26 sep 1905

Pierre Corneille - Le Cid - Acte II (1637)

Submitted by Anonyme (non vérifié)

ACTE II

 

 

Scène première – Don Arias, le comte

 

 

Le Comte

 

Je l’avoue entre nous, mon sang un peu trop chaud
S’est trop ému d’un mot, et l’a porté trop haut ;
Mais puisque c’en est fait, le coup est sans remède.
 

Don Arias

 

Qu’aux volontés du roi ce grand courage cède :
Il y prend grande part, et son cœur irrité
Agira contre vous de pleine autorité.
Aussi vous n’avez point de valable défense :
Le rang de l’offensé, la grandeur de l’offense,
Demandent des devoirs, et des soumissions
Qui passent le commun des satisfactions.
 

Le Comte

 

Le roi peut à son gré disposer de ma vie.
 

Don Arias

 

De trop d’emportement votre faute est suivie.
Le roi vous aime encore ; apaisez son courroux.
Il a dit : « Je le veux ; » désobéirez-vous ?
 

Le Comte

 

Monsieur, pour conserver tout ce que j’ai d’estime,
Désobéir un peu n’est pas un si grand crime ;

Et quelque grand qu’il soit, mes services présents
Pour le faire abolir sont plus que suffisants.
 

Don Arias

 

Quoi qu’on fasse d’illustre et de considérable,
Jamais à son sujet un roi n’est redevable.
Vous vous flattez beaucoup, et vous devez savoir
Que qui sert bien son roi ne fait que son devoir.
Vous vous perdrez, Monsieur, sur cette confiance.
 

Le Comte

 

Je ne vous en croirai qu’après l’expérience.
 

Don Arias

 

Vous devez redouter la puissance d’un roi.
 

Le Comte

 

Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi.
Que toute sa grandeur s’arme pour mon supplice,
Tout l’État périra, s’il faut que je périsse.
 

Don Arias

 

Quoi ? Vous craignez si peu le pouvoir souverain…
 

Le Comte

 

D’un sceptre qui sans moi tomberait de sa main.
Il a trop d’intérêt lui-même en ma personne,
Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne.
 

Don Arias

 

Souffrez que la raison remette vos esprits.
Prenez un bon conseil.
 

Le Comte

 

 Le conseil en est pris.

 

Don Arias

 

Qui lui dirai-je enfin ? Je lui dois rendre compte.
 

Le Comte

 

Que je ne puis du tout consentir à ma honte.
 

Don Arias

 

Mais songez que les rois veulent être absolus.
 

Le Comte

 

Le sort en est jeté, Monsieur, n’en parlons plus.
 

Don Arias

 

Adieu donc, puisqu’en vain je tâche à vous résoudre ;
Avec tous vos lauriers, craignez encor le foudre.
 

Le Comte

 

Je l’attendrai sans peur.
 

Don Arias

 

 Mais non pas sans effet.
 

Le Comte

 

Nous verrons donc par là don Diègue satisfait.

(Il est seul.)

 

Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces.
J’ai le cœur au-dessus des plus fières disgrâces ;
Et l’on peut me réduire à vivre sans bonheur,
Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.

 

 

Scène II – Le Comte, don Rodrigue

 

 

Don Rodrigue

 

À moi, comte, deux mots.
 

Le Comte

 

 Parle.

 

Don Rodrigue

 

 Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?
 

Le Comte

 

 Oui.
 

Don Rodrigue

 

 Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?
 

Le Comte

 

Peut-être.
 

Don Rodrigue

 

 Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?
 

Le Comte

 

 Que m’importe ?

 

Don Rodrigue

 

À quatre pas d’ici je te le fais savoir.
 

Le Comte

 

Jeune présomptueux !

 

Don Rodrigue

 

 Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.
 

Le Comte

 

Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?
 

Don Rodrigue

 

Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.
 

Le Comte

 

Sais-tu bien qui je suis ?
 

Don Rodrigue

 

 Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
 

Le Comte

 

Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;

Que ta haute vertu répond à mon estime ;
Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait ;
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.
 

Don Rodrigue

 

D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie !
 

Le Comte

 

Retire-toi d’ici.
 

Don Rodrigue

 

 Marchons sans discourir.
 

Le Comte

 

Es-tu si las de vivre ?
 

Don Rodrigue

 

 As-tu peur de mourir ?
 

Le Comte

 

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l’honneur de son père.

 

 

Scène III – L’Infante, Chimène, Léonor

 

 

L’Infante

 

Apaise, ma Chimène, apaise ta douleur :
Fais agir ta constance en ce coup de malheur.
Tu reverras le calme après ce faible orage ;
Ton bonheur n’est couvert que d’un peu de nuage,
Et tu n’as rien perdu pour le voir différer.
 

Chimène

 

Mon cœur outré d’ennuis n’ose rien espérer.
Un orage si prompt qui trouble une bonace
D’un naufrage certain nous porte la menace :
Je n’en saurais douter, je péris dans le port.
J’aimais, j’étais aimée, et nos pères d’accord ;
Et je vous en contais la charmante nouvelle,
Au malheureux moment qui naissait leur querelle,
Dont le récit fatal, sitôt qu’on vous l’a fait,
D’une si douce attente a ruiné l’effet.
Maudite ambition, détestable manie,
Dont les plus généreux souffrent la tyrannie !
Honneur impitoyable à mes plus chers désirs,
Que tu me vas coûter de pleurs et de soupirs !
 

L’Infante

 

Tu n’as dans leur querelle aucun sujet de craindre :
Un moment l’a fait naître, un moment va l’éteindre.
Elle a fait trop de bruit pour ne pas s’accorder,
Puisque déjà le roi les veut accommoder ;
Et tu sais que mon âme, à tes ennuis sensible,
Pour en tarir la source y fera l’impossible.

 

Chimène

 

Les accommodements ne font rien en ce point.
De si mortels affronts ne se réparent point.
En vain on fait agir la force ou la prudence :
Si l’on guérit le mal, ce n’est qu’en apparence.
La haine que les cœurs conservent au-dedans
Nourrit des feux cachés, mais d’autant plus ardents.
 

L’Infante

 

Le saint nœud qui joindra don Rodrigue et Chimène
Des pères ennemis dissipera la haine ;
Et nous verrons bientôt votre amour le plus fort
Par un heureux hymen étouffer ce discord.
 

Chimène

 

Je le souhaite ainsi plus que je ne l’espère :
Don Diègue est trop altier, et je connais mon père.
Je sens couler des pleurs que je veux retenir ;
Le passé me tourmente, et je crains l’avenir.
 

L’Infante

 

Que crains-tu ? d’un vieillard l’impuissante faiblesse ?
 

Chimène

 

Rodrigue a du courage.
 

L’Infante

 

 Il a trop de jeunesse.
 

Chimène

 

Les hommes valeureux le sont du premier coup.
 

L’Infante

 

Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup :
Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire,
Et deux mots de ta bouche arrêtent sa colère.

 

Chimène

 

S’il ne m’obéit point, quel comble à mon ennui !
Et s’il peut m’obéir, que dira-t-on de lui ?
Étant né ce qu’il est, souffrir un tel outrage !
Soit qu’il cède ou résiste au feu qui me l’engage,
Mon esprit ne peut qu’être ou honteux ou confus
De son trop de respect, ou d’un juste refus.
 

L’Infante

 

Chimène a l’âme haute, et quoique intéressée,
Elle ne peut souffrir une basse pensée ;
Mais si jusques au jour de l’accommodement
Je fais mon prisonnier de ce parfait amant,
Et que j’empêche ainsi l’effet de son courage,
Ton esprit amoureux n’aura-t-il point d’ombrage ?
 

Chimène

 

Ah ! Madame, en ce cas je n’ai plus de souci.

 

 

Scène IV – L’Infante, Chimène, Léonor, le Page

 

 

L’Infante

 

Page, cherchez Rodrigue, et l’amenez ici.
 

Le Page

 

Le Comte de Gormas et lui…
 

Chimène

 

 Bon Dieu ! je tremble.

 

L’Infante

 

Parlez.
 

Le Page

 

 De ce palais ils sont sortis ensemble.
 

Chimène

 

Seuls ?
 

Le Page

 

 Seuls, et qui semblaient tout bas se quereller.
 

Chimène

 

Sans doute ils sont aux mains, il n’en faut plus parler.
Madame, pardonnez à cette promptitude.

 

 

Scène V – L’Infante, Léonor

 

 

L’Infante

 

Hélas ! que dans l’esprit je sens d’inquiétude !
Je pleure ses malheurs, son amant me ravit ;
Mon repos m’abandonne, et ma flamme revit.
Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène
Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine ;
Et leur division, que je vois à regret,
Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret.
 

Léonor

 

Cette haute vertu qui règne dans votre âme
Se rend-elle sitôt à cette lâche flamme ?

 

L’Infante

 

Ne la nomme point lâche, à présent que chez moi
Pompeuse et triomphante elle me fait la loi :
Porte-lui du respect, puisqu’elle m’est si chère.
Ma vertu la combat, mais malgré moi j’espère ;
Et d’un si fol espoir mon cœur mal défendu
Vole après un amant qui Chimène a perdu.
 

Léonor

 

Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage,
Et la raison chez vous perd ainsi son usage ?
 

L’Infante

 

Ah ! qu’avec peu d’effet on entend la raison,
Quand le cœur est atteint d’un si charmant poison !
Et lorsque le malade aime sa maladie,
Qu’il a peine à souffrir que l’on y remédie !
 

Léonor

 

Votre espoir vous séduit, votre mal vous est doux ;
Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous.
 

L’Infante

 

Je ne le sais que trop ; mais si ma vertu cède,
Apprends comme l’amour flatte un cœur qu’il possède.
Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat,
Si dessous sa valeur ce grand guerrier s’abat,
Je puis en faire cas, je puis l’aimer sans honte.
Que ne fera-t-il point, s’il peut vaincre le comte ?
J’ose m’imaginer qu’à ses moindres exploits
Les royaumes entiers tomberont sous ses lois ;
Et mon amour flatteur déjà me persuade
Que je le vois assis au trône de Grenade,
Les Maures subjugués trembler en l’adorant,

L’Aragon recevoir ce nouveau conquérant,
Le Portugal se rendre, et ses nobles journées
Porter delà les mers ses hautes destinées,
Du sang des Africains arroser ses lauriers :
Enfin tout ce qu’on dit des plus fameux guerriers,
Je l’attends de Rodrigue après cette victoire,
Et fais de son amour un sujet de ma gloire.
 

Léonor

 

Mais, Madame, voyez où vous portez son bras,
Ensuite d’un combat qui peut-être n’est pas.
 

L’Infante

 

Rodrigue est offensé ; le comte a fait l’outrage ;
Ils sont sortis ensemble : en faut-il davantage ?
 

Léonor

 

Eh bien ! ils se battront, puisque vous le voulez ;
Mais Rodrigue ira-t-il si loin que vous allez ?
 

L’Infante

 

Que veux-tu ? je suis folle, et mon esprit s’égare :
Tu vois par là quels maux cet amour me prépare.
Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis,
Et ne me quitte point dans le trouble où je suis.

 

 

Scène VI – Don Fernand, don Arias, don Sanche

 

 

Don Fernand

 

Le comte est donc si vain et si peu raisonnable !
Ose-t-il croire encor son crime pardonnable ?

 

Don Arias

 

Je l’ai de votre part longtemps entretenu ;
J’ai fait mon pouvoir, Sire, et n’ai rien obtenu.
 

Don Fernand

 

Justes cieux ! ainsi donc un sujet téméraire
A si peu de respect et de soin de me plaire !
Il offense don Diègue, et méprise son roi !
Au milieu de ma cour il me donne la loi !
Qu’il soit brave guerrier, qu’il soit grand capitaine,
Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine.
Fût-il la valeur même, et le dieu des combats,
Il verra ce que c’est que de n’obéir pas.
Quoi qu’ait pu mériter une telle insolence,
Je l’ai voulu d’abord traiter sans violence ;
Mais puisqu’il en abuse, allez dès aujourd’hui,
Soit qu’il résiste ou non, vous assurer de lui.
 

Don Sanche

 

Peut-être un peu de temps le rendrait moins rebelle :
On l’a pris tout bouillant encor de sa querelle ;
Sire, dans la chaleur d’un premier mouvement,
Un cœur si généreux se rend malaisément.
Il voit bien qu’il a tort, mais une âme si haute
N’est pas sitôt réduite à confesser sa faute.
 

Don Fernand

 

Don Sanche, taisez-vous, et soyez averti
Qu’on se rend criminel à prendre son parti.
 

Don Sanche

 

J’obéis, et me tais ; mais, de grâce encor, Sire,
Deux mots en sa défense.

Don Fernand

 

 Et que pouvez-vous dire ?
 

Don Sanche

 

Qu’une âme accoutumée aux grandes actions
Ne se peut abaisser à des soumissions :
Elle n’en conçoit point qui s’expliquent sans honte ;
Et c’est à ce mot seul qu’a résisté le comte.
Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur,
Et vous obéirait, s’il avait moins de cœur.
Commandez que son bras, nourri dans les alarmes,
Répare cette injure à la pointe des armes ;
Il satisfera, Sire ; et vienne qui voudra,
Attendant qu’il l’ait su, voici qui répondra.
 

Don Fernand

 

Vous perdez le respect ; mais je pardonne à l’âge,
Et j’excuse l’ardeur en un jeune courage.

Un roi dont la prudence a de meilleurs objets
Est meilleur ménager du sang de ses sujets :
Je veille pour les miens, mes soucis les conservent,
Comme le chef a soin des membres qui le servent.
Ainsi votre raison n’est pas raison pour moi :
Vous parlez en soldat ; je dois agir en roi ;
Et quoi qu’on veuille dire, et quoi qu’il ose croire,
Le comte à m’obéir ne peut perdre sa gloire.
D’ailleurs l’affront me touche : il a perdu d’honneur
Celui que de mon fils j’ai fait le gouverneur ;
S’attaquer à mon choix, c’est se prendre à moi-même,
Et faire un attentat sur le pouvoir suprême.
N’en parlons plus. Au reste, on a vu dix vaisseaux
De nos vieux ennemis arborer des drapeaux ;
Vers la bouche du fleuve ils ont osé paraître.

 

Don Arias

 

Les Mores ont appris par force à vous connaître,
Et tant de fois vaincus, ils ont perdu le cœur
De se plus hasarder contre un si grand vainqueur.
 

Don Fernand

 

Ils ne verront jamais, sans quelque jalousie
Mon sceptre, en dépit d’eux, régir l’Andalousie ;
Et ce pays si beau, qu’ils ont trop possédé,
Avec un œil d’envie est toujours regardé.
C’est l’unique raison qui m’a fait dans Séville
Placer depuis dix ans le trône de Castille,
Pour les voir de plus près, et d’un ordre plus prompt
Renverser aussitôt ce qu’ils entreprendront.
 

Don Arias

 

Ils savent aux dépens de leurs plus dignes têtes
Combien votre présence assure vos conquêtes :
Vous n’avez rien à craindre.
 

Don Fernand

 

 Et rien à négliger :
Le trop de confiance attire le danger ;
Et vous n’ignorez pas qu’avec fort peu de peine
Un flux de pleine mer jusqu’ici les amène.
Toutefois j’aurais tort de jeter dans les cœurs,
L’avis étant mal sûr, de paniques terreurs.
L’effroi que produirait cette alarme inutile,
Dans la nuit qui survient troublerait trop la ville :
Faites doubler la garde aux murs et sur le port.
C’est assez pour ce soir.

 

 

Scène VII – Don Fernand, don Sanche, don Alonse

 

 

Don Alonse

 

 Sire, le comte est mort :
Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.
 

Don Fernand

 

Dès que j’ai vu l’affront, j’ai prévu la vengeance ;
Et j’ai voulu dès lors prévenir ce malheur.
 

Don Alonse

 

Chimène à vos genoux apporte sa douleur ;
Elle vient toute en pleurs vous demander justice.
 

Don Fernand

 

Bien qu’à ses déplaisirs mon âme compatisse,
Ce que le comte a fait semble avoir mérité
Ce digne châtiment de sa témérité.
Quelque juste pourtant que puisse être sa peine,
Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine.
Après un long service à mon État rendu,
Après son sang pour moi mille fois répandu,
À quelques sentiments que son orgueil m’oblige,
Sa perte m’affaiblit, et son trépas m’afflige.

 

 

Scène VIII – Don Fernand, don Diègue, Chimène, Don Sanche, Don Arias, Don Alonse

 

 

Chimène

 

Sire, Sire, justice !
 

Don Diègue

 

 Ah ! Sire, écoutez-nous.
 

Chimène

 

Je me jette à vos pieds.
 

Don Diègue

 

 J’embrasse vos genoux.
 

Chimène

 

Je demande justice.
 

Don Diègue

 

 Entendez ma défense.
 

Chimène

 

D’un jeune audacieux punissez l’insolence :
Il a de votre sceptre abattu le soutien,
Il a tué mon père.
 

Don Diègue

 

 Il a vengé le sien.
 

Chimène

 

Au sang de ses sujets un roi doit la justice.
 

Don Diègue

 

Pour la juste vengeance il n’est point de supplice.
 

Don Fernand

 

Levez-vous l’un et l’autre, et parlez à loisir.
Chimène, je prends part à votre déplaisir ;

D’une égale douleur je sens mon âme atteinte.
Vous parlerez après ; ne troublez pas sa plainte.
 

Chimène

 

Sire, mon père est mort ; mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc ;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous,
Qu’au milieu des hasards n’osait verser la guerre,
Rodrigue en votre cour vient d’en couvrir la terre.
J’ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur :
Je l’ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque à ce récit funeste ;
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.
 

Don Fernand

 

Prends courage, ma fille, et sache qu’aujourd’hui
Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.
 

Chimène

 

Sire, de trop d’honneur ma misère est suivie.
Je vous l’ai déjà dit, je l’ai trouvé sans vie ;
Son flanc était ouvert ; et pour mieux m’émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ;
Ou plutôt sa valeur en cet état réduite
Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite ;
Et pour se faire entendre au plus juste des rois,
Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.

Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance
Règne devant vos yeux une telle licence ;
Que les plus valeureux, avec impunité,
Soient exposés aux coups de la témérité ;

Qu’un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
Un si vaillant guerrier qu’on vient de vous ravir
Éteint, s’il n’est vengé, l’ardeur de vous servir.
Enfin mon père est mort, j’en demande vengeance,
Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance.
Vous perdez en la mort d’un homme de son rang :
Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.
Immolez, non à moi, mais à votre couronne,
Mais à votre grandeur, mais à votre personne ;
Immolez, dis-je, Sire, au bien de tout l’État
Tout ce qu’enorgueillit un si haut attentat.
 

Don Fernand

 

Don Diègue, répondez.
 

Don Diègue

 

 Qu’on est digne d’envie
Lorsqu’en perdant la force on perd aussi la vie,
Et qu’un long âge apprête aux hommes généreux,
Au bout de leur carrière, un destin malheureux !
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire,
Je me vois aujourd’hui, pour avoir trop vécu,
Recevoir un affront et demeurer vaincu.
Ce que n’a pu jamais combat, siège, embuscade,
Ce que n’a pu jamais Aragon ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
Le comte en votre cour l’a fait presque à vos yeux,
Jaloux de votre choix, et fier de l’avantage
Que lui donnait sur moi l’impuissance de l’âge.

Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l’effroi d’une armée ennemie,

Descendaient au tombeau tout chargés d’infamie,
Si je n’eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m’a prêté sa main, il a tué le comte ;
Il m’a rendu l’honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l’éclat de la tempête :
Quand le bras a failli, l’on en punit la tête.
Qu’on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats,
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu’il a tué son père,
Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n’y résiste point, je consens à ma peine ;
Et, loin de murmurer d’un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.
 

Don Fernand

 

L’affaire est d’importance, et, bien considérée,
Mérite en plein conseil d’être délibérée.

Don Sanche, remettez Chimène en sa maison.
Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison.
Qu’on me cherche son fils. Je vous ferai justice.
 

Chimène

 

Il est juste, grand roi, qu’un meurtrier périsse.
 

Don Fernand

 

Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.
 

Chimène

 

M’ordonner du repos, c’est croître mes malheurs.

 

Mots clés: 
Figures marquantes de France: