6 Jan 2014

Kautilya, Machiavel, Richelieu et Mazarin - 16e partie : l'Arthashastra

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Nous avons présenté l'Arthashastra, écrit par le ministre indien Kautilya - Chāṇakya (environ 350-283 avant notre ère) ; voyons quelles en sont les thèses.

D'un coté il y a un État et une administration, de l'autre il y a la science politique. Ce qui donne cela :

« Celui qui connaît bien la science politique (…) peut jouer à sa guise avec les rois qu'il enchaîne à son intellect. »

« La source de l'existence des hommes est la richesse, en d'autres mots, la terre que les hommes habitent. La science qui donne les moyens d'obtenir et de protéger cette terre est la science politique ».

Le roi est seulement le support de la science politique. Mais qu'est ce que l’État proprement dit ? L'Arthashastra donne sept éléments constitutifs de l’État : « le roi, le ministre, le pays, la ville fortifiée, le trésor, l'armée et l'allié ».

Et voici ce qu'il nous dit sur sa conception de la défense de l’État ;

« S'il est faible, un roi doit s'attacher à garantir le bien-être de ses sujet. Les campagnes sont à la source de tout ce qu'il faut entreprendre ; c'est de là que naît la puissance. »

« Quant à choisir entre un territoire protégé par un fort, et un territoire qui a le soutien des hommes, c'est ce dernier qui est préférable. Car le propre d'un royaume est d'être peuplé d'hommes ».

« Les choses qui dépendent de la ville fortifiée sont le trésor, l'armée, la guerre silencieuse, la retenue de son propre camp, l'utilisation des forces armées, la réception de troupes alliées, et la défense contre les troupes ennemies et les peuplades des forets. S'il n'y a pas de fort, le trésor tombera aux mains des ennemis. Car, il apparaît que ceux qui sont dotés de forts ne sont pas exterminés ».

L'allemand Carl von Clausewitz (1730-1831) a produit des conceptions similaires. Les masses sont conçues comme un « instrument » du royaume, tout comme le roi par ailleurs.

L'Arthashastra préconise de tout surveiller : la formation du prince destiné à être roi, les ministres, les masses. Tout doit être contrôlé.

Au sujet du prince, on peut lire:

« Si par hasard, dans l'exubérance de sa jeunesse , il nourrissait de l'envie pour les femmes des autres, on devrait faire en sorte qu'il en conçoive une aversion profonde, grâce à l'entremise de femmes impures se faisant passer pour de nobles dames, la nuit dans des maisons isolées. S'il appréciait la boisson, on devrait l'effrayer avec un alcool empoisonné. »

Même les ministres de haut rang devaient être surveillés discrètement :

« Après avoir nommé ses ministres (…) le roi devrait secrètement en vérifier l'intégrité ».

On peut lire dans l'Arthashastra que non seulement le roi devrait engager des espions pour surveiller les villageois et les citadins, mais qu'il devrait aussi construire des tavernes à des fins d'espionnage. Tout divertissement devrait être supervisé par l’État, et l'opinion publique devrait être maintenue totalement sous contrôle .

Et comme l'Arthashastra est en touts points un manuel pratique, il donne une liste de déguisements d'espions :

« L'administrateur devrait poster dans tout le pays des agents secrets ayant l'apparence d'ascètes religieux, de moines errants, de charretiers, de saltimbanques, de jongleurs, de clochards, de diseurs de bonne fortune, de devins, d'astrologues, d'apothicaires, d'aliénés, de sourds, de muets, et de marchands de boissons, de pain, de viande ou de riz. »

Le roi doit intervenir directement, quand cela est nécessaire, pour éviter les problèmes ultérieurs :

« La désaffection peut être vaincue si on en supprime les meneurs ».

« Les sujets qui s'affrontent mutuellement avantagent le roi par leur rivalité ».

« Une flèche, décochée par un archer, peut tuer ou ne pas tuer ; mais l'intelligence, maniée par un un homme sage, tuerait même un enfant dans le ventre de sa mère ».

« Car le roi sévère avec son fouet devient une source de terreur. Le roi clément avec son fouet est méprisé. Le roi qui est juste avec son fouet est un roi honoré ».

En cas de nécessité, la torture et le meurtre peuvent s'avérer utiles. Toutefois, le fouet sert avant tout à maintenir l'unité :

« Le fort avale le faible, en l'absence de celui qui manie le fouet ».

C'est pourquoi la colère et la luxure sont les ennemis des rois, et :

« C'est principalement les rois gouvernés par leur colère qui ont été tués par des soulèvements de leurs sujets ».

On revient ici au principe selon lequel le roi est un instrument de l’État. C'est l’État qui a besoin d'un roi et de ministres solides, efficaces. La croissance de la prospérité générale est le but de l'administration.

En France, Louis XIV ne disposait pas d'assez de richesses pour satisfaire les masses, en particulier à cause des guerres dans lesquelles il s'engageait, et à cause de cela le royaume n'a pas pu complètement s'affirmer. Cela a créé un espace pour la conception d'un « nationalisme intégral », plus tard développé par Charles Maurras (1868-1952).

Avec l'échec du système féodal et l'écroulement de tout ce mode de production, tout un romantisme a été produit, basé sur le royalisme et la conception d'un « état organique ».

La situation était différente en Inde ; Ashoka a pu maintenir une certaine paix pendant un certain temps ; il a organisé des dispensaires pour le peuple et pour les animaux, et il a pu appeler à l'universalisme. La monarchie absolue a ouvertement commencé à élaborer l'idéologie de l’État-providence .

C'est le noyau idéologique (et idéaliste) de la monarchie absolue. On peut encore lire dans l'Arthashastra :

« C'est la richesse matérielle qui est le but principal, car la morale (Dharma) et les plaisirs des sens (Kama) reposent sur la richesse matérielle (Arthamulau) ».

Le paradoxe, c'est que cette perspective a pu structurer, dans la situation de l'Inde, le despotisme asiatique, en raison de la défaite des forces progressives et du retour des forces féodales.

Si l'on examine la situation au temps de l'Arthashastra, on voit que l’État possédait les vastes territoires de la couronne, toutes les ressources naturelles, toutes les terres en friche, tous les droits sur la pèche, le transport, le commerce, etc.

Les cultivateurs étaient sous le contrôle de l’État ; les terres cultivables pouvaient être confisquées par l’État et confiées à d'autres cultivateurs ou à la communauté villageoise.

Toutes les initiatives des commerçants étaient vérifiées, le taux de profit déterminé par l’État, tout comme la vente et la distribution, etc. et même les heures de travail et les salaires ; il y avait un intendant aux routes commerciales et aux marchés.

L’État organisait les réservoirs, les canaux d'irrigation ; il avait le monopole sur la production d'alcool, de sel, la construction des bateaux. Les entrepôts et les métiers à tisser dépendaient des intendants de l’État.

Les échanges étaient aussi régulés en termes clairs :

« Les substances nuisibles, comme l'alcool ou le poison, ne sont d'aucune utilité au pays, et devraient être prohibées. Les biens d'une très grande valeur, tels que les graines ou les médicaments difficiles à trouver, devraient circuler sans droits de douane. »

Tout cela va de pair avec la formation d'un marché centralisé et l'unification du pays – l'aspect progressif de la monarchie – mais cela signifie qu'en cas d'échec, cette centralisation profite à un État parasitaire s'appuyant sur les propriétaires féodaux.

C'est ce qui s'est passé en Inde, où l'Arthashastra a été un ouvrage très important jusqu'au XIIème siècle, où il fut perdu ; mais en France, la bourgeoisie s'est directement emparée de l’État pour en faire le noyau de la nation, qui naît et disparaît avec le capitalisme.

Là réside l'importance de XVIIe siècle comme étant celui de Richelieu, Vauban, Mazarin, Louis XIV, La Fontaine...