Le matérialisme anglais - 8e partie : Voltaire, partisan de John Locke à travers Micromégas et Candide
Submitted by Anonyme (non vérifié)Dans la nouvelle Micromégas, Voltaire fait intervenir deux extra-terrestres gigantesques qui viennent sur la planète Terre. Ils n'y rencontrent que des hommes imbus d'eux-mêmes et prompts aux massacres, à part un qui, justement, s'avère un disciple de John Locke.
Les extra-terrestres l'apprécient particulièrement, et on devine bien entendu que c'est le point de vue de Voltaire, dont la Lettre philosophique XIII est par ailleurs un éloge de John Locke. Voici ce qu'on lit dans Micromégas :
« Un petit partisan de Locke était là tout auprès ; et quand on lui eut enfin adressé la parole : « Je ne sais pas, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n’ai jamais pensé qu'à l'occasion de mes sens. Qu'il y ait des substances immatérielles et intelligentes, c'est de quoi je ne doute pas ; mais qu'il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c'est de quoi je doute fort. Je révère la puissance éternelle ; il ne m’appartient pas de la borner : je n'affirme rien , je me contente de croire qu'il y a plus de choses possibles qu'on ne pense.»
L'animal de Sirius sourit : il ne trouva pas celui-là le moins sage ; et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke sans l'extrême disproportion. »
John Locke dut de fait son importance idéologique à la prise du pouvoir, en 1688, de Guillaume d'Orange en Angleterre qui devint alors le nouveau roi. La monarchie constitutionnelle était installée, la bourgeoisie avait les mains libres, et John Locke fut son héraut.
Son « empirisme » était, en effet, absolument nécessaire à une bourgeoisie dont l'activité repose sur le travail, sur la pratique. Lorsque John Locke attribue de la valeur uniquement à son immédiateté, à ce qui est ressenti, tout le reste n'étant plus qu'hypothèse, la bourgeoisie ne demande pas mieux.
Chaque bourgeois travaille indépendamment, œuvrant par sa propre activité à sa propre réalisation personnelle. C'est très exactement le sens de la fin de la nouvelle de Voltaire appelée Candide, avec le fameux « il faut cultiver son jardin ».
Il y a eu beaucoup d'hypothèses à ce sujet, alors qu'il est évident que si la nouvelle dénonce le philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz à travers le personnage de Pangloss le représentant, c'est justement parce que Leibniz nie le relativisme individuel propre à la philosophie de John Locke. Voici comment se termine Candide :
« Candide en retournant dans sa métairie fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin: Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper.
Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes ; car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baasa ; le roi Éla, par Zambri; Ochosias, par Jéhu ; Athalie, par Joïada; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV? Vous savez..... Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. Vous avez raison, dit Pangloss ; car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât; ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. Travaillons sans raisonner, dit Martin, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable.
Toute la petite société entra dans ce louable dessein; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était, à la vérité, bien laide; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme: et Pangloss disait quelquefois à Candide : Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches.
Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »
On ne sera guère étonné que, dans cet esprit minimaliste-relativiste, John Locke fit en sorte que soit notamment écrit sur son épitaphe : « Ci-gît John Locke. Si tu veux savoir quel homme il fut, sache qu’il sut se satisfaire de son sort modeste. »
Tout consiste en une accumulation linéaire, dans un esprit terre-à-terre qui est celui du pragmatisme capitaliste. La théorie de la connaissance de John Locke, tout comme la philosophie de Voltaire, est une conception individualiste-utilitaire, minimaliste-relativiste.
Voici un exemple de comment John Locke formule son « empirisme » :
« D’abord les sens remplissent, pour ainsi dire, notre esprit de diverses idées qu’il n’avait point, et l’esprit se rendant peu à peu ces idées familières les place dans sa mémoire, et leur donne des noms. Ensuite, il vient à se représenter d’autres idées, qu’il abstrait de celles-là, et il apprend l’usage des noms généraux.
De cette manière, l’esprit prépare des matériaux d’idées et de paroles, sur lesquels il exerce sa faculté de raisonner, et l’usage de la raison devient chaque jour plus sensible, à mesure que ces matériaux sur lesquels elle s’exerce augmentent. »
Les aventures de Candide, avant sa prise de conscience finale, sont finalement une allégorie de la théorie de connaissance de John Locke : Candide le pur candide est tel une page blanche (la tabula rasa de John Locke), il apprend par l'expérience, augmentant sa capacité de raisonner jusqu'à avoir, enfin, un « sens pratique ».