Existentialisme et pessimisme - 4e partie : la loi de la série
Submitted by Anonyme (non vérifié)Juste après la fin de la citation précédente de Jean-Paul Sartre, on trouve un passage très parlant puisque celui-ci se revendique de Pierre Duhem, que Lénine avait justement critiqué.
Jean-Paul Sartre dit ainsi :
« L'essence d'un existant n'est plus une vertu enfoncée au creux de cet existant, c'est la loi manifeste qui préside à la succession de ses apparitions, c'est la raison de la série.
Au nominalisme de Poincaré, définissant une réalité physique (le courant électrique, par exemple) comme la somme de ses diverses manifestations, Duhem avait raison d'opposer sa propre théorie, qui faisait du concept l'unité synthétique de ces manifestations. »
En clair, un phénomène peut s'exprimer plusieurs fois, formant une « série » et cette série est son « essence ». Il n'y a plus de moteur interne, le phénomène existe en lui-même et pour lui-même ; on peut au maximum le constater.
Lénine a déjà parlé de cela dans Matérialisme et empirio-criticisme. Voici ce qu'il dit au sujet de Pierre Duhem et, en fait déjà, de la conception de la « série » niant que tout phénomène a une essence propre à la matière elle-même :
« Il en est de même de Duhem. Duhem démontre à grand-peine, à l'aide d'un grand nombre d'exemples intéressants et précieux empruntés à l'histoire de la physique, tels qu'on en rencontre souvent chez Mach, que « toute loi de physique est provisoire et relative, parce qu'elle est approchée » (p. 280). Pourquoi enfoncer des portes ouvertes ? se demande le marxiste à la lecture des longues dissertations sur ce sujet. Mais le malheur de Duhem, de Stallo, de Mach, de Poincaré, c'est qu’ils ne voient pas la porte ouverte par le matérialisme dialectique.
Ne sachant pas donner du relativisme une juste définition, ils glissent à l'idéalisme. « Une loi de physique n'est, à proprement parler, ni vraie ni fausse, mais approchée », écrit Duhem (p. 274). Ce « mais » renferme déjà un germe de faux, le début d'un effacement des limites entre la théorie scientifique qui reflète approximativement l'objet, ou qui se rapproche de la vérité objective, et la théorie arbitraire, fantaisiste, purement conventionnelle qu'est, par exemple, la théorie de la religion ou celle du jeu d'échecs.
Ce faux prend chez Duhem des proportions telles que cet auteur en arrive à qualifier de métaphysique (p. 10) la question de l'existence d'une « réalité matérielle » correspondant aux phénomènes sensibles : A bas le problème de la réalité ! Nos concepts et nos hypothèses ne sont que des signes (p. 26), des constructions « arbitraires » (p. 27), etc.
De là à l'idéalisme, à la « physique du croyant », prêchée par M. Pierre Duhem dans un esprit kantien (voir Rey, p. 162; cf. p. 160), il n'y a qu'un pas.
Et cet excellent Adler (Fritz) encore un disciple de Mach, se réclamant du marxisme ! n'a rien trouvé de plus intelligent que de « corriger » ainsi Duhem : Duhem, prétend-il, n'évince « les réalités dissimulées derrière les phénomènes qu'en tant qu'objets de la théorie, et non en tant qu'objets de la réalité ». Nous retrouvons là une critique qui nous est bien familière, la critique du kantisme selon Hume et Berkeley.
Mais il ne peut être question, chez P. Duhem, d'aucun kantisme conscient. Tout comme Mach, il erre simplement sans savoir sur quoi étayer son relativisme. En maints passages, il aborde de près le matérialisme dialectique.
Le son nous est connu « tel qu'il est par rapport à nous, non tel qu'il est en lui-même, dans les corps sonores. Cette réalité, dont nos sensations ne sont que le dehors et que le voile, les théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous apprendre que là où nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le son, il y a, en réalité, un mouvement périodique, très petit et très rapide... » (p. 7).
Les corps ne sont pas les signes des sensations, mais les sensations sont les signes (ou plutôt les images) des corps. « Le développement de la physique provoque une lutte continuelle entre la nature qui ne se lasse pas de fournir et la raison qui ne veut pas se lasser de concevoir » (p. 32).
La nature est infinie comme l'est la moindre de ses particules (l'électron y compris), mais l'esprit de même transforme infiniment les « choses en soi » en « choses pour nous ». « Ainsi se continuera indéfiniment cette lutte entre la réalité et les lois de la physique ; à toute loi que formulera la physique, la réalité opposera, tôt ou tard, le brutal démenti d'un fait ; mais, infatigable, la physique retouchera, modifiera, compliquera la loi démentie » (p. 290).
Nous aurions là un exposé parfaitement juste du matérialisme dialectique si l'auteur affirmait fermement la réalité objective, indépendante de l'humanité. « ... La théorie physique n'est point un système purement artificiel, aujourd'hui commode et demain sans usage... elle est une classification de plus en plus naturelle, un reflet de plus en plus clair des réalités que la méthode expérimentale ne saurait contempler face à face » (p. 445),
Le disciple de Mach Duhem flirte en cette dernière phrase avec l'idéalisme kantien : comme si un sentier s'ouvrait à une méthode autre que la méthode « expérimentale », comme si nous n'apprenions pas à connaître immédiatement, directement, face à face, les « choses en soi ».
Mais si la théorie physique devient de plus en plus naturelle, c'est qu'une « nature », une réalité, « reflétée » par cette théorie, existe indépendamment de notre conscience, tel est précisément le point de vue du matérialisme dialectique. »
Lénine critique ici déjà la phénoménologie, qui prétend rejeter l'idéalisme en prenant les choses telles qu'elles sont, mais qui a une méthode rejettant que les phénomènes aient une essence reposant dans leur nature matérielle même.
En fait, la phénoménologie s'intéresse aux phénomènes, mais rejette leur dimension matérielle. C'est tout à fait dans l'esprit français, cartésien, de la classification. Jean-Paul Sartre reprend ici tout à fait logiquement Pierre Duhem, réactionnaire patenté lié à l'Action française. La science, ici, se borne à constater, elle n'a pas besoin d'expliquer, l'explication étant impossible, car il n'y a rien derrière le phénomène.
C'est précisément ce en quoi la phénoménologie est utile à la vision du monde bourgeoise : on reconnaît ici l'approche de tous ses courants, de la mécanique quantique au théâtre de l'absurde, en passant par la micro-économie et le « nouveau roman ».