisqu’elles rendent service et qu’elles ne détruisent d’êtres vivants que pour une raison de nécessité ; le chasseur au contraire se complaît gratuitement à la mort et au dépècement d’une pauvre petite bête.

Trouver du plaisir à voir mourir, ne fût-ce qu’un animal, suppose, pensent-ils, une disposition naturelle à la cruauté, ou bien y conduit, par l’exercice constant d’une volupté si sauvage. »

On a ici exactement la pensée épicurienne. Les commentateurs bourgeois de More n’ont jamais su interpréter correctement More : celui-ci n’était-il pas un catholique ? Mais rien qu’à lire le formidable passage suivant, on a un formidable aperçu de l’épicurisme, qui fait qu’il n’y a aucun doute : Thomas More était l’un des nôtres ! Il est l’un des nôtres !

« Seulement le bonheur pour eux ne résident pas dans n’importe quel plaisir, mais dans le plaisir droit et honnête vers lequel notre nature est entraînée, comme vers son bien suprême, par cette même vertu où la secte opposée place le bonheur à l’exclusion de tout autre domaine.

Car ils définissent la vertu comme une vie conforme à la nature, Dieu nous y ayant destinés. Celui-là vit conformément à la nature qui obéit à la raison lorsqu’elle lui conseille de désirer certaines choses et d’en éviter d’autres. La nature d’abord remplit les mortels d’un grand amour, d’une ardente vénération pour la majesté divine à laquelle nous devons, et notre être lui-même, et la possibilité d’atteindre au bonheur.

Elle nous incite ensuite à mener une vie aussi exempte de tourments, aussi pleine de joies que possible, et à aider tous les autres, en vertu de la solidarité qui nous lie, à en obtenir autant. En effet, le plus sombre, le plus austère zélateur de la vertu, le plus farouche ennemi du plaisir, tout en te recommandant les travaux, les veilles et les macérations, ne manque jamais de t’ordonner en même temps d’alléger de tout ton pouvoir les privations et les ennuis des autres et il estime louable, au nom de l’humanité, l’aide et la consolation apportées par l’homme à l’homme.

Si l’humanité, cette vertu qui est plus que toute autre naturelle à l’homme, consiste essentiellement à adoucir les maux des autres, à alléger leurs peines et, par là, à donner à leur vie plus de joie, c’est-à-dire plus de plaisir, comment la nature n’inciterait-elle pas aussi un chacun à se rendre le même service à lui-même ?

De deux choses l’une en effet. Ou bien une vie agréable, c’est-à-dire riche en plaisirs, est mauvaise et, dans ce cas, bien loin d’aider personne à y accéder, il faut au contraire la retirer à tous comme chose nuisible et pernicieuse.

Ou bien, s’il t’est non seulement permis, mais ordonné, de la procurer aux autres à titre de bien, pourquoi d’abord ne pas te l’accorder à toi-même, envers qui tu as le droit d’être aussi bienveillant qu’envers autrui ?

La nature te recommande être bon pour ton prochain ; elle ne t’ordonne pas d’être cruel et impitoyable envers toi-même. La nature elle-même, disent-ils, nous prescrit une vie heureuse, c’est-à-dire le plaisir, comme la fin de toutes nos actions. Ils définissent même la vertu comme une vie orientée d’après ce principe.

La nature invite donc tous les mortels à se donner une aide réciproque en vue d’une vie plus riante : sage conseil, personne n’étant si au-dessus du sort commun que la nature doive s’occuper de lui seul, elle qui veut le même bien à tous les êtres qu’elle a réunis en un groupe unique par leur participation à une forme commune. 

Cette même nature t’enjoint par conséquent de renoncer à t’assurer des profits qui se solderaient par des pertes pour autrui. »

Mais cela signifie, forcément, une organisation sociale sans hiérarchie économique :

« En Utopie, au contraire où tout appartient à tous, personne ne peut manquer de rien, une fois que les greniers publics sont remplis. Car la fortune de l’État n’est jamais injustement distribuée en ce pays. L’on n’y voit ni pauvre ni mendiant et quoique personne n’ait rien à soi, cependant tout le monde est riche. Est-il en effet de plus belle richesse que de vivre joyeux et tranquille sans inquiétude ni souci ? Est-il un sort plus heureux que celui de ne pas trembler pour son existence ? »

« Partout où la propriété est un droit individuel, où toutes choses se mesurent par l’argent, là on ne pourra jamais organiser la justice et la prospérité sociale, à moins que vous n’estimiez parfaitement heureux l’État où la fortune publique se trouve la proie d’une poignée d’individus insatiables de puissance, tandis que la masse est dévorée par la misère.

Aussi quand je compare les institutions utopiennes à celles des autres pays, je ne puis assez admirer la sagesse et l’humanité d’une part et déplorer de l’autre, la déraison et la barbarie. »

Et l’État alors ? Eh bien au sens strict il est plus cette simple administration qui existe lorsque le socialisme dans le monde aura bien avancé. Voici ce qu’en dit More :

« Le sénat a pour règle de ne jamais agiter séance tenante une question qui lui est proposée, mais de la remettre au lendemain. On veut éviter de la sorte de bavardes improvisations que leurs auteurs chercheraient ensuite à défendre à tout prix afin de faire prévaloir leur opinion plutôt que pour servir l’État, préférant faire litière de l’intérêt général que de leur prestige personnel et, par une fausse honte fort intempestive, ne voulant pas reconnaître qu’ils ont tout d’abord trop peu réfléchi, alors qu’ils auraient dû commencer par parler moins vite, et plus sagement. »

Formidable utopie ! Formidable préfiguration du socialisme, des nécessités communistes ! Au-delà des inévitables tendances patriarcales et idéalistes, l’Utopie de Thomas More fait partie du meilleur patrimoine communiste !

 

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