4 avr 2013

Jesus Franco, un cinéma de série B entre expressionnisme et existentialisme

Submitted by Anonyme (non vérifié)

 

Un homme, pas nécessairement beau, et une femme, pas nécessairement belle, mais les deux ayant une assurance, et une vie leur permettant de se concentrer sur leur propre tendance à aller de-ci, de-là.

Le roman L'étranger, de Camus, représente admirablement cet être entre deux eaux, tranquille, sans inquiétude, à l'écoute de son corps, prêt à l'érotisme, ne s'emballant jamais et suivant simplement tel ou tel penchant. A bout de souffle, le film classique de Godard, en est un équivalent cinématographique, et en fait c'est toute une époque : celle du petit-bourgeois installé, cherchant à connaître dans un environnement luxueux, la possibilité de simplement s'écouter, se suivre soi-même, dans un grand élan subjectiviste.

C'est ce qu'on appelle l'existentialisme.

 

Le film Necronomicon de Jesus Franco est une sorte d'équivalent baroque de ce portrait lent, passif et subjectiviste, entièrement tourné vers soi-même. Jesus Franco, connu en fait plutôt sous le nom de Jess Franco et qui vient de décéder, a tenté de capter cette sorte de quête esthétisante, mais malheureusement très vite vaine.

Au-delà des corps, du piano joué très fort, des clubs où le jazz est prétexte aux alcools forts et à la fuite en avant, que dire en effet ?

 

Jesus Franco n'a pas réussi à aller plus loin, décadant en réalisateur frénétique, finissant même dans le porno, à travers 200 œuvres éparpillées, aux scénarios racoleurs, fascisants ou fascistes par leur dimension morbide, leur fascination pour la figure de l'assassin, du pervers.

Jean-François Rauger de la Cinémathèque, a dit fort justement que « L’œuvre de Jess Franco n’a été longtemps possible que parce qu’il existait des salles de quartiers.

C’est à cette particularité de l’exploitation, à une époque où la consommation populaire du cinéma se repaissait de doubles programmes promettant de l’érotisme, de la terreur et de la violence, que l’on doit l’existence et l’évolution du cinéma de l’auteur de Gritos en la noche. C’est la logique de flux (deux nouveaux films chaque semaine) de ce que l’on appelle le cinéma-bis, les exigences de l’exploitation populaire, qui ont rendu possible l’art de Jess Franco et, paradoxalement, l’ont libéré de toute entrave. »

La raison de cela est simple : Jesus Franco était un réalisateur espagnol, et en quelque sorte il est, avec ses films mêlant érotisme et horreur, le véritable réalisateur du franquisme.

 

Le catholicisme inversé exige une fascination pour le mal, et ici le rédacteur du blog fasciste italien Zentropa a eu raison de choisir Jesus Franco comme pseudonyme : en apparence, c'est une aventure ; c'est totalement expressionniste dans une version fasciste, donc individuelle et en cul-de-sac.

C'est très exactement ce qui a déjà été dit sur Voie Lactée dans la longue série sur l'expressionnisme. Jesus Franco en était-il conscient ? Oui, totalement, comme il l'avoue, tant pour la nullité de ses films (à part certains plans esthétisants) que pour l'expressionisme :

« Si je veux être réaliste, voire sévère, je n'ai réalisé aucun bon film ! Il y a des moments, des séquences que j'aime beaucoup, qui sont telles que je les avais préparées et montées.

 

Mais mes films, ce n'est pas de l'art avec un grand A. Par contre, je revendique que c'est de l'expression artistique.

S'il y a une période que j'apprécie plus que les autres, c'est celle des années 60, la période des Orloff, Cartes sur Table et Dans les griffes du maniaque, avec l'utilisation du noir & blanc et du scope, et cette atmosphère si particulière inspirée par les expressionnistes allemands.

Mais sinon, dans ma filmographie de plus de 200 titres, il y en a beaucoup de mauvais. Mais je les revendique presque tous, car ils sont l'expression de ma liberté. »

Comme on le voit ici, on retrouve la « liberté » dans sa version petit-bourgeoise. En Espagne, à l'annonce de sa mort, la Société générale des Auteurs et Editeurs (SGAE) a eu raison de donner une très baroque définition de son œuvre : « Créateur original, qualifié de « réalisateur culte » et considéré comme le père des films de série B espagnols, son cinéma ne laissait pas indifférent : il a produit un genre intermédiaire entre l'érotisme et le terrorisme. »

 

On a, évidemment, ni l'un ni l'autre. On a du nu naïf, ouvertement impressionniste ; quant au terrorisme, c'est juste de l'anti-conformisme esthétisant sur un mode aristocratique.

Au fond, le rêve, inatteignable, du cinéma de Jesus Franco, c'est le dandy lisant des livres sur de la musique jazz forte ou bien sur des compositions du 17e siècle, et tentant de se dépasser de différents moyens, des plus triviaux aux plus aventuriers, qu'on peut, avec de l'imagination, qualifier de « terroriste », si l'on peut penser qu'il y a quelque chose de terroriste en les Fleurs du mal de Baudelaire.

C'est là quelque chose de très snob. Il est d'ailleurs marquant que la femme soit ici toujours fatale, et que jamais le romantisme ne soit présent. L'alcool, la drogue, la fuite en avant... ne permettent pas de se poser. C'est, bien entendu, typiquement urbain, et Jesus Franco retranscrit l'urbanisation d'une Espagne se précipitant dans la « démocratie » en version post-franquiste.

 

C'est dire ici si Drieu La Rochelle a synthétisé un style, improductif de par son incapacité à finir d'écrire un roman correctement, bien entendu, mais l'on trouve également Baudelaire, avec la fascination pour le diabolique, pour le mal, pour le magique, ou plutôt le maléfique.

A l'inverse, le cinéma d'Aldomovar est en quelque sorte une suite, dans une version « movida », post-franquiste, irrationnelle mais « démocratique » en apparence, et surtout ayant liquidé la dimension littéraire.

Construire sa vie comme un roman, savoir s'arrêter à certains moments, pour laisser passer le temps, comme si tout était figé, tout cela pour regarder l'homme ou la femme avec qui on est, précisément à ce moment – voilà qui est littéraire, et voilà ce qui fait qu'un film comme Necronomicon est tentant, à défaut d'arriver à son but.

 

C'est très exactement ce qui rend fascinant cette œuvre, et qui produit des gens qui suivent ce style. Cependant, le caractère improductif et faussement érotique saute aux yeux quand on s'aperçoit que la quête de beauté n'aboutit jamais, qu'à la place on a le sado-masochisme afin de compenser.

Voici ce que dit Jesus Franco à ce sujet :

« J'ai fait des études comme tout le monde et ensuite l'école de cinéma. Je me suis intéressé à Freud et aux grands psychanalystes mais juste pour avoir le vernis nécessaire, pas pour déveloper de grandes théories.

 

Le côté psychédélique et éthéré de certains de mes films comme Necronomicon ou Venus in furs vient plus de l'utilisation d'une musique jazz en adéquation avec ce qui se passe à l'écran que véritablement d'un suivi conscient des péripéties, ou que d'un sous-texte psychanalytique.

Et puis parfois il n'y a pas à chercher d'explication dans les histoires que je mets sur l'écran, parce que souvent, il n'y en a pas ! (rires) Mais cela c'est la vie, des choses surviennent sans explication, et tu dois faire avec. Comme la mort (…).

La manière dont je filmais était souvent calquée sur la musique, le montage aussi était au service de la musique. J'ai étudié la musique et je pratiquais souvent (NDLR : il interprète souvent des personnages de musiciens), il est normal que la musique, et surtout le jazz et son côté improvisation, me servent.

 

Tu sais quel grand réalisateur m'a félicité pour l'utilisation que je fais de la musique sur mes films ? Sergio Leone ! Il était admiratif de certains de mes plans où je substituais la musique aux dialogues, sans que cela rende la narration incompréhensible. Et lui-même a appliqué ce principe pour nombre de ses films par la suite. »

Le fascisme affirme que cette compensation est nécessaire, que rien d'autre n'est possible. Mais est-on obligé d'être d'accord ? Non, pas du tout, bien sûr, car la matière en mouvement est là, la vie l'emporte.

 

Il n'y a pas besoin de Dracula ou de Frankenstein pour trouver de la richesse, on n'est nullement obligé de croire en la possession, la folie, l'amok, le subjectivisme, pour que le sens affleure dans la vie quotidienne.

Le passage au porno, au nom de la femme vampire, est très contradictoire dans un sens non productif ; Jesus Franco donne ainsi son point de vue :

« Les séquences pornos dans mes films mettent toujours en scène des personnages féminins qui ont l'ascendant sur les hommes ou sur leurs partenaires féminines. Ce ne sont pas de pauvres créatures soumises qui se font abuser comme il est d'usage dans la majeure partie du cinéma porno, leur quête de sensation et d'érotisme sont au cœur des histoires, même si parfois je n'étais pas particulièrement clair dans mes intentions ! »

Ce n'est pas réaliste. La romance est possible, à condition de s'appuyer sur les forces du progrès – et c'est exactement ce que Jesus Franco n'a pas fait, rendant finalement simplement service à un égocentrisme esthétisant, au remplissage des pellicules de série B, au patriarcat, au mauvais goût triomphant.

Voilà ce qui arrive quand on rejette l'héritage, quand on rejette l'assimilation et le dépassement du classicisme. En ce sens, il n'est pas étonnant que Jesus Franco ait un certain succès d'estime en France : on retrouve la tradition décadente élitiste, en mode sado-maso, depuis Sade jusqu'à Robbe-Grillet.

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