21 déc 1949

Au pays de Staline - Fernand Grenier (décembre 1949)

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Fernand Grenier, décembre 1949

« C'est au bord de la Neva, de la Vistule et de la Volga que se décide en ce moment le sort de l'Europe nouvelle et de l'humanité future... »

« Nos pères de 89 ont enseigné à l'Europe la révolution bourgeoise et voici qu'en retour, les prolétaires russes nous donnent des leçons de révolution sociale. » (Anatole France, 1905)

« Le cœur battant, je pénétrai dans ce monde nouveau, voulu par les travailleurs et façonné par eux. » (Maurice Thorez, Fils du peuple.)

 

Chapitre I — Premier contact

C'était le 3 novembre 1933. Depuis près de quarante heures, le rapide nous emportait vers la Russie soviétique. Nous — c'étaient des ouvriers et des paysans de France mandatés pour « aller voir ce qui s'y passe » et dont le voyage avait été payé, franc par franc, par d'autres ouvriers ou paysans. Nous étions vingt. Il y avait des métallos parisiens : un délégué de chez Lavalette (une usine de Saint-Ouen), intelligent mais râleur ; un deuxième, anarchiste, tourmenté, rêveur d'absolu, envoyé par les ouvriers de l'usine Hotchkiss de Saint-Denis ; un troisième de chez Citroën à Clichy, un peu hâbleur. Des gars du Nord : un docker de Dunkerque, infatigable joueur d'harmonica, un jeune de Boulogne-sur-Mer, insouciant et gamin au possible. Un ouvrier de la chaussure de Romans, — au tempérament « anar », lui aussi, trouvant toujours un malin plaisir à contredire, mais qui devait souscrire un mois plus tard, et le plus généreusement, à l'emprunt du second plan quinquennal. Un métallurgiste de Marseille au nom chantant de Paniate, mais qui, peu loquace, faisait mentir la tradition qui veut que le Marseillais soit conteur d'anecdotes et toujours boute-en-train. Un infirmier de Paris qui avait beaucoup lu et, surtout, beaucoup retenu. Et puis un magnifique groupe de paysans : un jeune ouvrier agricole du Loir-et-Cher, Robert Paumier, volontaire, ardent, qui devait devenir à son retour un des meilleurs propagandistes des « Amis de l'U.R.S.S. » ; le père Creuzier, de l'Allier, dont la barbe fleuve devait connaître un beau succès en U.R.S.S., surtout chez les kolkhoziens ; le Corrézien Paucard qui allait remplir de gros carnets de notes et qui s'en servirait au retour pour rédiger un gros livre ; un vigneron, maire d'une petite commune du Gard et le fameux Simon, un petit propriétaire de Carnoules, dans le Var, « avé l'assent », son inénarrable bonnet de coton, ses économies placées dans un sachet dissimulé sur sa poitrine, sa lourde couverture, ses valises invraisemblables, — « comme s'il faisait un voyage autour du monde » plaisantaient les autres. — Pour compléter notre caravane, un grand géant aux moustaches de Gaulois et au nom de Moineau, originaire d'Epernay ; un délégué des coopératives, compatriote de Marcel Cachin ; un postier de Rouen ; un artisan de Cadenet, dans le Vaucluse, membre du Parti socialiste et un cheminot communiste de Lyon.

Telle était la délégation qui, depuis deux jours et deux nuits, n'avait quitté les banquettes de bois des troisièmes classes que pour aller au wagon-restaurant, où nous faisions d'ailleurs scandale parmi les gros bourgeois allemands portant insigne à croix gammée ou les officiers polonais rutilants ; scandale parce que nos vêtements et nos allures dénotaient notre classe sociale ; scandale aussi parce que les Français, ça s'interpelle, ça raconte des histoires, ça fait toujours assez de bruit...

Nous avions traversé de bout en bout l'Allemagne et vu ses gares propres mais vides, ses cheminées éteintes, ses usines mortes, ses policiers nazis inquisiteurs et arrogants s une lourde atmosphère de chômage, de misère et de terreur, personne n'osant nous parler. Hitler régnait depuis près d'un an.

De notre wagon, nous avions fait connaissance avec la Pologne, plaines vastes et pauvres, misérables masures des paysans groupées autour de l'écrasante église, seul bâtiment de pierres ou de briques, paysages gris et monotones. Nous arrivions enfin à la dernière gare polonaise : Stolpce. L'animation de nos compartiments s'était brusquement arrêtée : plus d'harmonica, ni de parties de belote, ni de discussions. Plus un seul d'entre nous ne ressentait encore la fatigue de deux nuits sans sommeil. Car la curiosité était également vive chez tous ces hommes qui, l'avant-veille, ne se connaissaient pas mais qu'avaient rapproché deux jours de voyage en commun. La curiosité et la joie d'arriver. Notre patience devait être mise à dure épreuve, — une heure d'arrêt pour les diverses formalités de sortie du territoire polonais. Après soixante minutes d'attente, le train reprenait sa course, mais nous en avions encore pour un quart d'heure avant d'atteindre la frontière. De chaque côté de la voie, une forêt épaisse ; nous arrivions à l'extrême limite des deux pays. A nouveau un arrêt — ça ne finirait donc jamais ? — Les gendarmes polonais descendaient à même la voie, gardée de chaque côté par une sentinelle, baïonnette au canon. Nous apercevions, filant à l'horizon, à perte de vue, une double rangée de fils de fer barbelés. En face de nous, la fameuse porte d'entrée avec au fronton le drapeau rouge et les grandes lettres C.C.C.P. (U.R.S.S.). Le train — enfin ! — repartait lentement, et dès l'arc franchi, nous apercevions les premiers citoyens soviétiques : un groupe d'une douzaine de soldats vigoureux, bonnet mongol, longue capote grise et avec eux, autant de jeunes filles, dorées comme les champs d'Ukraine avant la moisson, nous souriant gentiment et nous faisant de la main un signe amical. Alors, il se passa ceci : spontanément, notre groupe entonna l'Internationale.

Nous avions tous la gorge serrée et des larmes plein les yeux. Les soldats se mirent au garde-à-vous et, avant que nous eussions terminé, ils reprirent l'hymne, plus lentement, et leurs belles voix graves montèrent dans la nuit qui bleuissait déjà les choses et les gens.

Le monde va changer de base...

Nous ne sommes rien, soyons tout !

L'émotion était à son comble. D'une voix puissante, l'un des soldats cria : « Salut, frères! » et nous-mêmes poussâmes un hourra retentissant... Quelques minutes plus tard, nous arrivions à Niégoréloïé : la population de la petite station frontière nous attendait avec ses pionniers, ses drapeaux, son orchestre. Le délégué des cheminots nous salua d'un vigoureux discours. « Vous êtes ici chez vous ! » Notre joie était telle que nous aurions embrassé tout le monde. Une heure plus tard, après un copieux repas, nous étions installés sur nos couchettes en route pour Moscou. Tel fut notre premier contact avec les bâtisseurs du monde nouveau. Cinq fois, j'ai repassé la frontière avec d'autres ouvriers, d'autres paysans. Une fois aussi avec des instituteurs et professeurs. Une autre fois encore avec des touristes. Je mentirais en disant que l'enthousiasme atteignait chez tous le même degré. Je n'ai cependant vu personne rester indifférent.

Comment expliquer cet attrait de l'Union soviétique ? Pour les ouvriers, rien de plus simple. Ils ont le sentiment de la solidarité prolétarienne. Cette solidarité, ils l'ont apprise dès l'entrée à l'usine — où il faut se serrer les coudes si l'on veut défendre les intérêts qui sont communs au voisin d'établi. Ils l'ont complétée dans les manifestations où l'on ne forme plus qu'un seul cœur, une seule volonté, une seule masse de combattants pour la même idée. Ce sentiment, ils l'ont ressenti souvent et profondément dans leur rude existence en versant leur obole pour les camarades en grève, en cessant le travail par solidarité pour une corporation en lutte, en se levant pour arracher au bagne les marins de la mer Noire, en allant collecter — en 1920 — de porte en porte pour les affamés de la Volga, en se levant pour protester contre l'exécution de Sacco et Vanzetti. Ce sentiment, ils l'éprouvaient intensément quand ils suivaient avec passion la lutte opiniâtre de Dimitrov contre les juges nazis de Leipzig, quand ils partaient combattre dans les brigades internationales à la fois pour la liberté du peuple espagnol et la sécurité de la France ou quand ils faisaient retentir la clameur : « Des avions pour l'Espagne ! »... Rien n'était plus naturel que leur enthousiasme éclatant dès leur entrée en U.R.S.S.... Ils ne s'inquiétaient pas de savoir s'ils trouveraient la perfection au pays du socialisme. Au cours de leur voyage, ils interrogeaient, ils posaient de nombreuses questions, ils critiquaient même. Mais à l'arrivée, leur premier sentiment était celui d'un frère venant rendre visite à un aîné qui s'était libéré. Ce dont ils avaient conscience à Niégoréloïé, c'est qu'ils étaient entrés dans un pays nouveau où ils ne rencontreraient ni un banquier, ni un actionnaire des mines du Donetz, ni un hobereau sibérien, ni un chef de bande fasciste.

Voilà pourquoi leur cœur battait plus vite lorsqu'ils abordaient la terre soviétique. Cette Internationale, ils la chantaient dans leur pays lorsqu'ils manifestaient en exigeant « du travail ou du pain ». Ici, ils la poussaient avec la conscience aiguë de se trouver dans la partie du globe où le monde avait changé de base. Ils se sentaient chez eux, pleinement.

Mais j'ai vu aussi la joie gagner, dès leur arrivée sur la terre soviétique, des paysans, des intellectuels, des artisans, des employés. J'en ai vu plus d'un ne pas savoir maîtriser son émotion devant les premiers soldats rouges. C'est que nombreux étaient parmi eux les hommes épris de progrès, rêvant d'une société humaine et fraternelle. Même s'ils n'étaient pas entièrement d'accord avec le régime soviétique, ils comprenaient que le développement de l'U.R.S.S. était d'un intérêt vital pour l'humanité entière. Certains aussi, avant leur voyage, avaient étudié l'Union soviétique, ses méthodes, ses résultats et venaient sur place chercher une confirmation.

Oui, beaucoup de ces honnêtes gens comprenaient que l'existence de l'U.R.S.S. avait changé la face du monde. Un État puissant, grand comme quarante fois la France, peuplé de cent soixante-dix millions d'hommes (avant 1939) et dont les travailleurs manuels et intellectuels avaient pris en main les destinées, demeurait un rempart, un allié solide pour tous les défenseurs du progrès social à travers le monde.

Il y avait certes d'autres voyageurs qui se rendaient en U.R.S.S. Ceux qui y allaient pour pouvoir affirmer « j'ai vu » mais bien décidés, avant même leur départ, de dire le contraire de la vérité à leur retour. J'ai vu à Moscou de ces touristes qui se promenaient la nuit dans les rues de la capitale afin de découvrir à tout prix... une prostituée ! J'ai entendu dans une des plus belles maisons de repos de Crimée, véritable palais, un de ces « pense-petit » découvrir ce qu'il appelait une « injustice sociale ». Le directeur expliquait : « Cette maison appartient au syndicat des métallurgistes de Leningrad. Chaque usine métallurgique de la ville dispose d'un nombre de places équivalentes à son effectif » et son interlocuteur d'interroger : « Mais si une usine dispose d'un contingent de 10 places et s'il y a 15 demandeurs, que fait-on » ? Réponse du directeur : « La priorité est accordée aux meilleurs ouvriers ». L'autre : « Ce n'est pas juste. Tout le monde doit pouvoir venir se reposer ici ! » Le directeur : « Les meilleurs ouvriers apportent plus à notre société que les autres ; il est juste que la société leur en soit reconnaissante. Un jour viendra où chacun pourra venir se reposer dans des maisons comme celle-ci. Mais en attendant qu'il y en ait pour tout le monde, faut-il fermer notre établissement ?... »

En août 1936, je rencontrais dans l'express Moscou-Leningrad une dame qui terminait son voyage et se rendait dans la ville de Pierre-le-Grand pour s'embarquer sur la Baltique à bord d'un navire soviétique à destination de Dunkerque. Une dame hargneuse, très collet monté, la méchanceté écrite sur son visage au teint bilieux. Elle maudissait tout : la lenteur du service à l'hôtel, le poulet mal cuit, le lavabo qui fonctionnait mal. Comme je n'acquiesçais pas, sa colère montait. A la fin, avec une joie mauvaise, elle trouva l'argument suprême : « Quel pays, il n'y a même pas de chiens ! »

Ainsi, mon interlocutrice s'en retournait sans avoir prononcé un seul mot d'admiration, par exemple, devant les enfants des crèches ; elle n'avait pas été frappée par les tableaux émouvants que l'on rencontrait à chaque pas, témoignant de l'effort et de l'ascension continue d'un peuple vers le bien-être et la lumière...

Seuls, les chiens la préoccupaient — et les petites commodités que sa pauvre vie desséchée et égoïste n'avait pas rencontrées.

Ces gens sans cœur étaient d'ailleurs une petite minorité. Ils faisaient illusion à leur retour, car la presse ouvrait largement ses colonnes à un témoignage tendancieux tandis qu'elle les fermait à cent témoins favorables.

Ces cent dont le cœur battait à grands coups quand ils franchissaient l'arc d'accueil de Niégoréloïé...

 

Chapitre II — Rattraper et dépasser

Un jour, le conquérant tatar Genghis Khan, à la tête de ses féroces guerriers, parvint en vue d'une haute colline, près d'une petite rivière. Il décida d'y établir son camp.

Alors que, harassés par une longue marche, ses hommes dormaient, Genghis Khan réfléchissait. Il se demandait s'il ne s'était pas trompé de chemin, s'il ne s'était pas éloigné des pistes habituellement suivies par les caravanes, s'il ne risquait pas d'être surpris par ses ennemis. Il décida donc de veiller et détacha de sa ceinture sa lourde épée. Comme il allait délicatement la poser à terre, l'épée s'échappa de sa main et se colla au sol comme si une force irrésistible l'attirait.

A cet instant, le camp retentit d'une immense clameur. Genghis Khan vit alors tous ses hommes se débattre dans des efforts terribles, essayer vainement de se soulever et de se dégager de leurs armures de fer qui semblaient rivées au sol. Et il comprit alors que ses guerriers et lui s'étaient couchés sur cette « montagne aimantée » dont parlaient les vieux chefs les soirs de veillée. Il en perdit la raison...

Telle est la légende qu'un soir de mai 1935, des jeunes communistes racontèrent à une douzaine de Français qui s'étaient rendus à plusieurs milliers de kilomètres de Moscou en pleine Sibérie, alors que fondaient les dernières neiges.

Nos compatriotes n'avaient jamais entendu parler de cette fameuse « montagne aimantée » (Magnitnaïa) sur laquelle avait couché le féroce Genghis Khan et où des équipes de géologues soviétiques, des siècles plus tard, devaient déceler quatre cents millions de tonnes d'un minerai particulièrement riche en fer !

A Moscou, on leur avait parlé d'une ville nouvelle surgie en moins de dix ans autour de la montagne aimantée, d'une ville de cent cinquante mille âmes : Magnitogorsk.

Il fallait aller voir cela. Trois jours et trois nuits de chemin de fer. Qu'importe !

Et un matin, nous débarquâmes à Magnitogorsk. Nous devions y vivre trois jours d'un intérêt prodigieux.

Il nous fallut presque une journée pour grimper au sommet de Magnitnaïa et traverser les chantiers d'extraction cependant qu'à intervalles rapprochés, les explosions de dynamite éventraient la montagne pour lui arracher sa richesse. Le panorama était d'une émouvante grandeur : soixante-dix mille kilomètres carrés — plus de la moitié de la superficie de Paris! — couverts de chantiers, de machines, d'ateliers géants, de hauts fourneaux en construction ou déjà en marche ; en arrière-plan, l'Oural ; au-delà, la steppe.

Les jours suivants, nous devions étudier le processus de transformation du minerai en acier, depuis l'extraction et le transport par trains électriques jusqu'aux concasseurs de vingt mètres de hauteur qui engloutissaient des blocs pesant jusqu'à six mille kilos, qui les broyaient et les sortaient en morceaux gros comme le poing, à la cadence de cinq cent mille kilos à l'heure ! De là, le minerai était amené aux hauts fourneaux géants dans des wagonnets tirés par des câbles. En 1935, lors de notre passage, quatre hauts fourneaux fournissaient chacun mille deux cents tonnes de fonte par vingt-quatre heures, deux autres, de force égale, étaient en construction. La fonte passait ensuite aux dix fours Martin qui la transformaient en acier (la construction de trente-sept autres fours était prévue). D'immenses ateliers de laminoirs s'emparaient enfin des blocs d'acier pour les réduire en lamelles de plus en plus fines. Trois jours ne nous suffirent point pour visiter ce combinat industriel qui occupait pour la fonte et l'acier, vingt mille ouvriers et sur les chantiers quarante mille gars du bâtiment !

Quelques chiffres donneront encore une idée des dimensions du géant. La station électrique qui l'alimentait possédait une puissance de 250.000 kW. La consommation quotidienne de coke par les hauts fourneaux était de 4.500 tonnes — 4 millions 500.000 kilos par jour !

Pour refroidir les hauts fourneaux, l'Oural était insuffisant. Il fallut creuser en soixante-dix jours et par des froids atteignant jusqu'à quarante degrés au-dessous de zéro, un lac artificiel de cinq kilomètres de longueur — la consommation d'eau étant supérieure à celle de Moscou et Leningrad pris ensemble. Les investissements se montaient en 1936 à un milliard de roubles ; un second milliard était prévu pour l'ensemble des travaux à venir.

Et quel héroïsme montrèrent les constructeurs accourus de toutes les régions de l'U.R.S.S. et pour la plupart jeunes volontaires des Jeunesses communistes ! Un fait entre mille. Les concasseurs étant américains, des spécialistes des Etats-Unis étaient venus pour les monter. Ils exigèrent des grues pour transporter les pièces détachées du concasseur. Il n'y en avait pas et le travail pressait. C'était l'époque où déjà, le Japon se livrait à ses provocations en Extrême-Orient. Les jeunes communistes se réunirent et décidèrent de monter les pièces à dos d'homme, ou avec des cordes, du bas de la montagne jusqu'à mi-flanc, ce qui fut fait !...

C'était en 1935. Depuis, Magnitogorsk a continué à s'agrandir. Pendant la guerre, on a mis à feu les 5e, 6e, 7e et 8e hauts fourneaux. La montagne que nous avions escaladée ne domine plus le paysage. Elle est, déjà, en partie « mangée ». A sa place, des ateliers à perte de vue qui fournissent l'acier à plus de 10.000 usines, après avoir livré pendant la guerre tout le blindage nécessaire pour les chars de l'Armée rouge et 50 % du métal pour la fabrication des obus. Les baraquements où nous avions entendu des jeunes gens chanter de vieilles chansons sibériennes ont disparu ; à leur place s'élèvent des cités ouvrières, des palais de culture, des écoles de tous degrés, des théâtres et des cinémas. Quand nous sommes passés là, nous avions rencontré des Ouzbeks et des Ukrainiens, des Russes et des Tatars. La plupart étaient des jeunes, accourus volontairement pour édifier le géant, enthousiasmés par cette véritable épopée du travail moderne. Ces jeunes ont fait souche et on peut déjà parler d'une race nouvelle, ardente, habituée au travail dur et aux âpres conditions climatiques, imbue de ce que nous appellerions un très vif « esprit de corps ». « Ceux de Magnitogorsk » ont réalisé des prodiges pendant la guerre de libération nationale et ils sont fiers de la ville de 300.000 habitants poussée en vingt ans, là où s'étendait jadis la steppe.

J'ai visité longuement d'autres entreprises de premier ordre — l'usine d'autos Staline et l'usine de roulements à billes Kaganovitch à Moscou, l'usine de constructions mécaniques Ouralmach près de Sverdlovsk, où 15.000 ouvriers, spécialisés dans la production de l'outillage pour l'industrie lourde et pour l'équipement des hauts fourneaux et des fours Martin fabriquaient toutes sortes de machines ; l'immense usine de tracteurs lourds de Tchéliabinsk également dans l'Oural. Comme des centaines de mes compatriotes, j'ai admiré Dniéproguès, son barrage, sa centrale, qui produisait à elle seule plus d'électricité que l'ensemble des centrales réunies de l'ancienne Russie. J'ai vu Bakou et sa forêt de puits de pétrole sans cesse étendue. Au retour d'un dernier voyage en 1939, j'admirais de la fenêtre du wagon qui m'emportait de la frontière vers Moscou les nouvelles usines construites ou en construction sur les anciens terrains marécageux ou les emplacements des forêts de la Russie-Blanche... [Ce livre a été écrit avant mon 8e voyage (octobre-novembre 1949).]

Le premier cheminot soviétique, rencontré à Niégoréloïé avait raison : son pays était un immense chantier. Il l'est demeuré. C'est en 1927, que Staline lança le mot d'ordre : « Rattraper et dépasser les pays capitalistes les plus avancés. » Malgré les railleries des adversaires de l'U.R.S.S., l'œuvre s'est accomplie victorieusement. En 1940, l'industrie lourde de l'U.R.S.S. avait atteint une production globale de près de 12 fois supérieure (exactement 11,7) à celle de la Russie de 1913. La seule industrie des constructions mécaniques et de transformation des métaux avait augmenté de 41 fois sa production d'avant la révolution. Des industries inexistantes sous les tsars : celle des tracteurs, de l'automobile, de l'aluminium, du magnésium, du caoutchouc étaient nées. Le nombre des ouvriers et employés était passé de 10.800.000 en 1928 à 31 millions en 1940. En moins d'un quart de siècle, avec ses seules forces et sans capitaux étrangers, la vieille Russie agraire s'était ainsi transformée en un grand pays industriel.

Ce qui frappe d'ailleurs dans l'examen de ce développement économique à un rythme sans précédent dans l'histoire des nations, c'est la méthode suivie, le réalisme dont ont fait preuve Staline et le Comité central du Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S. Les usines ne se sont pas édifiées au hasard mais suivant des plans mûrement étudiés. Déjà, en pleine guerre civile, Lénine avait conçu un plan d'électrification du pays, mais ce ne fut qu'après la période de reconstruction (de 1921 à 1927) qu'il fut possible de passer à la réalisation méthodique d'un premier et grandiose plan de cinq ans dont le but n'était pas encore de fournir à la population tous les objets de consommation qu'elle désirait, mais de jeter les bases d'une industrie lourde sans lesquelles la production des marchandises, le développement du bien-être n'étaient pas plus possibles que la défense du pays.

C'est le 1er octobre 1928 que commença la réalisation du premier plan quinquennal. Ses objectifs ? Édifier deux mille quatre cents entreprises nouvelles, quadrupler la production industrielle, liquider le chômage ! Une émulation magnifique s'empara des ingénieurs comme des ouvriers. D'un bout à l'autre du pays, des millions d'hommes creusaient la terre, faisaient sauter les rochers, foraient les puits de mine, transportaient des millions de tonnes de minerai et de charbon, bâtissaient des usines et des centrales électriques, domptaient les fleuves, unissaient les mers, se ruaient dans les écoles et les laboratoires. De nouveaux bassins houillers surgissaient en Sibérie orientale et dans l'Extrême-Orient, de nouveaux puits de pétrole dans l'Oural et en Turkménie. Des marécages immenses aux environs de Moscou et de Leningrad se transformaient en vastes exploitations mécanisées d'extraction de la tourbe. Un grand chemin de fer reliait le Turkestan à la Sibérie, et, quelques années plus tard, un canal réunissait la mer Blanche à la Baltique. Cependant que, sur les bords du Dniepr, s'élevait le majestueux barrage du Dniéproguès.

Ce premier plan réalisé, non en cinq ans, mais en quatre ans et trois mois, lançait hardiment le pays des Soviets sur les voies de la technique moderne.

De 1933 à 1937, on passa au deuxième plan. Il s'agissait ici d'achever la reconstruction technique de l'industrie en remplaçant de fond en comble l'outillage des vieilles usines par des machines neuves. On encouragea systématiquement le rendement du travail, la recherche de méthodes de production rationnelle. C'est à cette époque que prit naissance le stakhanovisme.

Le 1er janvier 1938 commençait la réalisation du troisième plan quinquennal. Son but était de développer considérablement toute l'industrie lourde et notamment les constructions mécaniques, d'utiliser à plein les progrès les plus récents de la technique et de la science, de développer la qualité des cadres et d'assurer une haute productivité du travail, d'accumuler de grosses réserves d'État, d'industrialiser des régions nouvelles d'Extrême-Orient et de l'Asie centrale.

L'accent cependant n'était plus porté sur les constructions géantes, mais sur les usines moyennes. La part réservée dans le pian à l'industrie légère et à l'industrie alimentaire était considérablement augmentée. Le troisième plan, d'autre part, décentralisait l'industrie en interdisant la construction de nouvelles usines à Moscou, Leningrad, Kharkov et en général, dans toutes les grandes villes de l'ouest du pays. L'orientation de l'industrialisation vers l'est du pays s'accentuait. C'était un plan qui devait permettre un développement inouï du standard de vie.

L'agression hitlérienne du 22 juin 1941 arrêta brutalement la réalisation de ce nouveau bond en avant.

Dans le second semestre de 1941, l'invasion allemande obligea le gouvernement soviétique à transférer vers l'Est le personnel et le matériel des usines d'Ukraine, de Biélorussie, des régions de Moscou et de Leningrad. Des millions d'hommes, des dizaines de milliers de machines-outils émigrèrent vers l'Oural, la Sibérie, le Kazakhstan. En trois mois, grâce à l'héroïsme des cheminots et du personnel des usines évacuées, 1.360 grandes entreprises furent ainsi mises hors d'atteinte de l'ennemi. Ce fut la période la plus tragique de la guerre — l'Allemagne, maîtresse de presque toute l'Europe, disposant d'un immense potentiel industriel. Les entreprises évacuées vers l'Est avaient cessé toute production et n'étaient pas encore réinstallées dans les nouvelles régions de l'arrière. Or, les régions occupées par l'envahisseur fournissaient, au moment du conflit, 63 % du charbon consommé par l'Union soviétique, 68 % de la fonte, 60 % de l'aluminium, 58 % de l'acier. Privée de ces territoires, la production globale de l'industrie soviétique baissa de plus de moitié. Plus une tonne de charbon ne parvint du Donetz occupé et plus une tonne de fer de Krivoï-Rog. Voznessenski, président de la Commission du plan d'Etat, a révélé (L'Économie de guerre de l'U.R.S.S.) qu'en décembre 41, à l'heure où les Allemands étaient aux portes de Moscou et de Leningrad, la production des laminés de métaux ferreux (base de l'industrie de guerre) avait diminué de trois fois ; celle des roulements à billes nécessaires à la construction des avions, des chars et de l'artillerie, n'était plus que la 20e partie de la production de 1940. Tout autre régime politique se serait écroulé dans des conditions économiques aussi difficiles. Mais il y avait Staline qui dirigeait le Comité d'État pour la défense nationale, s'occupant à la fois du front et de l'arrière. Sa volonté inébranlable, sa maîtrise exceptionnelle, sa confiance en l'avenir servirent d'exemple à des millions de communistes et de sans-parti. A l'heure même où Hitler annonçait « la fin de toute résistance à l'Est », Staline faisait adopter un vaste plan de construction de nouvelles usines sidérurgiques dans l'Oural et la Sibérie.

Aussi, dès mars 1942, six mois après l'évacuation des usines des régions envahies, la production remontait rapidement. En particulier, la production de l'industrie de guerre dans les seules régions de l'Est atteignit ce mois-là le niveau qui était celui de toute l'Union soviétique au début de la guerre. Pendant les trois années 42, 43 et 44, 2.250 grandes entreprises industrielles nouvelles furent construites et mises en service dans les régions de l'Est. Tandis qu'on réinstallait les usines évacuées, des centaines de nouvelles usines, de centrales électriques, de mines étaient mises en fonction. Dans la région de la Volga s'élevèrent des usines d'aviation, de moteurs, de locomotives et la production de cette région doubla en quatre années. L'Oural, lui, fournit 40 % de toute la production militaire ; des usines de chars, d'automobiles, de motocyclettes, de machines-outils, etc. sortirent de terre et de nouvelles mines fournirent au pays 21  millions de tonnes de charbon. La Sibérie occidentale développa considérablement la production du zinc, de l'aluminium, de l'étain. L'Asie centrale et le Kazakhstan participèrent à l'effort de guerre par la mise en service d'installations pour l'extraction du minerai de plomb, du wolfram, tout en donnant asile à 250 usines évacuées d'Ukraine.

Dans les transports, l'effort fut non moins méritoire. On construisit 10.000 kilomètres de nouvelles voies ferrées dans les nouvelles régions industrielles.

Quelques chiffres significatifs pour finir sur ce chapitre. L'Armée rouge reçut de son industrie pendant la guerre 14 fois plus d'obus d'artillerie que n'en avait reçu l'armée russe sous les tsars. A la fin de la guerre contre l'Allemagne hitlérienne, l'armée soviétique comptait quatre fois plus de divisions, cinq fois plus d'artillerie, cinq fois plus d'avions, cinq fois plus de chars qu'au moment de l'agression du 22  juin.

Avec l'écrasement de l'Allemagne hitlérienne s'est posée dans toute son ampleur la tâche de la reconstruction. Il convient ici de se rappeler que les territoires temporairement occupés représentaient 33 % de la production industrielle globale. La destruction totale ou partielle et le pillage atteignirent 31.850 usines ou installations industrielles. Malgré l'effort inouï d'évacuation des usines vers l'Est, il fut perdu dans les territoires occupés 175.000 machines-outils, 34.000 marteaux-pilons et presses, 2.700 haveuses, 15.000 marteaux-piqueurs, les installations de centrales électriques d'une puissance de 5 millions de kilowatts, 62 hauts fourneaux, 213 fours Martin ; 45.000 métiers à tisser furent détruits ou emportés par les occupants, 15.800 locomotives et 428.000 wagons enlevés, 4.280 bateaux à vapeur ou remorques et 4.029 péniches coulés, 13.000 ponts de chemin de fer détruits. On peut encore y ajouter, outre les pertes de l'agriculture dont nous parlerons plus loin, la moitié des habitations dans les villes occupées (1.209.000 maisons). L'ensemble des pertes subies représentait environ 2/3 de tout l'avoir national des territoires envahis. Jamais encore, aucune guerre n'avait produit des destructions aussi terribles.

Le plan quinquennal, actuellement en cours, prévoit la reconstruction économique complète de ces régions. En outre, à la fin de ce plan, en 1950, la production industrielle dépassera de 48 % celle d'avant-guerre (de 15 % dans les régions dévastées).

En 1948, la production de l'ensemble de l'Union soviétique a dépassé de 18 % le niveau de 1940. Tous les objets manufacturés sont revenus en vente libre depuis décembre 1947 et on assiste régulièrement à la baisse de leurs prix de vente. On peut donc prévoir que, comme ses devanciers, le plan quinquennal actuel sera réalisé avec un an d'avance sur le délai prévu.

Encore quelques années et la production soviétique égalera celle des États-Unis.

Dans son grand discours du 9 février 46, J. Staline a fixé comme objectif des prochains quinquennaux la production annuelle de 50 millions de tonnes de fonte, 60 millions de tonnes d'acier, 500 millions de tonnes de charbon, 60 millions de tonnes de pétrole.

C'est ainsi que sera résolu le problème de dépasser les principaux pays capitalistes au point de vue économique, non seulement en production totale, mais en production par tête d'habitant.

Alors se posera le passage à la société communiste, les conditions préalables prévues par Marx dans le Manifeste communiste étant réalisées, à savoir le développement des forces productives et le développement harmonieux des individus.

Ce stade supérieur de la société sera d'autant plus rapidement atteint que les grandes découvertes de la pensée humaine — les ondes électromagnétiques, les moteurs à réaction, l'énergie nucléaire — trouvent, en Union soviétique, un développement illimité non pas pour détruire la civilisation et exterminer les hommes, mais pour le plus grand bien de l'humanité.

Nous avons vu plus haut les performances réalisées par l'industrie soviétique pendant la guerre ; nous voyons aujourd'hui la reconstruction se poursuivre à un rythme vertigineux et nous avons une vue claire des perspectives d'avenir.

A quoi est dû cette supériorité du régime de production soviétique ?

1° L'économie soviétique obéit à des plans de développement harmonieux, mobilisant toutes les ressources matérielles et humaines du pays pour leur réalisation. Seul un État où les moyens de production sont le bien du peuple tout entier, est capable d'une planification de telle envergure et d'une telle efficacité.

2° Ces plans poursuivent un but unique : développer la richesse nationale, c'est-à-dire en définitive, le bien-être de tous. C'est pourquoi tous les citoyens sont intéressés à la réalisation des plans quinquennaux ; ils savent que leur prospérité est liée à celle du pays soviétique tout entier. L'intérêt individuel rejoint pleinement l'intérêt collectif.

C'est ce qui explique l'ardeur avec laquelle les travailleurs cherchent à augmenter leur productivité (d'abord, dans le premier plan quinquennal, le mouvement des oudarniks ou travailleurs de choc), à mettre en pratique de nouvelles méthodes de travail mûrement étudiées par eux (deuxième et troisième plans : le mouvement stakhanoviste), à battre tous les records de production (proposition des ouvriers de Leningrad, de réaliser le quatrième plan quinquennal en quatre ans).

La productivité du travail, écrivait Lénine en 1919, c'est, en dernière analyse, ce qu'il y a de plus important, d'essentiel pour la victoire du Nouvel ordre social... (V.I. Lénine : Œuvres choisies, t. II, p. 595, Editions en langues étrangères, Moscou, 1945.)

Le communisme commence là où se manifeste la volonté — pleine d'abnégation et susceptible de venir à bout d'un rude labeur — qu'ont les simples ouvriers d'augmenter le rendement, d'assurer la garde de chaque poud de blé, de charbon, de fer et autres produits qui ne vont pas à ceux qui travaillent eux-mêmes... mais... à l'ensemble de la société. (Idem.)

3° Les plans en régime soviétique excluent toute possibilité de crises économiques, la plaie du chômage étant liquidée pour toujours. Dans ce régime, plus il y a de marchandises, plus grandit le bien-être. Plus le bien-être se développe et plus il faut de nouvelles marchandises.

Prenons, pour justifier cette affirmation, l'exemple du village. Des millions de paysans, il y a trente ans, étaient illettrés. Us ont appris à lire et à écrire, même ceux qui avaient passé l'âge d'aller à l'école. La conséquence en a été une augmentation considérable du tirage des journaux et des livres. Pour y faire face, la production de pâte à papier a dû être considérablement élevée, d'où un accroissement sans précédent du nombre des bûcherons et la nécessité de mécaniser l'industrie forestière pour qu'elle rende à plein. Mais les jeunes kolkhoziens réclament aujourd'hui bien plus qu'un quotidien : des revues spéciales pour l'agriculture, des postes de radio, le cinéma ambulant chaque semaine au village, des bicyclettes. Ils rêvent tous de voyages en avion. Les jeunes filles sont avides de belles robes et de beaux meubles. Tout cela pose devant l'industrie légère soviétique des exigences qu'elle est encore loin de satisfaire par rapport à la demande. Quand elle y parviendra, de nouvelles exigences se feront jour : le kolkhozien voudra sa salle de bains et sa femme rêvera d'avoir une cuisinière électrique et un frigidaire. Ainsi, des besoins nouveaux naissent constamment qui assurent des débouchés permanents à l'industrie en régime socialiste. C'est une chaîne sans fin. Elle est absolument inconnue dans notre régime économique où les moyens de production (usines, machines) appartenant à une minorité capitaliste servent à assurer des bénéfices à leurs propriétaires et non pas à satisfaire les besoins de la masse.

Il y a, de plus, chez nous, anarchie dans la production — chaque industriel essayant de vendre ses marchandises sans s'occuper du voisin.

Le système économique de l'U.R.S.S. donne, au contraire, l'image d'une très belle mécanique de précision, sans ces « à coups » économiques qui, dans nos pays, signifient la misère pour des millions de gens sans emploi.

Certains, après avoir nié les possibilités de réaliser les plans quinquennaux, se rattrapaient ensuite en disant : « Oui, mais sur la qualité des marchandises, il y aurait beaucoup à dire ! » C'était la tarte à la crème des antisoviétiques de la période 1932 à 1939.

Il est exact, qu'à cette époque, la qualification professionnelle de certains ingénieurs et ouvriers avait encore besoin de s'améliorer. Pour la raison très simple que la grande majorité des travailleurs industriels étaient venus des campagnes, de ces villages où, vingt ans auparavant, la population était totalement illettrée. C'était là un lourd handicap pour le pouvoir soviétique. N'empêche que le rendement du travailleur industriel progressait à pas de géant et que la qualité des marchandises, la qualité du travail s'amélioraient sans cesse. L'automobile « Zis » que je prenais en 1938 à Moscou ne le cédait en rien aux plus confortables automobiles de nos pays. Des ouvriers du bâtiment de chez nous, avec qui je visitais à Moscou la première et la seconde ligne du métro me faisaient remarquer combien la seconde ligne était supérieure du point de vue du « fini » à la première. Les nouveaux magasins, ouverts rue Gorki à la veille de la guerre, soutenaient la comparaison avec nos grands magasins parisiens. A chaque nouveau voyage en U.R.S.S., je constatais avec joie, non seulement que de nouvelles marchandises avaient fait leur apparition sur le marché, mais encore que la qualité des articles s'affinait toujours. Il en est encore ainsi aujourd'hui et c'est là l'essentiel : aller sans cesse de l'avant, se perfectionner chaque jour, accroître la quantité et la qualité. Nul observateur de bonne foi qui a visité l'U.R.S.S. à des époques différentes ne saurait le contester.

En ce moment, la lutte pour la qualité bat son plein. Voici un exemple pris entre mille. Un contremaître d'une usine de tissage de Moscou, Alexandre Tchoutkikh, pensait depuis longtemps à améliorer la production de son usine. Le 27 janvier dernier les ouvriers et les ouvrières de son atelier sont rassemblés. Il prend la parole. Il est toujours très écouté — car son usine l'a élu député au Soviet de Moscou. Il propose, non pas seulement de réaliser le plan, mais de fournir uniquement du tissu de première qualité. Sa proposition est longuement discutée puis approuvée.

Des équipes dites « d'excellence » sont constituées. Trois mois plus tard, la production de l'atelier se révèle de première qualité à 99,5 %. Mais ces efforts pour la qualité ne serviraient à rien si la qualité du fil livré par d'autres usines laissait à désirer. C'est pourquoi Tchoutkikh a décidé d'entrer en contact avec les filatures afin d'améliorer la qualité de leur production. Ce souci de conserver sa valeur à la « marque de fabrique » se développe dans tout le pays (ce qui, soit dit en passant, répond avec éclat à ceux qui prétendent que, sans la propriété capitaliste, on ne peut obtenir de produits de bonne qualité).

Voici une autre méthode qui a fait son apparition. Des ingénieurs « parrainent » des ouvriers. Après leur journée de travail, ils font profiter leurs « filleuls » de leurs connaissances techniques. L'initiative est partie de l'usine de locomotives de Gorki. En deux mois, 350 ingénieurs et techniciens avaient adopté chacun deux ouvriers avec qui ils examinaient leurs travaux, donnaient des conseils de dessin industriel, de technologie, etc.

Depuis la fin de la guerre, on assiste à un développement général des compétitions entre usines, entre équipes, entre ouvriers — pas seulement pour la réalisation du plan avant terme ou la qualité de la production, mais encore pour en diminuer le prix de revient en économisant les matières premières, les combustibles, l'énergie électrique. Certains adversaires de l'U.R.S.S. voient, dans cette émulation socialiste, je ne sais quelles mesures bureaucratiques, quelles décisions « d'en haut ». Si cela était vrai, comment expliquer qu'en une seule année (1947), plus d'un million d'inventions et de propositions de rationalisation aient surgi du sein même des entreprises et des chantiers ?

L'explication est bien plus simple : c'est que, dans un État socialiste, tout essor de la production profite à l'ensemble de la population.

En voici la preuve chiffrée. Une paire de chaussures valait 260 roubles en 1948 ; 221 en mars 49. On payait un phono 900 roubles il y a un an ; 450 aujourd'hui. L'appareil de T.S.F. (5 lampes) était vendu 600 roubles ; maintenant 420. Pour acheter une motocyclette, il fallait débourser 2.800 roubles en 1948 ; 1820 en 49. Et les amateurs de bicyclette peuvent se procurer cet agréable moyen de locomotion pour 720 roubles au lieu de 1.200 ! (Il s'agit des prix au 1er mars 1949. Quand ce livre paraîtra, il est très possible que ces prix auront encore diminué — tant les choses vont vite en Union soviétique !) Comme les salaires n'ont pas diminué, la baisse des prix n'est due qu'aux efforts faits par les travailleurs pour diminuer les prix de revient par une meilleure organisation du travail, la compression des frais généraux en évitant tout gaspillage, etc.

L'industrialisation de l'U.R.S.S. ne s'est pas opérée sans combats : lutte contre les partisans de Trotski et de Zinoviev, qui, en 1927, critiquaient la politique d'industrialisation socialiste et demandaient qu'une série d'usines fussent données en concessions au capital étranger ; lutte contre le sabotage d'un certain nombre d'ingénieurs de l'ancien régime, aidés par des trotskistes détenant d'importants postes de direction (tel Piatakov, ancien commissaire-adjoint à l'Industrie lourde) ; lutte pour faire comprendre aux masses populaires que le travail en régime socialiste devait devenir « une affaire d'honneur, de vaillance et d'héroïsme » (Staline).

L'industrialisation de l'U.R.S.S. n'a pas été une idylle. Chaque pas en avant a posé de nouveaux problèmes à résoudre. ,

A la veille de la guerre, c'était celui de la main-d'œuvre qui faisait partout défaut. Staline le posait dans toute son ampleur au XVIIIe congrès du Parti bolchevik (mars 1939) :

Il n'est plus question maintenant de caser dans l'industrie, d'embaucher par charité les paysans sans travail et sans abri qui ont rompu avec leur village et vivent sous la menace de la faim. Il y a beau temps que ces paysans-là n'existent plus dans notre pays. Et c'est évidemment très bien, car cela témoigne de l'aisance de notre campagne. Maintenant, il ne peut plus être question que de prier les kolkhoz de faire suite à notre demande et de mettre chaque année, à la disposition de notre industrie en développement, au moins un million et demi de jeunes kolkhoziens. Les kolkhoz, désormais dans l'aisance, doivent tenir compte que, sans cette aide de leur part, il sera très difficile de pousser le développement de notre industrie ; or, sans développer notre industrie, nous ne pourrons pas satisfaire la demande toujours accrue des paysans en marchandises de grande consommation. Les kolkhoz ont toute possibilité de faire suite à notre demande, puisque l'abondance de moyens techniques dans les kolkhoz libère une partie des travailleurs de la campagne, lesquels, employés dans l'industrie, pourraient être d'une grande utilité pour l'ensemble de notre économie nationale. (J. Staline : les Questions du léninisme, t. II, p. 286, Editions Sociales, 1947.)

Les kolkhoziens ont répondu à cet appel autorisé et l'immense effort de développement professionnel des jeunes, accentué sur une échelle sans précédent pendant la guerre, a permis de résoudre le problème.

Que les antisoviétiques aient cru d'ailleurs de bon ton de se gausser des difficultés rencontrées, des faiblesses à corriger, cela suffit à montrer en eux d'insupportables prétentieux, ignorant tout des problèmes de la construction socialiste. Ils ont pensé, par leurs écrits de mauvaise foi, altérer la sympathie ardente que des millions d'hommes portent aux géants qui transforment de fond en comble l'empire des tsars !

Quelle erreur! Car ce sont précisément les difficultés rencontrées qui donnent la mesure exacte des victoires remportées par l'Union soviétique.

C'en est une que d'avoir, en un quart de siècle, dépassé l'industrie anglaise, allemande, française, d'avoir conquis la première place en Europe et bientôt, la première dans le monde, sans aide de l'étranger, rien que par le labeur obstiné de 190 millions de citoyens animés par le plus haut idéal qui ait jamais été proposé aux hommes !

C'en est une, de taille, que l'Union soviétique n'ait mis que trente années pour atteindre le développement économique que les Etats-Unis auront mis plus d'un siècle à acquérir !

Ce seul rapprochement des délais conclut avec une force singulière en faveur du régime soviétique, placé cependant au départ, dans les conditions défavorables d'un pays arriéré à tous points de vue. L'Union soviétique apporte ainsi la preuve vivante de la supériorité écrasante du système de production socialiste sur le système capitaliste. Un grand problème historique a trouvé une solution vérifiée avec éclat sur un sixième du globe.

 

Chapitre III — Le socialisme à la campagne

J'ai parcouru beaucoup de régions agricoles en U.R.S.S. et visité des kolkhoz russes, ukrainiens, sibériens, caucasiens. Aucun ne m'a laissé un souvenir aussi vivace que celui répondant au nom, curieux, de Tatabagana.

C'était en mai 1935. Nous avions eu, la veille, au Kremlin de Kazan, capitale de la République tatar, un entretien cordial et animé avec le président du Comité exécutif des Soviets de la République. Nous lui avions fait part de notre désir de visiter un village typiquement tatar, ce qu'il avait approuvé avec enthousiasme et notre choix s'était porté sur un kolkhoz situé à 180 km de la capitale (un village kolkhozien qui n'avait jamais vu d'étrangers, un kolkhoz qui n'était pas monté, ô détracteurs patentés, pour des « touristes à duper » !) Le lendemain à cinq heures du matin, nous étions au rendez-vous. Des petites autos sorties de l'usine de Gorki nous attendaient. Il faisait un temps superbe et notre randonnée n'allait pas tarder à se montrer d'un prodigieux intérêt. Nous devions en effet traverser des villages qui, non seulement, ne connaissaient pas encore d'autres routes que des chemins de terre, mais ignoraient même totalement le chemin de fer.

Dans les bourgs qui s'offraient à notre vue dominaient toujours les vieilles isbas recouvertes de chaume. Mais les champs étaient sillonnés de tracteurs. Nous rencontrions se rendant au travail des brigades joyeuses de kolkhoziennes solidement bâties, respirant la santé et le bonheur d'être jeune. Notre chauffeur nous faisait remarquer que, quinze années plus tôt, on n'aurait rencontré dans ces régions que des femmes voilées, des malheureuses n'ayant le droit de se mettre à table qu'après avoir servi le mari ou le père, qu'après avoir donné à manger au chien.

Nous croisions des jeunes gens, calotte tatar sur la tête, heureux sur leur bicyclette. Nous nous extasions sur la belle santé des enfants.

L'après-midi nous arrivions enfin au terme de notre voyage : le petit village de Tatabagana. Nous devions y vivre des heures émouvantes. Avisés téléphoniquement de notre arrivée le matin même, tout le village nous attendait. Le doyen, plus que centenaire, était encadré par les enfants de l'école avec leurs emblèmes et leurs drapeaux. Plus loin, faisant la haie des deux côtés de la route, les kolkhoziens et les kolkhoziennes. Après les souhaits de bienvenue du président du Soviet, un meeting se tint devant le siège de la direction du kolkhoz. Sur une tribune improvisée monta une jeune paysanne de moins de trente ans. Elle tint à exprimer, et avec quelle conviction émouvante, ce qu'elle et ses compagnes devaient au pouvoir des Soviets. Ce fut ensuite la visite du village, des écuries, des étables, du parc à machines, les conversations animées avec les paysans.

L'histoire de ce kolkhoz était semblable à beaucoup d'autres et belle dans sa simplicité.

En 1931, un jeune paysan rentre du régiment. Il a vingt-trois ans. L'Armée rouge lui a enseigné la voie à suivre pour amener le village dans le chemin du socialisme. Il commence sa propagande. Tatabagana compte mille deux cent soixante-quinze habitants, deux cent soixante-quinze familles. Quelques paysans riches et quelques mullahs (prêtres tatars). Les autres villageois très pauvres. Ni moissonneuse, ni batteuse. Des charrues au soc de bois. La moitié des paysans n'ont pas de vaches. Le jeune paysan doit convaincre, les unes après les autres, les soixante-quinze familles qui constitueront le premier noyau kolkhozien.

Sarcasmes, ironie, méfiance des autres excités par les mullahs et les paysans riches. Les soixante-quinze tiennent bon. Alors c'est le sabotage. Des incendies subits au moment de la récolte. Le bétail empoisonné. Mais le kolkhoz tient bon et finit par surmonter tous les obstacles.

En 1935, quand nous y sommes passés, deux cent soixante-trois familles étaient entrées au kolkhoz ; douze seulement étaient restées à l'écart. La ferme collective était riche de quarante-quatre machines agricoles diverses, d'un camion automobile, de deux cent quarante chevaux, de deux cent quarante-quatre moutons et de deux cent quatre-vingt-quinze agneaux. On y avait installé une ferme laitière de soixante vaches (sans compter la vache de chaque kolkhozien). Tatabagana avait aussi quarante ruches et on venait de planter trois hectares et demi d'arbres fruitiers. Les méthodes de travail avaient changé et les résultats étaient à l'avenant. La bonne terre noire de Tatabagana qui donnait neuf cents kilos de blé à l'hectare en 1931 en avait donné seize cent quatre-vingt-dix en 1934.

La vie s'était transformée, elle aussi. Le village ne possédait jadis aucune école ; lors de notre séjour, l'école abritait trois cents enfants. Un poste central transmettait les écoutes de radio dans soixante-cinq foyers. Jadis, le village était périodiquement ravagé par des épidémies (typhus, diphtérie, scarlatine) et la mortalité était très élevée ; on n'y connaissait que les rebouteux et les sorcières. En 1935, on nous déclara que, tous les trois jours, le docteur arrivait de la ville en avion et au moment des moissons, il y séjournait en permanence. Jadis 90 % d'illettrés ; et 12 % lors de notre passage.

La bicyclette était apparue pour la première fois l'année de notre visite : dix jeunes kolkhoziens avaient reçu du gouvernement central un vélo à titre de prime pour leur bon travail. Il fallait les voir, au grand effroi des vieilles paysannes, circuler à travers le village.

Il y avait un restaurant kolkhozien. Nous y avons pris le repas du soir où l'essentiel consistait en plats de riz et de yaourt. Si la cuisine tatar à vrai dire ne nous a pas laissé un bon souvenir, nous n'avons pas oublié les belles physionomies de nos hôtes ; en particulier celle d'un paysan d'une cinquantaine d'années du plus pur type tatar : pommettes saillantes, yeux en amandes, moustaches blanches, peau brunie par le soleil. Voici, traduit mot à mot, l'allocution de bienvenue qu'il prononça au dîner :

— Très estimés frères de France, notre vie n'était pas gaie. Pour avoir une croûte de pain, jeune homme, j'ai dû partir dans les mines du Donbass. J'y suis resté jusqu'en 1928. Après, j'ai aidé à la construction du Dnieprostroï où j'ai été nommé « oudarnik ». (Ouvrier d'élite.) Je suis revenu depuis au village et je suis maintenant un kolkhozien aisé. Le regret de ma vie, c'est de ne pas savoir lire et écrire, mais le plus beau jour de ma vie, c'est de vous voir là, à mes côtés, vous autres qui, je le sens, êtes nos amis...

Une pause puis :

— Je ne sais plus...

Et le vieux Tatar se mit à pleurer d'émotion.

Mais la gaieté se rétablit vite. Des jeunes filles du village vinrent nous remettre des gerbes de fleurs et les enfants de l'école vinrent en notre honneur, déclamer, chanter, danser... tout cela était bouleversant de fraîcheur et de vie saine.

Quand nous revînmes aux autos demeurées à l'entrée du village, la nuit était tombée. On nous éclaira avec des quinquets au pétrole, car l'électricité ne devait faire son apparition que l'année suivante.

Les jeunes paysannes chantèrent en tatar un hymne à Lénine puis l'Internationale monta lentement dans la nuit étoilée...

On s'extasie généralement sur les succès considérables remportés par l'U.R.S.S. dans le domaine industriel et l'on n'a pas tort, mais s'est-on suffisamment rendu compte des efforts prodigieux qui furent déployés au milieu des pires difficultés pour la transformation des campagnes ?

Ce que signifient les machines agricoles, l'école, la radio à Tatabagana, on ne peut vraiment l'apprécier qu'en évoquant les étapes parcourues pour sortir le village d'une misère et d'une ignorance également effroyables.

En 1903, — nous apprend l'Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S. — la Russie comptait environ dix millions de feux. Dans sa brochure A la paysannerie pauvre, Lénine a calculé que, sur ce nombre, trois millions et demi au moins n'avaient pas de cheval. D'ordinaire, les paysans pauvres ensemençaient un lopin de terre insignifiant, louaient le reste aux koulaks, et s'en allaient eux-mêmes chercher ailleurs un gagne-pain. Par leur situation, les paysans pauvres se rapprochaient plus que quiconque du prolétariat. Lénine les appelait prolétaires ruraux ou semi-prolétaires.

D'autre part, un million et demi de familles de paysans riches, de koulaks (sur un total de dix millions de foyers paysans) avaient accaparé la moitié de toutes les terres labourables des paysans. Cette bourgeoisie paysanne s'enrichissait en opprimant les paysans pauvres et moyens, en exploitant le travail des salariés agricoles et des journaliers ; elle se transformait en capitalistes agraires. (Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S., p. 11, Editions Sociales, 1946.)

Un ingénieur français qui a longtemps vécu en Russie, M. Jules Cotte, écrivait en parlant de la vie des paysans russes d'avant 1917 :

Du lever au coucher du soleil, avec des araires au soc minuscule, ils grattaient le sol pour lui faire donner de maigres récoltes. Ils jetaient dans les sillons des graines parfois malades et les blés ne montaient pas bien haut dans le fouillis du chiendent et laissaient de larges places chauves. Ils regardaient avec envie les moissons touffues des terrains du seigneur qui disposait de puissantes machines et connaissait l'usage des engrais...

... La vie moyenne russe était la plus courte de l'Europe ; moins de 5 % d'entre eux atteignaient l'âge de 60 ans. (« Le Village sous les tsars », France-U.R.S.S., août 1947.)

Une telle situation devait susciter des révoltes paysannes en 1902-1905 : incendie des domaines, confiscation des terres et des récoltes avec partage de celles-ci entre les affamés. Ces soulèvements dans les campagnes étaient d'ailleurs réprimés avec une férocité inouïe : paysans pendus ou fusillés, villages incendiés, etc...

Une loi du 9 novembre 1906, la loi Stolypine, allait encore aggraver le sort terrible du paysan. Les riches fermiers obtenaient la faculté d'accaparer à bon marché la terre des petits paysans dont plus d'un million se ruinaient en quelques années. De nouveaux conflits aigus éclataient à la campagne. Et à la veille de la guerre de 1914, Lénine pouvait démontrer que 30.000 grands propriétaires terriens possédaient 76 millions d'hectares, autant que 10 millions de familles paysannes ; qu'au surplus, la moitié de toute la paysannerie ne possédait guère plus d'un ou deux hectares de terre par foyer.

Aussi, le lendemain même de la prise du pouvoir par les bolcheviks, dans la nuit historique du 7 au 8 novembre 1917, Lénine faisait adopter par le IIe congrès des Soviets un décret sur la terre qui devait avoir un énorme retentissement au village. Le droit de propriété des grands propriétaires fonciers sur la terre était aboli sans délai et sans indemnité. Les terres des hobereaux, de la couronne et des monastères étaient données en jouissance gratuite à tous les paysans travailleurs. De ce fait, ces derniers recevaient 163 millions d'hectares de terres nouvelles, en même temps qu'ils étaient libérés des annuités de fermage aux gros propriétaires fonciers, annuités qui représentaient environ 500 millions de roubles-or. Une étape historique était réalisée.

Cependant, tous les problèmes n'allaient pas se trouver pour autant résolus. Dans le partage des terres enlevées aux hobereaux, les paysans riches essayaient de se tailler la part du lion. D'autre part, ils refusaient de livrer leurs récoltes au gouvernement soviétique.

La lutte des classes à la campagne allait prendre un nouvel aspect : paysans pauvres contre koulaks. Pour organiser les premiers et obliger les autres à livrer leurs excédents de blé à l'Etat, le Parti bolchevik organisa alors sur une vaste échelle l'envoi à la campagne de militants communistes éclairés et excellents organisateurs. C'est grâce à l'action de ces ouvriers d'élite que les citadins et les gardes rouges, luttant au front contre les armées contre-révolutionnaires, allaient être ravitaillés pendant les dures années de la lutte contre les Blancs et les interventions étrangères. Cette période dite du « communisme de guerre » — pendant laquelle le commerce privé du blé était interdit et tous les excédents de produits alimentaires détenus par les paysans prélevés pour les villes — prit fin avec les causes exceptionnelles qui l'avaient rendu nécessaire.

A la fin de la guerre civile (1920) le pays des Soviets était délabré par les trois années de guerre 1914-1917 et les trois années de combats incessants contre les armées d'invasion étrangères venues aider les généraux blancs.

A cette époque, la production globale de l'agriculture ne représentait plus que la moitié de celle d'avant-guerre. La misère était grande et il fallait prendre d'énergiques mesures pour y remédier. Le génie de Lénine devait y pourvoir. Le pilote clairvoyant de l'Union soviétique allait faire adopter, contre l'opposition de Trotski, le remplacement des prélèvements d'excédents par un impôt alimentaire en nature, rendu public dès avant les semailles de printemps. Une fois cet impôt livré, le paysan était libre de vendre ses excédents au marché. Il retrouvait ainsi un intérêt à augmenter ses emblavures, intérêt qu'il avait perdu durant le « communisme de guerre ».

Le paysan se remit ainsi au travail. Mais, en 1923, nouvelles difficultés. Les prix du blé étaient bas ; ceux des articles industriels exorbitants. Les frais généraux étaient énormes dans l'industrie, d'où le renchérissement des marchandises. L'argent, que les paysans tiraient de la vente de leur blé, se dépréciait rapidement. Le mécontentement apparaissait de nouveau à la campagne.

Les trotskistes en profitaient pour attaquer violemment Lénine, Staline et leurs compagnons d'armes. Mais des mesures énergiques furent prises pour réduire le prix des objets de grande consommation et l'on institua une monnaie stable : le tchervonetz. La crise était surmontée.

En 1927, l'agriculture dans son ensemble, avait dépassé le niveau d'avant-guerre, mais la culture des céréales n'atteignait que 91 % de ce niveau et la production du blé marchand, destiné au ravitaillement des villes, atteignait à peine 37 %.

C'était la preuve que le morcellement des grosses exploitations travaillant pour le marché, en petites exploitations, et celui des petites en minuscules propriétés, tel qu'il avait commencé depuis 1918, continuait toujours : que la petite et la minuscule exploitation paysanne devenait une exploitation semi-naturelle, tout juste capable de fournir un minimum de céréales marchandes ; que la culture céréalière de la période de 1927, tout en produisant à peine un peu moins que la culture d'avant-guerre, ne pouvait cependant donner à l'approvisionnement des villes qu'un peu plus du tiers de ce qu'avait pu fournir au marché la culture céréalière d'avant-guerre.

Il était hors de doute qu'avec une telle situation dans la culture des céréales, l'armée et les villes de l'U.R.S.S. devaient se trouver en face d'une disette chronique.

Et la crise de la culture céréalière allait être suivie d'une crise de l'élevage.

Pour remédier à cette situation, il fallait passer à la grosse production agricole capable d'utiliser les tracteurs et les machines et susceptible d'élever de beaucoup la production marchande de céréales. Deux possibilités s'offraient au pays : ou bien passer à la grosse production capitaliste, ce qui aurait signifié la ruine des masses paysannes, l'effondrement de l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, le renforcement des koulaks et la défaite du socialisme à la campagne ; ou bien procéder au groupement des petites exploitations paysannes en de grandes exploitations socialistes, en kolkhoz capables d'utiliser les tracteurs et autres machines modernes pour donner un élan à la culture céréalière et à la production marchande.

On conçoit que le Parti bolchevik et l'Etat soviétique ne pouvaient emprunter que la seconde voie, celle du développement de l'agriculture par les kolkhoz. (Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S., p. 241-242.)

Sur quelles bases allaient s'édifier ces kolkhoz ?

Les paysans mettaient en commun leurs terres, leurs bêtes de trait, leur outillage en vue de constituer de vastes exploitations collectives. Ils organisaient le travail par brigades et se répartissaient ensuite les produits de la récolte et de l'élevage, suivant le nombre de journées de travail réalisées par chacun. Les kolkhoz ainsi constitués étaient administrés par les kolkhoziens qui fixaient eux-mêmes les modalités de travail et de répartition. Ils recevaient des stations de machines de l'État toute l'aide nécessaire en tracteurs, moissonneuses, etc. (moyennant paiement en nature).

Pour encourager la collectivisation, l'Etat allouait des crédits, des semences sélectionnées. Les paysans conservaient comme propriété privée leur maison d'habitation, le bétail non collectivisé — suivant des quantités variables selon les régions — les dépendances nécessaires pour loger ce bétail ainsi que l'outillage pour la culture du potager.

L'apparition des kolkhoz constituait une véritable révolution agraire : le paysan passait de l'exploitation individuelle à l'exploitation collective, au socialisme. Tant que le paysan pauvre ou moyen se trouvait isolé, le koulak avait beau jeu de l'exploiter en louant à des taux usuraires son bétail ou son outillage. En rentrant au kolkhoz, le paysan rencontrait son voisin, prenait conscience de la force du nombre. Le kolkhoz signifiait la fin de la domination du koulak.

Celui-ci le comprit. Encouragé par l'opposition menée par Boukharine et les trotskistes contre Staline et l'immense majorité du Parti bolchevik, les paysans riches engagèrent la lutte par tous les moyens : la terreur contre les militants, l'incendie des récoltes, l'empoisonnement du bétail, le refus de vendre leurs récoltes. Le gouvernement prit contre eux des mesures d'exception, appuyé par l'immense majorité des paysans. Et les kolkhoz se développèrent d'année en année, s'étendant, se renforçant, s'organisant de mieux en mieux. Deux facteurs y contribuèrent grandement : les « Statuts de l'artel agricole » adoptés au IIe congrès des kolkhoziens d'élite en février 1935 et la confirmation de la remise aux kolkhoz, en jouissance perpétuelle, de toutes les terres cultivées par eux.

Les superficies ensemencées par les kolkhoz augmentèrent d'année en année, passant de 1.390.000 hectares en 1928 à 15 millions en 1930, 75 millions en 1933, pour atteindre 92 millions en 1940, alors que la terre ensemencée par les paysans individuels ne représentait plus que 0,6 % de la totalité des emblavures soit 600.000 hectares. Les 236.300 fermes collectives existant avant la guerre groupaient 19.200.000 foyers paysans soit 96,9 % de leur totalité.

Ces fermes avaient à leur disposition un total de 435.300 tracteurs, 153.400 moissonneuses-batteuses réparties dans 7.069 stations de machines. 94 % des terres des kolkhoz étaient travaillées par ces machines.

On assistait à un puissant mouvement de mise en culture des terres auparavant en friche, le total des surfaces ensemencées atteignant 150 millions d'hectares en 1940 (contre 113 en 1913). La production brute des céréales atteignait 1.200 millions de quintaux contre 734 en 1913. Seul, l'élevage retardait encore sur les chiffres de 1916 en ce qui concernait le nombre des chevaux, des moutons et des chèvres, mais était supérieur pour celui des porcs et des bovidés.

Une telle transformation des campagnes avait fait disparaître la pauvreté et l'insécurité du lendemain, lot des paysans sous le régime des tsars. L'aisance, le bien-être étaient entrés au village. En 1936-37, on allouait dans les kolkhoz un ou deux kilos de grain par « journée de travail ». [L'on appelle en U.R.S.S. « journée de travail » une unité de mesure qui permet d'apprécier l'effort de chaque kolkhozien en quantité et en qualité et en vue de répartir les bénéfices de l'entreprise au prorata de la besogne effectuée par les uns et les autres. Certains travaux sont estimés à deux « journées de travail », d'autres à trois et un paysan peut fort bien accomplir plusieurs « journées » en un jour réel. Il ne s'agit donc pas ici d'une répartition « égalitaire ».] En 1939 la plupart des kolkhoziens touchaient par journée de travail de cinq à douze, parfois vingt kilos sans compter les autres produits et le revenu en argent.

Des millions de foyers kolkhoziens avaient reçu chacun, en 1939, de 8.000 à 25.000 kilos de blé. Une Française, résidant à Moscou et qui revenait en mai 1939 d'un séjour au Caucase, me racontait avoir parlé à des kolkhoziens vignerons qui s'étaient fait 25.000 roubles de revenus en 1938.

J'avais moi-même été frappé de voir à Moscou des paysans acheter des flacons de parfum, des savonnettes de prix dans les luxueuses parfumeries de la capitale. Des paysans, dont des millions ignoraient vingt ans auparavant, ce que c'était qu'un morceau de savon, une paire de chaussures !

Bien-être matériel, mais aussi essor de la culture. J'ai vu bien des choses émouvantes en U.R.S.S. mais j'avoue que les isbas d'anciens koulaks transformées en salles de lecture ou en lieux de réunion de la chorale ou de l'orchestre du village m'ont fait une impression au moins égale à celle des magnifiques Palais de culture de Moscou, de Leningrad ou de Bakou.

J'ai vu des paysans de la région de Minsk en Biélorussie inaugurer leur théâtre avec le Tartuffe de Molière.

Certes, beaucoup restait à faire pour supprimer la différence de culture entre le citadin et le rural, mais la progression était continue. Le paysan qui travaillait en équipe à son kolkhoz, qui lisait son journal, qui écoutait la radio, qui pouvait envoyer son fils doué à l'école supérieure, était déjà bien moins loin du travailleur industriel que ne l'était le moujik. Le paysan au contact de la machine était sorti du moyen âge. Il marchait allègrement sur le chemin de l'aisance, du bien-être et de la culture. Le socialisme était entré définitivement au village.

Dès le début de la guerre contre l'Allemagne hitlérienne, un problème ardu se posa devant le gouvernement soviétique : subvenir aux besoins de l'Armée et assurer le ravitaillement des villes.

Problème d'autant plus difficile, d'une part, qu'un grand nombre de paysans étaient mobilisés, et, d'autre part, que l'ennemi occupa l'Ukraine, la Biélorussie et le Caucase du Nord, lesquels fournissaient 38 % de la production soviétique de blé et qu'on y élevait 38 % de tous les bovins et 60 % de tous les porcs.

Des solutions hardies permirent de faire face à la situation.

1° L'évacuation du cheptel, des tracteurs et autres machines agricoles des régions menacées par l'invasion fut organisée comme pour les installations des usines et le retour, après la libération, des troupeaux émigrés fut une chose extraordinaire.

Au fur et à mesure de la délivrance des régions envahies, il fallut ramener d'Est en Ouest le bétail destiné à ces régions. C'était une besogne d'une ampleur incroyable, les camions et les chemins de fer étant réservés aux besoins militaires.

C'est donc par la route que 6 millions d'animaux en 1943 et 2 millions en 44 furent acheminés de Sibérie et d'Asie Centrale à 2.000 et 3.000 km de là vers l'Ukraine, la Biélorussie et les Républiques baltes. Vingt-quatre itinéraires furent choisis afin de ne pas gêner les mouvements de troupes. Des stations de fourrage, des stations vétérinaires avec inspection des animaux, des services de vaccination, des écuries et étables pour animaux malades furent aménagés à toutes les étapes de ces vingt-quatre itinéraires. 20.000 personnes environ (bergers, bouviers, vétérinaires, etc.) assurèrent la réussite de cette migration sans précédent dans l'histoire et dont la réussite fut si complète que pas un seul cas d'épizootie ne fut constaté.

2° Les emblavures furent augmentées dans l'Oural, en Sibérie, au Kazakhstan, dans la région de la Volga et en Extrême-Orient. Les plantations de pommes de terre, de légumes s'étendirent dans les mêmes régions. Les entreprises industrielles organisèrent des exploitations agricoles destinées au ravitaillement du personnel et la pratique du jardin individuel des ouvriers et des employés se développa sur une vaste échelle dans toute l'Union soviétique.

3° La discipline du travail fut renforcée dans les kolkhoz, en particulier le minimum de journées-travail exigible des kolkhoziens fut accru. La moyenne des journées-travail d'un kolkhozien apte au travail monta de 254 en 1940 à 352 en 1942. Sur un même territoire, les emblavures par ménage kolkhozien passèrent pendant la guerre de 6,3 hectares en 1940 à 7 hectares en 1942.

4° Dans les stations de machines et tracteurs qui desservaient les kolkhoz, l'appel aux armées opéra des vides qu'il fallut combler. Ce sont les paysannes — des jeunes filles pour la plupart — qui y pourvurent. Alors que l'effectif féminin des conducteurs de tracteurs était de 4 % en 40, il passa à 45 % en 1942. Pour les conducteurs de moissonneuses-batteuses, la participation des femmes s'éleva de 6 à 43 %. Les chefs d'équipe femmes augmentèrent de 1 à 10 %. Plusieurs millions de jeunes kolkhoziennes devinrent ainsi mécaniciennes, chauffeurs, etc…

5° Les taux de livraison à l'État de la viande et de la laine furent majorés et des livraisons supplémentaires de blé et de viande décrétées pour l'Armée. Grâce à un contrôle rigoureux et à une répartition appropriée des ressources, la consommation du blé fut réduite de plus de moitié entre 1940 et 1942, mais l'armée et la population restèrent cependant régulièrement ravitaillées en pain.

Ce sont ces mesures et surtout, l'organisation kolkhozienne de l'agriculture qui rendirent possible le ravitaillement du pays. En effet, les machines permirent la culture de grands espaces avec le minimum de main-d'œuvre. D'autre part au lieu d'avoir affaire à chaque paysan pour la collecte des produits, l'Etat s'adressait au kolkhoz représentant l'ensemble des paysans d'un village — et ici encore, le personnel de collectage nécessaire était réduit au minimum. Si l'Union soviétique était demeurée au stade du petit lopin de terre, il est certain que l'invasion des régions agricoles les plus riches aurait amené la famine dans de nombreuses régions.

La ruée hitlérienne occasionna des ravages considérables dans les régions occupées et dans certaines d'entre elles, l'avance nazie fut tellement rapide que l'évacuation du cheptel et des machines ne put avoir lieu. En totalisant les pertes de toute nature, on aboutit à l'effrayant tableau suivant ; 1.876 sovkhoz (vastes fermes d'Etat) ; 98.000 kolkhoz et 2.890 stations de machines et tracteurs détruits ou pillés ; perte de 7 millions de chevaux, 17 millions de bovins, 20 millions de porcs, 27 millions de moutons et de chèvres, abattus ou emmenés par l'envahisseur ; perte de 137.000 tracteurs, de 49.000 moissonneuses-batteuses ; incendie de 285.000 écuries ou étables et de 3.500.000 habitations paysannes (sur les 12 millions existantes en 1940) ; destruction de 505.000 hectares de vergers et 153.000 hectares de vignes. A ces pertes matérielles, il faut ajouter, celles autrement lourdes de 10 millions de civils (dont la majeure partie habitant la campagne) tués pendant les bombardements, fusillés, pendus ou morts en déportation.

On conçoit ici l'étendue de la reconstruction à accomplir.

Elle marche cependant à un rythme, ici encore, seulement concevable en régime socialiste.

Elle n'a pas attendu la fin de la guerre pour commencer.

Les paysans des régions qui n'avaient pas connu l'invasion sont venus en aide à leurs frères des régions envahies. Dès que les trains étaient rétablis, et alors que la guerre faisait encore rage à vingt kilomètres de là, arrivaient non seulement les maçons et les charpentiers, mais des troupeaux, des semences, des vêtements envoyés par les paysans des kolkhoz des régions non occupées.

Chacun y mettait du sien. Chacun venait en aide à son voisin. Les ouvriers des villes travaillaient durement et envoyaient à la campagne mobilier, ustensiles de cuisine, outillage, etc. Deux ans après la libération, en 1946, les 3/4 des terres des villages ravagées étaient cultivées et le cheptel reconstitué à la moitié de son niveau d'avant-guerre. En trois ans, 1.600.000 habitations paysannes ont été reconstruites.

Le résultat le plus tangible de ce labeur opiniâtre de reconstruction de l'agriculture a été le 16 décembre 1947, la suppression du rationnement. Pain, beurre, lait, viande, fromage, fruits et légumes, tout est depuis en vente libre. L'Union soviétique panse ses plaies rapidement. Dans quelques années, elles seront entièrement cicatrisées.

En 1950, on compte sur une récolte de 1.260 millions de quintaux de blé. Des milliers d'agronomes étudient de nouvelles plantes à acclimater région par région. On voit pousser des tomates dans les parties froides du pays et des vignes s'étendent là où il n'y avait jadis que des déserts de sable. On régénère le bétail par le croisement des meilleures races. La science est en train de faire accomplir des pas de géants à l'agriculture solidement assise sur les kolkhoz.

« La nature — écrivait Mitchourine — ne nous donne que ce que nous lui prenons. » Il lui a pris beaucoup. Le célèbre biologiste surnommé « le génie des plantes » a créé plus de 300 espèces de plantes fruitières et à baies. Parmi elles, un grand nombre opposent une grande résistance au froid, ce qui a permis de faire pousser des pommes et des cerises jusqu'à Mourmansk et au Kamtchatka. Mitchourine est mort en 1935, mais ses élèves ont continué ses travaux de recherches théoriques et pratiques. Parmi eux, le plus célèbre est l'académicien Lyssenko dont le rapport historique à l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. a été l'objet dé discussions à l'échelle mondiale. (Voir à ce sujet le numéro spécial d'Europe, octobre 1948.)

Un autre académicien, Tsitsine, a réussi le croisement du blé avec le chiendent. Dans les champs de l'Institut expérimental de Nemtchinovka (près de Moscou) on a, en 1946, récolté 30 à 40 quintaux à l'hectare de ce blé hybride alors que, dans des champs voisins, le blé ordinaire fut frappé par la sécheresse exceptionnelle de cette année-là. Depuis trois ans, la plante hybride repousse sans qu'il y ait eu de nouvel ensemencement ; c'est le blé pérennant. Actuellement, plusieurs milliers d'hectares de ce blé sont cultivés dans la région de Moscou, en Sibérie, en Biélorussie, en Ukraine, au Kazakhstan, en Kirghizie et on prévoit qu'en 1950, 100.000 hectares seront ainsi ensemencés. Le pain obtenu est léger, d'un goût agréable et il possède les mêmes qualités nutritives que le pain de froment ordinaire.

Les recherches de toute nature sont poursuivies dans 50 stations agronomiques, véritables « usines à plantes ». Tout cela au bénéfice des paysans, au bénéfice du peuple tout entier.

Le rêve de ma vie, écrivait Mitchourine à Staline, mes nouvelles et précieuses espèces de plantes fruitières sont parties des serres non dans les terres de paysans riches mais à destination des grands vergers kolkhoziens et sovkhoziens, où elles remplaceront avantageusement les mauvaises et vieilles espèces, donnant une cueillette peu abondante.

Mais la lutte contre la nature revêt aussi d'autres aspects absolument prodigieux. Voici que, pour vaincre la sécheresse, les soviétiques vont « fabriquer » des forêts et des étangs. Pendant des siècles, les hommes ont abattu les forêts le long des rivières et les rivières disparaissaient. Pendant des siècles, ils ont labouré la steppe, ils l'ont épuisée, car ils ne savaient pas l'exploiter rationnellement. Ils savaient que la destruction des forêts menait à la sécheresse et aux mauvaises récoltes. Ils savaient que l'érosion arrêtait la fertilité. Ils le savaient, mais telles sont les lois de la société capitaliste qui, pour gagner de l'argent aujourd'hui même, détruit et la beauté de la nature et les récoltes à venir.

Or, sur l'initiative de Staline, un plan bouleversant la surface de la terre sur une étendue égale à la moitié de l'Europe, vient d'être mis en chantier. Il aura pour effet d'écarter définitivement la sécheresse apportée périodiquement par les vents brûlants d'Asie centrale sur les riches terres de la Russie méridionale (partie européenne), de fixer les sables, d'améliorer la qualité des terres cultivables dans ces régions.

Pour ce faire, des massifs forestiers seront plantés, couvrant une superficie de 6 millions d'hectares (une dizaine de départements français), 45.000 bassins, réservoirs et étangs artificiels seront creusés, permettant un meilleur approvisionnement en eau, le développement du système d'irrigation et la construction de nombreuses petites hydro-centrales. Enfin, les agronomes et biologistes soviétiques, Lyssenko en tête, travaillent à ce reboisement accéléré, ainsi qu'à un plan d'assolement, d'engrais et de labourage perfectionné. Ce plan gigantesque est échelonné sur quinze années.

Un plan utopique ? Non pas. Sa réalisation est commencée. Dans le quatrième trimestre 1948, près de 200.000 hectares de terres ont déjà été plantés de zones de protection boisées. 61 pépinières ont été organisées pour élever les plants. Six expéditions de savants spécialistes sont sur place. Des écoles forestières nouvelles sont ouvertes et le nombre de leurs étudiants a été augmenté. Tandis que près de 100.000 kolkhoziens suivent des cours spéciaux pour aider au reboisement et aux travaux d'installation de réservoirs d'eau et d'étangs artificiels.

Jamais encore, l'humanité n'a assisté à des travaux d'une ampleur aussi gigantesque. Tandis que la Russie d'Europe réalise dans l'enthousiasme le plan de lutte contre la sécheresse, l'Asie soviétique apporte sa contribution à cette bataille contre la nature. L'Ouzbékistan vient de fêter la mise en exploitation de la gigantesque centrale électrique de Farkhad, sur le fleuve Syr-Daria. 16 millions de mètres cubes de terrassement, 300.000 m3 de béton, 150 km de soudure électrique — tel a été l'effort des bâtisseurs. Le niveau du fleuve a été élevé de 20 mètres et en amont du barrage, les eaux forment un grand lac artificiel de 45 kilomètres carrés. Quand l'ensemble des travaux sera terminé, un immense plateau d'environ un million d'hectares — « la steppe de la faim » — sera irrigué.

C'est ainsi que viennent à la vie des contrées maudites.

Là où les déserts de sable brûlant s'étendaient si loin que la vue puisse porter, voici que poussent des cotonniers, des vignes, des orangers, des figuiers !...

Dans ma jeunesse, j'étais enthousiasmé par les anticipations de Jules Verne. Mais voici que le rêve devient réalité, grâce à l'Union soviétique.

Et quelle émouvante réponse, d'autre part, aux porte-parole des banquiers et industriels des Etats-Unis, par exemple, à Sélection du Reader' s Digest écrivant :

Les équipages mettront en marche leur radar lorsqu'ils se rapprocheront de leurs objectifs. Ils ne se soucieront guère de précision ; chaque bombe portera, car dans la guerre atomique, il s'agit de toucher autant la population que l'industrie. Peu importe qu'une usine échappe à la destruction, s'il n'y a plus personne pour la faire fonctionner. (Sélection du Reader's Digest, mars 1949.)

ou à M. Thornton Page, parlant à Oxford :

La propagation des maladies infectieuses donnera des résultats encore plus importants que l'emploi de la bombe atomique, si l'on envisage le rapport entre le nombre des victimes et les dépenses.

Où sont les barbares et où sont les civilisés ?

 

Chapitre IV — Le niveau de vie

[La documentation dont j'ai disposé pour écrire ce chapitre provient de deux sources : 1° Les notes abondantes recueillies au cours de huit voyages d'études s'échelonnant entre 1933 et 1939 — et notamment celles relatives à plusieurs centaines de budgets ouvriers, les tarifs de salaires et les prix de nombreuses marchandises relevées, durant cette période, à Moscou, Leningrad, Kharkov, Bakou, Magnitogorsk, Sverdlovsk, Tchéliabinsk, Rostov-sur-le-Don, Stalingrad, Kazan, Kouibychev. C'est ce travail de collation très long, mais pris à la source, sur place, qui m'a permis de dégager les lignes essentielles du standard de vie. 2° Pour la dernière partie du chapitre, celle relative à la guerre et l'après-guerre, ont été consultés les documents en provenance de l'Union soviétique ou puisés dans les relations de voyage des délégations qui ont pu se rendre au pays des Soviets depuis la Libération.]

L'ouvrier, le paysan, l'intellectuel soviétiques comment vivent-ils ? C'est sur ce sujet qu'ont porté les controverses les plus passionnées. On a même vu le débat porté à la tribune de l'Assemblée nationale par le prétentieux Claudius Petit, à qui Maurice Thorez répliqua très justement : « Vous comparez des choses qui ne sont pas comparables. »

Le socialisme se donne comme but de fournir à chacun un standard de vie élevé, ce qui signifie manger à sa faim, avoir un logement confortable, la possibilité de fréquenter bibliothèques, théâtres et cinémas... bref, suivant la saisissante formule de Staline, « avoir une vie belle et joyeuse ».

Mais, première observation : le standard de vie de la population, dans un pays socialiste, est directement fonction de la puissance économique du pays.

Deuxième observation : nous examinons le standard de vie des habitants d'un pays qui ne possédait au moment de la Révolution de 1917, qu'une industrie arriérée, une agriculture inchangée depuis le moyen âge, d'un pays dont on peut affirmer sans aucune exagération, qu'il y a trente ans, un cinquième seulement de la population mangeait à sa faim. Tout jugement qui ne tiendrait pas compte de ce terrible point de départ serait faussé à la base. Point de départ qui explique, au surplus, la nécessité dans laquelle s'est trouvée l'Union soviétique non d'édifier d'abord des usines textiles ou l'industrie alimentaire, mais de commencer par construire des hauts fourneaux, des usines de constructions mécaniques, des centrales électriques. C'est seulement à partir de 1932, une fois l'industrie lourde solidement assise, que l'on a pu commencer à développer sur une grande échelle l'industrie légère, celle qui fabrique les objets de consommation.

Troisième observation : l'exploitation de l'homme par l'homme a été supprimée, mais le travailleur ne touche pas directement le produit de son travail. Pourquoi ? L'Union soviétique doit investir des milliards de roubles dans la construction de nouvelles usines pour les branches de production qui ne suffisent pas encore aux besoins de la population, le développement des grands travaux d'irrigation, la transformation des villes, etc. Elle doit payer son appareil d'État, ses fonctionnaires. Elle doit assurer l'instruction des enfants et la Sécurité sociale. Elle doit assurer sa défense nationale. Peut-on prélever les sommes nécessaires sur les banquiers, les actionnaires des mines, les propriétaires de fabriques ou les hobereaux des campagnes ? Non, il n'en existe plus. Il faut donc les prélever sur le revenu des entreprises existantes (qui constituent l'essentiel des recettes du budget soviétique). Il est juste d'ailleurs d'ajouter que les sommes dépensées en investissements servent, en définitive et exclusivement, au bien-être du peuple et à sa défense.

Quatrième observation : ce ne sont pas seulement cinquante à soixante millions de citadins qui accèdent au bien-être, mais plus de cent millions de ruraux — et cela suppose un immense essor de la production dans tous les domaines.

Enfin, dernière observation : on ne peut poser la question du standard de vie du citoyen soviétique — et pour ne citer que l'alimentation — sous cet angle : mange-t-il autant de légumes ou boit-il autant de vin que le Français ? Non, on ne peut pas poser ainsi la question, car la France, avec son climat idéal, est le pays qui produit la plus grande variété de légumes, celui qui indiquait (avant guerre) sur les menus de ses restaurants, la plus grande variété de fromages, le premier producteur de vins du monde, etc. Le Français qui se rend à l'étranger souffrira naturellement de l'absence de vin sur sa table. Le citoyen de Moscou ou de Leningrad n'en sera nullement incommodé ; par contre, il maudirait les usages alimentaires de chez nous qui le priveraient de boire cinq ou six verres de thé par jour.

De plus, la nourriture et la boisson ne sont pas les mêmes dans toutes les parties de cette Union soviétique où les climats sont tellement différents, selon qu'on se trouve à Mourmansk ou à Alma-Ata. Gardons-nous donc des comparaisons simplistes !

Ces remarques faites, nous pouvons examiner le standard de vie du citoyen soviétique.

Conquête capitale : les peuples de l'U.R.S.S. sont les seuls au monde à bénéficier d'une loi — la Constitution stalinienne —, qui donne à chacun le droit au travail. Le salaire, le traitement assuré, cela compte dans un budget familial et il ne s'agit pas là d'une affirmation gratuite.

Ouvrez un exemplaire du journal Moscou-Soir et vous y lirez : « On demande des fraiseurs, des maçons, des comptables, des dactylos ». Présentez-vous devant n'importe quelle usine de la capitale, vous y verrez des écriteaux : « On embauche des ajusteurs, des manœuvres, etc. »

Quant aux artistes, aux écrivains, aux savants, ils ne furent jamais à pareille fête. Ils jouent, ils écrivent pour des millions d'hommes arrachés aux ténèbres et goûtant maintenant aux joies de l'esprit. Les clubs, les théâtres, les musées — toujours bondés — achètent aux peintres leurs tableaux et les stations de métro elles-mêmes se parent des œuvres des sculpteurs. Les écoliers veulent que les romanciers et les poètes écrivent pour eux. Les savants ont des possibilités inouïes de recherches, de création dans tous les domaines des sciences. Le chômage liquidé pour toujours, la sécurité du lendemain, à combien évaluer cela dans l'étude du standard de vie ?

L'immense ruche sait cependant que l'homme a aussi besoin de repos. Aussi la journée de travail n'était avant-guerre que de 7 heures, 6 heures même dans les industries insalubres ou dangereuses. Elle est aujourd'hui généralement de 8 heures (6 heures pour les mineurs, les industries insalubres, l'industrie chimique, celle du verre, du pétrole, du papier, du tabac, les sanatoria de tuberculeux, les hôpitaux pour maladies contagieuses, etc.). Elle est de 6 à 4 heures suivant les cas, pour les adolescents de moins de 16 ans.

Outre le repos du dimanche, deux jours supplémentaires de repos sont accordés au 1er mai, deux jours à l'anniversaire de la Révolution d'Octobre, un jour à l'anniversaire de la promulgation de la Constitution stalinienne. Il convient d'y ajouter les congés payés : douze jours au minimum, un mois aux adolescents de moins de 16 ans, 24 à 28 jours aux travailleurs scientifiques, 48 jours aux instituteurs et professeurs. En plus des 12 jours déjà indiqués, les travailleurs des industries malsaines et pénibles bénéficient d'un congé supplémentaire de 6, 12, 18 et 20 jours. De nombreuses maisons de repos existent pour recevoir les travailleurs ayant besoin de soins spéciaux et plusieurs millions d'entre eux y séjournent chaque année, le plus souvent gratuitement.

Droit au travail. Droit au repos. Mais aussi les plus larges possibilités données à chaque citoyen de développer son niveau professionnel et sa culture générale.

Un fils d'ouvrier ou un paysan venu des campagnes entre à l'atelier comme manœuvre ou balayeur mais il ne dépend que de lui d'apprendre convenablement son métier, de devenir un ouvrier qualifié. J'ai interrogé souvent des manœuvres. Je n'en ai jamais rencontré qui avaient plus de six mois de présence. Car chaque usine a ses cours techniques, ses facultés ouvrières où chacun peut gratuitement se perfectionner dans sa profession ; je me souviens en particulier de la grande usine de constructions mécaniques de l'Oural, à Sverdlovsk, où la moitié du personnel était inscrit aux écoles de divers degrés. . [Les cours professionnels de formation accélérée ont formé 11 millions 671.000 ouvriers de 41 à 43 inclus auxquels il convient d'ajouter 1.606.000 jeunes ouvriers formés dans les écoles d'apprentissage d'usine, les écoles professionnelles dites de « métiers et des chemins de fer ».] Alors qu'en 1929, on comptait 76.000 ingénieurs et spécialistes (dont un tiers était composé des cadres formés avant la révolution), de 1933 à 1938 inclus, les écoles secondaires et supérieures ont formé 476.000 ingénieurs et spécialistes nouveaux.

Un effort gigantesque a été, d'autre part, accompli pour élever la culture générale. En 1940 on recensait 70.000 bibliothèques publiques contre 12.600 sous les tsars ; 95.000 clubs contre 200 ; 790 théâtres contre 153 ; 15.202 cinémas dans les villes et 6.670 cinémas dans les villages.

Oui, mais les salaires, les revenus, les traitements ? Variables selon la qualification, la profession, certes, mais tous avec un pouvoir d'achat sans cesse plus élevé.

Ajoutons qu'il convient de tenir compte du fait que le salaire n'est pas le seul revenu de l'ouvrier, de l'employé soviétiques. Il est juste d'y adjoindre le revenu indirect que constituent les assurances sociales sans versement ouvrier, le service des sanas et des maisons de repos, la gratuité (dans 90 cas sur 100) de l'enseignement à tous les degrés, c'est-à-dire la possibilité pour les meilleurs fils du peuple de poursuivre leurs études jusqu'aux écoles supérieures, l'entrée gratuite ou à des prix infimes dans les parcs et les maisons de culture, les repas à prix réduits que servent les réfectoires d'usine, les congés payés, la gratuité des services médicaux, dentaires et des produits pharmaceutiques, etc... Tout cela n'entre pas en ligne de compte dans le salaire nominal mais n'en est pas moins appréciable, ce revenu indirect augmentant en fait de 35 % le salaire fixe de l'ouvrier ou de l'employé.

Le développement du revenu national, c'est-à-dire la richesse de l'ensemble du pays était passé (en prix inchangés) de 25 milliards de roubles en 1928 à 48 milliards en 1933, 96 milliards en 37 et 128 milliards en 1940.

Le nombre des magasins d'État ou des coopératives (sans compter les marchés des villes où les kolkhoziens viennent vendre leurs produits) s'était élevé de 200.000 en 1928 à près de 400.000 en 1940. Dans la même période, le chiffre d'affaires de ces magasins était passé de moins de 12 milliards à plus de 175, ce qui signifie que la population achetait quatorze fois plus de marchandises à la veille de la guerre que douze années plus tôt.

Tous ces chiffres signifieraient peu de choses, si les prix de vente aux consommateurs avaient haussé durant les périodes envisagées. C'est le contraire qui est vrai. Oui, en U.R.S.S., les salaires augmentent cependant que le coût de la vie diminue. Paradoxe ? Non, rien de plus simple à expliquer. L'ouvrier, en se perfectionnant dans sa profession, augmente son rendement individuel ; comme il est payé suivant la quantité de travail fourni, il accroît ainsi son salaire. Mais, en outre, il s'efforce de réduire les malfaçons, de diminuer les déchets de matières premières, etc. De son côté, l'usine diminue les frais généraux en remplaçant le vieil outillage par des machines modernes, en organisant mieux le travail, etc... Il résulte de cet effort de chacun et de tous une diminution du prix de revient des objets fabriqués.

Lorsque cette diminution se fait sentir dans un grand nombre d'entreprises de même nature, le gouvernement a la possibilité de procéder à une diminution générale du prix de vente des objets fabriqués dans ces entreprises.

Prenons un exemple. En 1936, je relevais à Moscou le prix des « souliers bas pour homme, semelles crêpe, 290 roubles ». Mais un an plus tard, je relevais les prix des mêmes souliers : 200 roubles.

Les vêtements étaient encore chers, rien de plus exact, mais leurs prix diminuaient aussi. Avant-guerre, un costume ordinaire se payait de 300 à 400 roubles et un ouvrier qualifié gagnait à Moscou 600, 800, voire même 1.000 roubles. Mais si le travailleur soviétique devait, à l'époque, consacrer à son habillement une partie plus importante de son salaire que l'ouvrier de chez nous, il convenait par contre de souligner le prix extrêmement bas des transports : 10 kopeks, soit un dixième de rouble, pour un long trajet en tramway, 20 kopeks pour le métro et les tarifs des chemins de fer étaient également très bon marché. Ajoutons que le loyer, le chauffage et l'éclairage, n'absorbaient au maximum que 10 % du salaire, que les journaux ne valaient que 10 kopeks et que les livres ne coûtaient guère plus de quelques roubles.

Ce qu'il importe toujours d'avoir présent à l'esprit, c'est que tout en U.R.S.S. change, évolue, que rien n'est figé, et dans quel sens s'effectue l'évolution. Marche-t-on de l'avant ou recule-t-on ? On va de l'avant et avec quelle rapidité ! L'essentiel n'est donc pas de savoir si la perfection est atteinte mais si l'amélioration est continue. Elle l'est, on le constate par maints exemples.

En 1933, on courait tout Moscou pour trouver du savon, de la vaisselle ou une paire de lacets. En 1939, il y avait de tout cela en abondance, et bien d'autres marchandises inconnues quelques années plus tôt.

En 1933, j'avais déjeuné au restaurant du Grand Hôtel. On y trouvait là quelques dizaines d'ingénieurs, d'écrivains, de savants — les seuls qui pouvaient se payer en ce temps-là, un repas à 20 roubles. Au mois de mai 1939, chaque jour, le restaurant était plein d'ouvriers, d'ouvrières, d'employés et on mangeait excellemment pour 10 à 15 roubles.

Je ne prétends pas que chaque jour, l'ouvrier avait la possibilité de se payer un repas au Grand Hôtel, mais c'est un fait que celui-ci ne désemplissait jamais. De même, les nouveaux restaurants plus modestes, de 6 à 8 roubles le repas copieux, étaient constamment bondés. Les cinémas, avec trois ou quatre séances chaque jour, étaient toujours pleins, et quelle affaire pour obtenir une place au théâtre !

Visiblement, tout ce monde-là avait de l'argent et dépensait. Fréquemment, tel petit magasin recevait le matin 50.000 roubles de marchandises et le soir, il n'en restait plus rien — tout avait été vendu dans la journée ! En 1933, on voyait encore des mendiants, surtout aux portes des hôtels où descendaient les étrangers. Quelques années plus tard, ils avaient disparu.

Cependant que les dépôts dans les caisses d'épargne passaient de 943 millions au 1er janvier 1933 à plus de 5 milliards le 1er avril 1938.

Habillement, nourriture, tout cela était en progrès non pas chaque mois, mais chaque jour. L'un des hommes les plus populaires de l'U.R.S.S. est certainement Mikoïan, le commissaire à l'Alimentation qui a développé dans des proportions formidables l'industrie alimentaire ; depuis les paneteries jusqu'à la champanisation des vins soviétiques.

Un gros effort restait à faire pour le logement et le mobilier.

Les villes avaient connu un tel afflux de population que l'on était encore souvent logé à l'étroit. Cela ne signifiait nullement que les Soviets locaux s'étaient désintéressés de ce problème ardu. De 1928 à 1932, on avait construit des logements neufs, d'une superficie de 23 millions de mètres carrés ; de 1933 à 1936 inclus, 17 millions ; pour 1936 seul, 10 millions ; et il était prévu d'en construire de 1938 à 1942, qui couvriraient 35 millions de mètres carrés. Le problème du logement dépendait aussi de la formation de la main-d'œuvre. En 1923 le bâtiment employait 193.000 personnes, en 1937 2.500.000 — douze fois plus ! Mais il y avait tant à construire d'usines, d'écoles, de clubs en plus des logements ! (Fin 1949, l'Union soviétique est littéralement hérissée d'échafaudages. Rien qu'à Moscou, 2.000 grands immeubles sont en construction parmi lesquels 8 gratte-ciel (dont un de 27 étages).)

Pour le meuble, là encore, le problème était difficile. Chez nous, des générations d'ébénistes se sont succédées au faubourg Saint-Antoine. Chez eux l'industrie du meuble n'avait encore que quelques années d'existence. Et les besoins étaient si grands, là aussi...

A la veille de la guerre, quelles étaient les perspectives d'avenir ?

Dans le plan détaillé des constructions à édifier avant la fin de l'année 1942, on trouvait une liste impressionnante de grands abattoirs, de sucreries, de distilleries, de beurreries, de fabriques de lait condensé ou de lait en poudre, de boulangeries. Des efforts considérables étaient entrepris pour développer la pêche, les cultures maraîchères, l'élevage, la plantation d'arbres fruitiers.

En 1942, déclarait Molotov, dans son riche rapport au XVIIIe congrès du Parti bolchevik, la valeur des marchandises lancées sur le marché atteindra 206 milliards de roubles (contre 126 en 1937), la consommation doublera, le nombre de magasins de vente au détail sera élevé de 38 %. On augmentera de 70 % les sommes consacrées aux assurances sociales, à l'instruction, à la santé publique, aux allocations pour familles nombreuses, au développement des terrains de sport, piscines, clubs, cinémas, 53 milliards contre 30 en 1937. Le revenu national augmentera encore de 80 %.

Si la guerre n'avait pas éclaté, la consommation devait doubler en 1942 ! Autrement dit, une population quatre fois supérieure à celle de la France, devait recevoir deux fois plus de viande, de vêtements, de livres, etc. que quatre années plus tôt. Aucun pays au monde ne s'était jamais montré capable d'augmenter aussi rapidement et aussi fortement le niveau de vie de ses habitants.

De 1941 à 1945, tout naturellement, les entreprises industrielles furent adaptées à la production de guerre. La fabrication d'une partie de la production civile fut arrêtée en vue de libérer pour les usines de guerre des installations, de la main-d'œuvre et des stocks de matières premières. Le rationnement (avec système de cartes) fut institué pour le ravitaillement en produits agricoles et industriels de la population, avec priorité pour les ouvriers, techniciens et ingénieurs des branches les plus importantes de l'économie nationale. Des « sections du ravitaillement ouvrier » furent créées dans l'industrie et les transports qui assurèrent certains suppléments à leur personnel et les cantines scolaires encore développées dans les écoles.

La revue France-U.R.S.S. a publié en août 47 de son correspondant à Moscou, André Sorbier, le tableau ci-après, des rations allouées à l'époque. (Voir France-U.R.S.S., octobre 1947.)

Denrées en grammes

Ouvriers

Employés

Enfants

Personnes à charge

Par jour :

Pain

Par mois :

Viande

Mat. grasses

Sucre

Gruau (sarazin, riz, etc.)

 

550 à 750

 

2.200

800

900

2.000

 

450

 

1.200

400

500

1.500

 

300

 

600

400

400

1.200

 

250

 

600

200

400

1.000

C'est ainsi que, pendant toute la guerre, le minimum vital fut assuré à tous, les tickets étant toujours honorés. Mais, en dehors des magasins vendant les produits délivrés contre tickets, fonctionnèrent des magasins dits « libres » où les mêmes produits étaient vendus sans tickets — mais à des prix supérieurs de 10 à 15 fois aux prix taxés. Cependant, au fur et à mesure de l'augmentation de la production agricole et industrielle civile après la libération des territoires envahis, les prix des magasins « libres » commencèrent à baisser et ils n'étaient plus, fin 1947, que de trois à cinq fois supérieurs aux prix taxés.

Le 16 décembre 1947 intervenait la décision historique du gouvernement soviétique supprimant le rationnement. Les deux secteurs cessaient d'exister. La viande, le beurre, le poisson, le lait, le sucre, les œufs, les confiseries, les fruits étaient désormais en vente libre aux prix de la taxe. Le prix du pain et des pâtes, également en vente libre, était même diminué de 10 %. Une nouvelle diminution de 10 % est encore intervenue le 1er mars 1949 et elle s'applique également à la viande, au beurre.

Quant aux produits industriels, ils avaient subi une hausse considérable pendant la guerre en raison de leur rareté. Une paire de chaussures, dans les magasins non taxés, valait 600 à 700 roubles ; en janvier 1948, 260 ; en mars 1949, 221. Un costume d'homme (coton) se payait facilement 1.200 roubles il y a deux ans ; il n'en vaut plus que 430. (380 roubles fin 1949.) Une robe de laine se trouvait difficilement à la fin de la guerre contre 1.200 roubles ; elle était vendue l'an dernier 510 et en ce moment 448. Vous payiez, l'an dernier, un appareil radio à 5 lampes 600 r. ; 420 cette année. La bicyclette s'achète 720 r. contre 1.200 il y a douze mois. La motocyclette a diminué de 2.800 à 1.820 r. En réalité, le pouvoir d'achat du rouble a augmenté de près de 50 % en une année.

De 1947 à 1948, la vente du pain dans les magasins a augmenté de 56 %, celle du sucre de 100 %, des confiseries de 45 %, des cotonnades de 56 %, des soieries de 29 %, des chaussures de 45 %.

Cette tendance ascensionnelle ne s'arrêtera pas ; elle est appelée, au contraire, à croître au fur et à mesure de l'augmentation de la production agricole et industrielle. Dans un pays, ne l'oublions pas, qui a eu un tiers de ses fermes collectives ravagées et des milliers d'usines dévastées !

Je pensais à ces chiffres en visitant Calais. 72 % de la ville sont détruits. 3.000 chômeurs sont recensés — dont la plus grande partie comprend des maçons, des terrassiers, des charpentiers. On leur conseille de partir... essayer de trouver du travail en Savoie ! Alors que leurs maisons ne sont pas rebâties. Mais de cela, M. Claudius Petit, devenu ministre de la Reconstruction, ne parlera pas à l'Assemblée nationale !

En même temps que le gouvernement soviétique supprimait le rationnement, en décembre 1947, il décrétait l'échange des anciens roubles contre de nouveaux. Pourquoi ? D'une part, à la faveur de la guerre, la spéculation avait pu se développer, en dépit de toutes les mesures prises par les pouvoirs publics ; d'autre part, les Allemands et leurs satellites avaient mis en circulation dans les régions libérées une quantité énorme de faux roubles. Le nombre de billets en circulation dépassait les exigences de l'économie nationale et il importait de le réduire, d'autant plus que les spéculateurs et trafiquants disposant d'une masse de billets auraient profité du retour au commerce non rationné pour accaparer les marchandises redevenues accessibles.

La réforme monétaire permit d'assainir la situation financière du pays. Ceux qui détenaient chez eux de grosses sommes qu'ils n'avaient pas osé déposer dans les caisses d'épargne, de peur qu'on ne leur en demandât la provenance, ont reçu un rouble nouveau contre dix anciens. Sans doute, presque tout le monde avait en main des sommes liquides et de ce fait, il y a eu une perte mais elle a été très vite compensée, et au delà, par l'élévation du salaire réel par suite de la baisse importante des prix. Ceux qui avaient confié leurs économies à l'État, furent récompensés de leur confiance, les dépôts de moins de 3.000 roubles (qui constituaient 80 % des dépôts individuels) ayant été changés au pair, les dépôts de 3 à 10.000 roubles sur la base de 3 roubles anciens pour 2 nouveaux et ceux au-dessus de 10.000 roubles 2 anciens pour un nouveau.

Ainsi, chacun a fait des sacrifices dans la liquidation financière nécessaire au sortir de la guerre mais sacrifices proportionnels à sa situation personnelle. Et tout le monde a profité et profitera encore de l'élévation du pouvoir d'achat. Le correspondant de France-U.R.S.S. à Moscou, déjà cité, a évalué comme suit les conséquences de la réforme pour une famille de Moscou comprenant les parents, tous les deux ouvriers d'usine, la vieille mère et deux enfants. André Sorbier a fait les comptes de cette famille.

Il rentrait 2.064 roubles par mois lors de ma première enquête en octobre 1947. Ils y rentrent toujours. Les dépenses fixes (loyer, impôts, emprunts, cotisations etc.), ne changent pas.

En ce qui concerne le ravitaillement : pour ce qu'il y avait sur les cartes et à la cantine, la famille dépensait 1.230 roubles. Pour les mêmes quantités, elle ne dépensera plus que 1.000 roubles environ (baisse sur le pain, la farine, les gruaux, les cantines).

Il restait 834 roubles à dépenser sur le marché libre. Admettons un instant que tout passe au ravitaillement et que les 230 roubles récupérés y passent aussi. En novembre, on aurait pu acheter par exemple : 100 kg de pommes de terre, 1 kg de beurre, 10 litres de lait, 1 livre de viande. En janvier, on peut acheter (en plus, rappelons-le, de l'équivalent des anciennes rations) : 400 kg de pommes de terre, 3 kg de beurre, 50 litres de lait, 5 kg de viande... et ajouter 2 kg de semoule et 1/2 litre de vodka !

Côté « pertes ». On avait « en portefeuille » 6.000 roubles d'obligations des emprunts antérieurs à 1947 ; on aura 2.000 roubles de nouvel emprunt, mais les gains qui en proviennent auront trois fois plus de valeur. Un coup pour rien. Les 1.500 roubles d'obligations 1947 restent intacts. Un autre coup pour rien.

On avait 3.500 roubles à la caisse d'épargne. Il en reste 3.333. Perte 166 roubles. Quand on aura acheté 53 kg de pommes de terre, à 1 rouble au lieu de 4, ce sera rattrapé.

Plus grave ! On avait 600 roubles liquides. Il en reste 60. Perte : 540. Mais le paletot d'hiver qu'on avait décidé d'acheter pour les étrennes de l'aîné, sans bons, devait coûter 1.050 roubles. Il en coûtera 400. Gain : 650 roubles. Ça vous étonne, si la mère éclate de rire quand on lui dit qu'elle a « perdu » 540 roubles !

On pourrait multiplier les exemples de ce genre. Ils montreraient que, plus les travailleurs sont modestes, plus sensible est l'amélioration relative. C'est là le caractère de la vraie démocratie.

Si tout ceci fait comprendre la rage des antisoviétiques du monde entier, cela fait encore mieux comprendre l'amour du peuple soviétique pour les chefs qui, Staline en tête, le mènent à de pareilles victoires, et dont l'union autour d'eux, dans les récentes élections, est un nouveau témoignage. (France-U.R.S.S., février 48.)

Avant de clore ce chapitre, je crois utile de répondre ici à la question de la différence des salaires — souvent critiquée par ceux qui développent à ce sujet toutes sortes de fumeuses théories, plus ou moins anarchisantes.

L'Union soviétique entend réaliser la société communiste où chacun travaillera selon ses capacités et recevra selon ses besoins, ce qui supprimera en fait les salaires. Mais pour que chacun puisse satisfaire ses besoins, il faut une formidable abondance de produits et de marchandises, ce qui ne peut être que le fruit du travail des hommes. D'où la nécessité, dans la période actuelle (société socialiste) de payer chacun suivant la valeur de son travail. Le jeune paysan arrivant de son village, arriéré techniquement et qui débute comme balayeur ne peut être payé comme l'ingénieur. Il faut qu'il s'instruise, qu'il s'assimile la conduite des machines. Ainsi, il augmentera sa qualification, son salaire, son niveau de vie. Plus sa qualification augmentera, plus son travail sera utile à la collectivité, et plus celle-ci sera en mesure d'augmenter son revenu.

C'est le bon sens même.

A propos de la différence des salaires, je me souviens des articles véhéments du traître Georges Dumoulin parus dans le Populaire de 1937-38.

Dès que furent connus en France les salaires des stakhanovistes, ces prétendus « socialistes » s'empressèrent d'écrire que les stakhanovistes gagnaient trop par rapport à leurs camarades. Ce n'était pas, ce n'est toujours pas notre avis. Il est au contraire réconfortant de savoir que, dans une mine où, avant le mouvement Stakhanov, l'ingénieur seul gagnait mensuellement mille roubles, il y ait eu d'abord Stakhanov, puis dix ou trente ouvriers, ensuite quarante puis quatre cents qui accédèrent à ce salaire. Le socialisme ne signifie pas niveler par le bas, c'est-à-dire donner à l'ingénieur le niveau de vie du manœuvre mais, au contraire, élever graduellement le manœuvre jusqu'au niveau matériel et culturel de l'ingénieur.

Autre question souvent posée : avec la différence des salaires, n'allons-nous pas assister à la renaissance d'une nouvelle bourgeoisie ?

Un autre spécialiste en campagnes antisoviétiques, Kléber Legay (Démasqué depuis comme agent de la Gestapo.) tenait le raisonnement suivant : « Si, en mourant, vous laissez à votre fils 100.000 roubles, il sera en passe de devenir un capitaliste ! »

Je n'ai rien à ajouter à ce que je lui répondais à l'époque :

L'argument n'est pas nouveau, mais il est faux. Car il confond épargne avec capitalisme, la structure sociale de l'U.R.S.S. avec la nôtre, leur mentalité et celle de certaines gens de chez nous.

Le capitalisme naît de l'exploitation de l'homme par l'homme. Or, en U.R.S.S., vous ne pouvez être propriétaire ni d'un seul atelier ni d'une seule machine (la loi admet seules les petites économies privées des paysans individuels et des petits artisans, fondées sur le travail et excluant l'exploitation du travail d'autrui). Vous ne pouvez donc vivre du travail des autres.

Comment dès lors devenir capitaliste ? En mettant de l'« argent de côté » ? Ce serait parfaitement inutile, car vous êtes assuré contre la maladie, la vieillesse et vous avez le lendemain assuré. Vivre sans travailler ? Mais il y a toute la structure de la société qui jouerait contre vous. Grosses difficultés pour se procurer un logement (aller à l'hôtel, oui, mais le loyer reviendrait dix fois plus cher !). Aucun droit aux assurances sociales (où se soigner ?) ni aux maisons de repos, ni aux clubs. Sans compter le mépris public qui accablerait le paresseux.

Et puis, est-ce si intéressant de vivre sans travailler en flânant toute la journée ? Pour un être sain, la paresse est un supplice. Jeune militant, la répression me jeta un jour dans une prison, où avant d'être admis au régime politique, je fut mis au secret au droit commun. Rien pour lire, rien pour écrire, seul entre quatre murs. Que l'ennui peut-être mortel !

Enfin, on oublie toujours que là-bas, c'est déjà un autre monde. Tout enfant pense au métier qu'il exercera demain, au métier qu'il aimera. Notre mentalité est déjà tellement étrangère aux hommes de l'U.R.S.S. qu'à Kharkov, notre jeune interprète ne trouvait pas l'équivalent russe du mot « patron » !

Kléber Legay peut dormir tranquille ; un quelconque Comité des houillères n'est pas près de voir le jour en Union soviétique. (Réponse à Kléber Legay. Editions A.U.S. 1938.)

Me voici sur le point de terminer ce chapitre et j'en saisis les lacunes inévitables. J'aurais pu relater mes visites au domicile d'amis soviétiques, les entretiens des délégations ouvrières avec des ouvriers de Moscou ou de Bakou, maintes conversations avec tel ou tel citoyen soviétique. Ce faisant, je n'aurais pas donné une vue d'ensemble comme je me suis efforcé de le faite, en tenant compte de tous les facteurs.

Car nul problème n'est plus difficile à traiter que celui du standard de vie. Essayez donc de définir les conditions d'existence de l'ouvrier français : lequel allez-vous choisir, le tisserand de Lille, le mineur de Lens, le métallurgiste de Paris, le docker de Nantes ou le chômeur? Si vous prenez le paysan, mêmes difficultés : pas de commune mesure entre le cultivateur de la Lozère et celui de la Somme, entre le gros propriétaire de la Brie et le paysan très pauvre de la Haute-Savoie. Rien donc de plus facile que de simplifier, mais aussi rien de plus arbitraire, de plus faux.

Je n'ai pas voulu tomber dans ce travers. J'ai montré le point de départ, les résultats déjà acquis, les perspectives. J'ai indiqué, il importe d'y insister, que l'ascension était continue, que le rythme du bien-être va sans cesse s'augmentant, et que c'est là l'essentiel. Plus rien de commun, non seulement entre l'ouvrier forçat de l'époque tsariste et l'ouvrier soviétique de 1930, mais encore entre le standard de vie de 1930 et celui d'aujourd'hui.

On peut prévoir dès maintenant avec certitude que si la paix est maintenue pendant encore un plan quinquennal le citoyen soviétique — qu'il soit ouvrier, intellectuel, kolkhozien aura un standard de vie qui laissera très loin en arrière celui des mêmes catégories sociales du monde entier.

Et pour les sceptiques qui crieraient à l'exagération, je les renvoie aux sceptiques de 1928 qui parlaient du « bluff du premier plan quinquennal ». Car les faits ont toujours donné raison à ceux qui eurent foi dans la marche en avant des peuples soviétiques.

 

Chapitre V — L'homme nouveau dans un monde nouveau

Combien de fois avons-nous entendu proclamer, sous une forme ou une autre, le fameux : « l'homme est un loup pour l'homme ? » A en croire certains, l'homme serait incurablement égoïste et cruel et ainsi leur conclusion est-elle toute trouvée : « Vous ne le changerez pas ! » Or, comme l'écrivait Marx, il y a un siècle :

Est-il besoin d'une grande pénétration pour comprendre que les vues, les notions et les conceptions des hommes, en un mot leur conscience, change avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence collective ? (Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 25, Editions Sociales, 1947.)

Une confirmation éclatante de cette analyse des auteurs du Manifeste communiste a été donnée par l'Union soviétique.

Prenons les ouvriers. Leur quantité a changé : 4 millions en 1913, près de 40 millions aujourd'hui mais aussi le rôle de la classe ouvrière. Mineure sous les tsars, elle est aujourd'hui maîtresse de l'appareil de production et elle guide le pays dans sa marche en avant.

La paysannerie est, elle aussi, d'un type nouveau : elle ne connaît plus l'exploitation des hobereaux et des usuriers. Son travail et son revenu sont basés non plus sur un système de travail individuel et un outillage arriéré mais sur le travail collectif dans les kolkhoz et la technique moderne.

Quant aux intellectuels, nous trouvons, aux côtés de l'ancienne « intelligentsia » ralliée au nouveau régime, des milliers d'artistes, de savants, etc., issus de la classe ouvrière et de la paysannerie. Tous ont le même but : servir le peuple tout entier.

Les divergences d'intérêts entre les groupes sociaux ont disparu. Les différences entre la classe ouvrière et les paysans d'une part, entre les manuels et les intellectuels, d'autre part, s'effacent.

Comment ? Il est aisé de le comprendre. Un ouvrier qui ne se contente pas de faire marcher sa machine, qui réfléchit longuement sur de nouvelles méthodes de travail, qui cherche, invente, expérimente, se rapproche de l'ingénieur (un exemple illustre : le mineur Stakhanov qui est devenu ingénieur des mines). Un paysan qui utilise le tracteur et la moissonneuse-batteuse, un paysan qui voit son kolkhoz sélectionner les graines et le bétail, qui se rend en visite dans les stations expérimentales, se rapproche de l'agronome. L'ouvrier assiste, comme l'ingénieur, aux conférences de production mais il fréquente aussi le théâtre et les conférences d'écrivains, il discute de musique ou de biologie. Le paysan est de plus en plus assidu à la bibliothèque du kolkhoz. De plus, tous ont un idéal commun — ainsi on peut déjà parler de disparition graduelle des différences entre ces diverses catégories de la population.

C'est ce rôle nouveau de l'ouvrier, de l'intellectuel, du paysan, qui explique la formation d'un homme nouveau en Union soviétique.

L'attitude de cet homme nouveau envers son métier, son foyer, sa patrie, atteste des changements profonds survenus dans l'ancien empire des tsars.

Dans les conditions de l'Union soviétique — nous l'avons déjà noté — mieux on travaille, plus il y a de marchandises ; plus il y a de marchandises et plus le bien-être général augmente. Il en résulte une conception nouvelle, une conception socialiste du travail. Chacun cherche à dépasser sa norme, à bien entretenir sa machine, à éviter les malfaçons, à réduire les frais généraux. D'autant que le chômage, liquidé pour toujours, n'est plus à craindre. Dans ma jeunesse, j'ai connu l'angoisse des tisserands d'Armentières devant les nouveaux métiers qui tournaient plus vite, — dans leur esprit, ils rendaient le progrès technique responsable des crises économiques. L'homme soviétique, lui, a vaincu la peur de la machine. Voyez le film documentaire Donbass. Le mineur qui a battu le record de production est acclamé par ses camarades à la sortie du puits et les jeunes filles qui sont venues du kolkhoz aider à la reconstruction des mines sont fêtées comme des héroïnes. L'opérateur — qui lui aussi, aime son métier — a tourné avec émotion ces vues bouleversantes qui vous mettent les larmes aux yeux, tant elles exaltent de poésie virile. Enfin, le travailleur a conscience d'être l'acteur d'une grandiose entreprise : la réalisation du plan quinquennal.

Mettre en valeur des régions aux trésors enfouis depuis des siècles, faire pousser du blé dans les terres polaires et du coton dans les sables brûlants de l'Asie centrale, bâtir des théâtres et des crèches, remplir les magasins de montagnes de victuailles ou de tissus colorés, tout cela parle au cœur et à l'esprit. Le travail a cessé d'être une malédiction pour devenir comme une compétition entre les citoyens.

L'homme nouveau se manifeste aussi dans son foyer. Il considère sa compagne comme son égale dans tous les domaines. La conception de la femme, être inférieur, sujet mineur, a disparu devant les qualités manifestées par les femmes comme directrices d'usine, ingénieurs, docteurs, savants ou présidentes de kolkhoz. La guerre, au surplus, a multiplié les exemples d'héroïsme, de compétence et d'énergie des femmes, remplaçant partout les hommes, mobilisés aux armées.

Comportement nouveau aussi vis-à-vis de l'enfant. Jadis, beaucoup de femmes renonçaient à être mères — le bambin étant encore une grosse charge. Aujourd'hui, on ne craint plus la venue de l'enfant, certain que l'on est qu'il sera bien soigné, bien nourri, bien éduqué et que, devenu homme, il pourra à son tour employer ses bras ou son cerveau à la construction socialiste. Au foyer, l'enfant est respecté. Le « tais-toi, gamin, laisse parler les grands ! » de notre enfance a disparu. Hors du foyer, l'enfant a des studios de cinéma qui lui font des films spécialement réservés, des librairies et des Palais des pionniers où il est chez lui. Rien n'a jamais été pour lui, même au temps des privations, trop beau ni trop cher... Ainsi, l'homme nouveau a vaincu la peur de l'enfant — c'est-à-dire de la vie...

Ce bon travailleur et ce bon mari est aussi un excellent citoyen. Il se sent maître dans son pays, lui qui désigne ses représentants à tous les échelons du pouvoir, lui qui a son mot à dire sur les plans de production de son atelier et de son usine, qui discute librement des œuvres de ses écrivains ou de ses cinéastes... et qui peut rappeler à tout moment ses élus défaillants. Des pense-petit qui aiment couper les cheveux en quatre ne peuvent comprendre que les discussions et les critiques aient un but constructif : aller de l'avant, en surmontant les défauts, en dénonçant les abus, en stigmatisant les faiblesses. Mais l'homme nouveau n'a pas de temps à perdre pour des digressions existentialistes. Il travaille et il lit, il combat et il aime, il s'intéresse à la reconstruction du Dniéprostroï et à la lutte des partisans grecs. Tout cela suffit à emplir largement sa vie. Tant pis pour M. Jean-Paul Sartre et pour l'âme tourmentée de M. François Mauriac !

Ce citoyen a montré de quoi il était capable pour défendre ses conquêtes sociales et sa terre natale — on l'a vu devant Moscou et pendant le siège de Leningrad. Je tire comme enseignement de la victoire de Stalingrad une admiration pour la géniale stratégie militaire de Staline, mais aussi cette leçon que, dans les combats rue par rue, maison par maison, cave par cave, là ou la valeur de chaque combattant jouait à plein, l'homme soviétique a écrasé de sa supériorité — en tant qu'homme — le robot à croix gammée... Dès le temps de paix, déjà, l'héroïsme soufflait sur les chantiers quinquennaux. La nature était saisie à bras-le-corps pour être domptée au service des humains. On partait au loin construire des villes ; on s'enfonçait dans la taïga sauvage pour la défricher ; on irriguait les déserts. Le travail accompli, on se durcissait les muscles par le sport et on se lançait facilement en parachute. Tout cela préparait à l'héroïsme pour la défense du sol natal. Cela explique que les gardes-frontières — les hommes à la casquette bleue — se soient fait tuer sur place le 22 juin 1941 plutôt que de reculer. L'homme nouveau avait vaincu la peur de la mort.

Est-ce à dire que 190 millions de Soviétiques sont devenus des hommes nouveaux ? Non. Le passé n'a pas totalement disparu dans la conscience de tous. Quel est votre plus grand ennemi ? demandait-on un jour à Lénine au début de la révolution, et le prestigieux homme d'Etat répondait : « la force de l'habitude ». Il faut donc encore convaincre, prêcher d'exemple, entraîner — quelquefois punir. Il y a des déchets, un Vlassov ou un Kravchenko. Le fait que l'antisoviétisme mondial les porte sur le pavois fait mieux ressortir les figures nobles et saines des millions d'autres — ces milliers d'officiers et de soldats prisonniers des nazis qui ont préféré à la trahison, la chambre à gaz ou le four crématoire et ces milliers d'autres qui n'ont pas troqué leur conscience socialiste pour la salle de bains d'un palace de New-York.

Bien sûr, le nouveau se heurte encore à l'ancien. Mais c'est le neuf qui l'emporte et à pas de géant dans ce pays neuf, lui aussi, où l'on recensait, en 1939, 76 millions d'êtres humains de moins de vingt ans — près de la moitié de la population. Indice de jeunesse — donc du goût du neuf, de l'action, du culte des héros.

Il y a encore des routes défoncées dans les villages kolkhoziens et des bureaucrates obtus dans certaines administrations ? Bien sûr, ceux qui ont visité l'U.R.S.S. l'ont constaté. Mais comme nous sentions battre les cœurs, comme nous respirions « le printemps de l'humanité » selon la belle formule de Paul Vaillant-Couturier ! Quelques semaines en U.R.S.S. et nous mêmes vivions autrement...

 

Chapitre VI — Deux géants de la pensée et de l'action

C'était le 22 janvier 1924, un lundi. J'accomplissais alors mon service militaire. L'ordonnance du commandant du bataillon, un robuste paysan de la région de Soissons, qui sortait chaque jour en ville, nous apportait plusieurs journaux dont l'Humanité. Je n'ai pas oublié ce numéro du 22 janvier bordé de noir ni l'impression douloureuse qu'il fit sur moi-même et mes cinq camarades de chambrée.

Rapprochés par notre communauté d'idées, nous avions, les uns pour les autres, une grande amitié. Le lundi, après la soupe du soir, nous allions d'habitude jouer aux boules dans un café de la banlieue de Metz. Ce soir-là, d'un commun accord, nous décidâmes de renoncer à notre sortie et mes camarades me demandèrent de leur parler de Lénine.

De l'homme, je connaissais peu de choses. Du militant, je savais qu'il était le guide de la Révolution russe.

J'étais loin d'avoir compris tous les problèmes traités dans les œuvres de Lénine, mais j'en avais retenu suffisamment pour intéresser notre petit groupe. Et surtout l'affection que nous portions déjà à l'Union soviétique et à son guide nous faisait sentir d'instinct, si j'ose dire, la perte immense que nous venions d'éprouver.

Longtemps après l'extinction des feux, nous communiâmes par la pensée et par le cœur avec les millions d'hommes et de femmes qui, là-bas et dans le monde, pleuraient le grand disparu...

Il y a vingt six ans de cela.

Depuis ce quart de siècle, chaque après-midi, des centaines, des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants viennent rendre visite à Vladimir Ilitch dans son mausolée de la place Rouge.

Il semble dormir, calme, reposé, comme un brave ouvrier sa journée terminée.

Mais un ouvrier dont l'œuvre est sans précédent dans l'histoire de l'humanité.

Forger avec patience, avec opiniâtreté un parti qui sut allier la clarté de la théorie à la pratique de l'action, un parti du peuple au service ardent du peuple — le glorieux Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S. — qui renversera, le moment venu, le pouvoir tyrannique des tsars du plus grand des Empires et le pouvoir débile de politiciens au service d'une minorité d'exploiteurs des villes et des campagnes.

Prendre le pouvoir et le conserver, malgré les armées des généraux tsaristes et l'intervention des puissances étrangères.

Reconstruire le pays dévasté, ruiné, affamé, grâce à une tactique intelligente de collaboration avec les paysans et de compromis provisoire avec les éléments hostiles au pouvoir soviétique.

Sauver le nouveau régime pendant les années difficiles et lui indiquer la voie à suivre pour aboutir au socialisme : telle fut l'œuvre gigantesque de Lénine.

Suivre la voie tracée par le Maître en apportant la solution juste aux nouveaux problèmes posés par la marche en avant : telle est l'œuvre non moins gigantesque de Staline.

C'est à cause de sa grandeur même que cette œuvre a été si âprement combattue.

Tous les moyens ont été employés depuis l'intervention armée de 1918-19 jusqu'au déluge des calomnies les plus viles. Une longue étude des « informations sur l'U.R.S.S. » parues dans la presse française depuis trente ans m'a convaincu qu'il n'est pas de jour où quelque journal ne batte à ce propos son propre record d'infamie.

Tous les imbéciles et tous les coquins s'en sont vraiment donné à cœur joie, notamment contre les chefs de la Russie nouvelle.

Lénine était de son vivant représenté comme l'homme de tous les vices, mais aussitôt après la mort de Vladimir Ilitch, oubliant sans vergogne ce qu'ils avaient jadis écrit, les insulteurs se mettaient à faire l'éloge de Lénine défunt pour mieux faire ressortir la prétendue indignité de son successeur et Staline devenait la cible des mêmes outrages dont Lénine avait été l'objet.

Aujourd'hui encore, les hommes qui proclamèrent durant des années « confiance à Hitler, confiance à Mussolini, confiance à Franco », et agirent dans ce sens ; aujourd'hui encore, la presse qui a succédé aux Matin et aux Gringoire calomnie sans relâche l'Union soviétique et ses dirigeants. Au demeurant, rien de plus naturel. « C'est bon signe », me disait un jour un vigneron de Bourgogne, « tant qu'ils lanceront leurs injures contre le pays des Soviets et Staline, c'est que Staline et l'U.R.S.S. seront dans la bonne voie ! »

Les insultes des ennemis du peuple sont, à nos yeux, un hommage probant à l'Union soviétique et à son chef.

Les inventions sont souvent, certes, d'une sottise qui l'emporte encore sur la grossièreté. Savourez ces extraits du Matin :

1er décembre 1920 : Lénine serait subjugué par une Raspoutine rouge, la jeune Olga Gorokhoff, officiellement appelée « Madame la Commissaire ».

25 août 1921 : A Kazan, les autorités rouges ayant trouvé chez un bourgeois de la ville un cheval de course qui avait gagné plusieurs prix, le passèrent par les armes.

13 juillet 1922 : Les délégués bolcheviks font à La Haye des dépenses somptuaires ; ils achètent dix bicyclettes neuves. Mais Litvinov ayant fait une chute, opte pour le cheval et se commande culotte chez le tailleur le plus élégant de la ville.

21 février 1923 : En Russie soviétique, la polygamie est autorisée et un fils peut épouser sa mère.

23 août 1925 : Pour répandre la vérité soviétique au pays des fjords, Dame Kollontaï, l'ambassadrice rouge, a plus d'un tour dans son sac. C'est ainsi qu'elle engage nombre de Norvégiens célibataires et communistes à entreprendre le voyage à Moscou aux frais de la caisse soviétique, à condition d'épouser là-bas des agitatrices qualifiées. Devenues Norvégiennes, celles-ci ne peuvent plus être expulsées. Une fois installées en Norvège, elles s'empressent de demander le divorce, sans pour cela perdre la nationalité norvégienne. Quant aux ex-maris, il leur est enjoint de refaire le voyage à Moscou, pour y épouser d'autres agitatrices non moins qualifiées. On prétend que ces pèlerins d'un nouveau genre ont pris goût à ce nouveau métier et que leurs déplacements matrimoniaux se renouvellent avec une fréquence remarquable.

La propagande antisoviétique ne prend pas toujours un aspect aussi humoristique (humoristique pour nous, car même parmi ceux qui, à relire ces nouvelles ahurissantes, s'esclafferont, il en est qui ajoutèrent foi à des nouvelles tout aussi ridicules). Certaines campagnes sont plus subtiles et, partant, plus dangereuses, par exemple celles qui présentent l'Union soviétique comme un pays totalitaire. [Tel Paul Faure qui, dans le Pays socialiste du 30 juin 1939, écrivait : « Du bolchévisme russe à l'hitlérisme allemand, le pouvoir totalitaire étend à travers l'Europe sa contagion malsaine. ».]

On ne peut plus nier l'essor de l'économie soviétique. Il est devenu impossible de passer sous silence le bilan culturel prodigieux du pays des Soviets. Personne ne peut effacer de l'histoire l'épopée de Stalingrad. Alors, nos adversaires répandent la légende d'un régime qui écrase l'homme et en a fait un robot.

En même temps, on a défiguré de façon abominable le rôle de Staline présenté comme un dictateur méprisant et écrasant les masses populaires.

De braves gens s'y laissent encore prendre et c'est pour eux que je voudrais apporter ici honnêtement les textes et arguments (en m'excusant de leur longueur).

Le 31 décembre 1931, l'écrivain Emil Ludwig posait nettement la question à Staline lui-même :

Autour de la table à laquelle nous sommes assis, il y a seize chaises. A l'étranger, l'on sait, d'une part, que l'U.R.S.S. est un pays où tout doit être décidé en commun et l'on sait, d'autre part, que tout y est décidé individuellement. Qui décide en fait ?

La réponse de l'interviewé fut claire et directe :

Non, on ne peut rien décider individuellement. Les décisions individuelles sont toujours, ou presque toujours, des décisions unilatérales. Dans tout collège, dans tout collectif, il y a des personnes de l'opinion desquelles il faut tenir compte. Dans tout collège, dans tout collectif, il y a des personnes qui peuvent émettre des opinions erronées. En nous basant sur l'expérience de trois révolutions, nous savons que, sur environ cent décisions individuelles non vérifiées et corrigées collectivement, quatre-vingt-dix sont unilatérales. Dans notre organisme dirigeant, le Comité central de notre Parti, qui dirige toutes nos organisations du Parti et des Soviets, il y a environ soixante-dix membres. Parmi ces soixante-dix membres du Comité central, on trouve les meilleurs de nos dirigeants de l'industrie, les meilleurs dirigeants des coopératives, les meilleurs organisateurs du ravitaillement, nos meilleurs militaires, nos meilleurs propagandistes, nos meilleurs agitateurs, nos meilleurs connaisseurs des sovkhoz, nos meilleurs connaisseurs des kolkhoz, nos meilleurs connaisseurs des nationalités qui peuplent l'Union soviétique et de la politique nationale. C'est dans cet aréopage qu'est concentrée la sagesse de notre Parti. Chacun a la possibilité de corriger l'opinion ou les propositions individuelles de toute personne. Chacun à la possibilité d'y apporter son expérience. S'il n'en était pas ainsi, si les décisions étaient prises individuellement, nous commettrions dans notre travail de très graves fautes. Mais étant donné que chacun a la possibilité de rectifier les erreurs de toute personne et que nous tenons compte de ces corrections, nous arrivons à des décisions plus ou moins justes. (J. Staline : le Marxisme et l'histoire, Bureau d'éditions, 1938.)

Que Staline ait pris la part la plus active à l'élaboration des décisions, certes, cela n'est pas douteux ; dans toute direction collective, l'apport de chacun est proportionnel à son expérience et à ses qualités personnelles et Staline se classe incontestablement à la tête de la magnifique équipe des dirigeants soviétiques.

Mais la caractéristique du dictateur, c'est le mépris des masses populaires. Or, il n'est pas d'homme qui ait, avec autant de bonheur que Staline, exalté la puissance créatrice des travailleurs et préconisé aussi souvent la collaboration intime des dirigeants et du peuple.

Nous, dirigeants, s'écrie-t-il dans un discours, nous ne voyons les choses, les événements, les hommes que d'un côté, pour ainsi dire d'en haut ; notre champ visuel est par conséquent plus ou moins limité. Les masses, au contraire voient les choses, les événements, les hommes d'un autre côté, pour ainsi dire, d'en bas. Par conséquent, leur champ visuel, est, lui aussi, dans une certaine mesure, limité. Pour avoir une juste solution du problème, il faut réunir ces deux expériences. C'est dans ce cas seulement que la direction sera juste.

Réunir les deux expériences ? En voici des exemples : Staline et ses collaborateurs convoquent au Kremlin les kolkhoziens les meilleurs ; durant plusieurs jours, les chefs soviétiques s'entretiennent avec ces humbles paysans et paysannes — parmi lesquelles des vachères et des bergers, de tous les problèmes du travail et de la vie à la campagne. Une autre semaine, ce sont les techniciens et ouvriers de la métallurgie qui examinent avec Staline et ses proches compagnons les conditions propres à développer la métallurgie. Une autre semaine encore, mineurs, cheminots, métallos, ouvriers de la chaussure ou du bâtiment, cultivatrices d'élite, tous pionniers du mouvement stakhanoviste, sont réunis dans l'ancien palais des tsars. Pendant huit jours, ils parlent de leurs expériences dans le travail, des améliorations susceptibles d'être apportées dans leur domaine de production. A la fin de la conférence, Staline leur dit avec simplicité et modestie :

... Quelques mots au sujet de la présente conférence et de sa portée. Lénine enseignait que, seuls, peuvent être de véritables dirigeants bolcheviks, les dirigeants qui savent non seulement instruire les ouvriers et les paysans mais aussi s'instruire auprès d'eux.

Ces paroles de Lénine n'ont pas été du goût de quelques-uns des bolcheviks. Mais l'histoire montre que Lénine a eu raison en cette matière également, à cent pour cent. En effet, des millions de travailleurs, d'ouvriers et de paysans vivent et luttent. Qui peut douter que ces gens accumulent une énorme expérience pratique. Est-ce qu'on peut douter que les dirigeants qui dédaignent cette expérience ne peuvent pas être tenus pour de vrais dirigeants ? Ainsi donc, nous, dirigeants du Parti et du gouvernement, devons non seulement instruire les ouvriers, mais nous instruire auprès d'eux. Que vous, membres de la présente conférence, ayez appris quelque chose des dirigeants du gouvernement ici, à cette conférence, je n'irai pas le nier. Mais on ne saurait nier non plus que, nous, dirigeants du gouvernement, avons appris bien des choses de vous, les stakhanovistes, membres de la présente conférence. Eh bien, merci de vos leçons, camarades, grand merci... (J. Staline : Pour une vie belle et joyeuse, Bureau d'Editions, 1936.)

« Nous avons appris bien des choses ! » Quelle modestie et quelle leçon pour ceux qui méprisent les masses populaires !

Constamment, Staline insiste sur l'importance des ouvriers et des paysans :

Les temps ne sont plus, dit-il aux travailleurs d'élite de l'agriculture, où les chefs étaient regardés comme les seuls créateurs de l'histoire, tandis que les ouvriers et les paysans ne comptaient pas. Ce ne sont plus seulement les chefs, mais d'abord et surtout les millions de travailleurs qui décident maintenant du sort des peuples, et des États. Les ouvriers et les paysans, qui construisent sans bruit ni fracas, usines et fabriques, mines et chemins de fer, kolkhoz et sovkhoz, qui créent tous les biens de la vie, qui nourrissent et habillent le monde entier, voilà les véritables héros et créateurs de la vie nouvelle. (J. Staline : les Questions du léninisme, tome II, p. 131, Editions Sociales, 1947.)

Il tient aux jeunes officiers nouvellement promus le même langage qu'aux paysans :

Camarades, on ne saurait nier que ces derniers temps nous n'ayons remporté de grands succès aussi bien dans le domaine de l'édification que dans celui de la gestion. A ce propos, on parle trop chez nous des mérites des dirigeants, des mérites des chefs. On leur attribue toutes, presque toutes nos réalisations. Evidemment, on se trompe, on a tort. Il ne s'agit pas seulement des chefs... (J. Staline : l'Homme, le capital le plus précieux, p. 3, Éditions Sociales, 1948.)

Écoutez encore Staline, candidat à la députation au Soviet suprême, parlant à ses électeurs.

Je voudrais ensuite, camarades, vous donner un conseil de candidat député à ses électeurs. Si l'on prend des pays capitalistes, on y voit s'exercer entre les députés et leurs électeurs des relations originales, je dirais même assez étranges. Tant que dure la campagne électorale, les députés flirtent avec les électeurs, s'empressent autour d'eux, leur jurent fidélité, leur prodiguent des promesses de toutes sortes. On dirait que les députés dépendent entièrement des électeurs. Sitôt les élections terminées et les candidats devenus députés, les relations changent radicalement. Au lieu de la dépendance des députés envers les électeurs, c'est leur complète indépendance. Pendant quatre ou cinq ans, c'est-à-dire jusqu'aux nouvelles élections, le député se sent absolument libre, indépendant du peuple, de ses électeurs. Il peut passer d'un camp à l'autre, dévier du droit chemin dans le mauvais, il peut même s'empêtrer dans des machinations pas tout à fait recommandables, il peut faire toutes les culbutes qu'il veut, il est indépendant.

Peut-on considérer de telles relations comme normales ? En aucun cas, camarades. Notre Constitution tient compte de cette circonstance ; elle renferme une loi qui confère aux électeurs le droit de rappeler avant terme leurs députés, s'ils commencent à biaiser, s'ils dévient de la route, s'ils oublient leur dépendance vis à vis du peuple, vis à vis des électeurs.

Loi remarquable que celle-là, camarades ! Le député doit savoir qu'il est le serviteur du peuple, son délégué au Soviet suprême, et il doit s'en tenir à la ligne qui lui a été tracée dans son mandat par le peuple. Si le député a dévié de son chemin, les électeurs ont le droit de demander de nouvelles élections et de blackbouler le député fourvoyé. Loi remarquable que celle-là ! Mon conseil, conseil de candidat député à ses électeurs, est qu'ils n'oublient pas ce droit, le droit qu'ils ont de rappeler avant terme les députés, de surveiller leurs députés, de les contrôler, et s'ils s'avisent de dévier de la bonne route, de les jeter bas, d'exiger de nouvelles élections. Le gouvernement a le devoir de fixer de nouvelles élections. Mon conseil, c'est de ne pas oublier cette loi et de s'en servir à l'occasion. Enfin, encore un conseil de candidat député à ses électeurs. Que devez-vous, d'une façon générale, exiger de vos députés, à ne considérer que les exigences les plus élémentaires ?

Les électeurs, le peuple doivent exiger de leurs députés qu'ils restent à la hauteur de leurs tâches ; que, dans leur travail, ils ne descendent pas au niveau des petits bourgeois terre à terre ; qu'ils restent à leur poste d'hommes politiques de type léniniste ; qu'ils soient des hommes politiques aussi lucides et aussi déterminés que l'était Lénine ; qu'ils soient aussi intrépides dans le combat, aussi implacables pour les ennemis du peuple que l'était Lénine ; qu'ils soient exempts de toute panique, de toute ombre de panique, quand les choses commencent à se compliquer et qu'un danger quelconque se dessine à l'horizon ; qu'ils soient aussi exempts de toute ombre de panique que l'était Lénine. Qu'ils soient aussi sages et aussi étrangers à toute précipitation que l'était Lénine quand il s'agira de résoudre des problèmes complexes, à propos desquels il faut savoir s'orienter largement et tenir largement compte de tous les aléas et de tous les avantages. Qu'ils soient aussi droits et aussi honnêtes que l'était Lénine, qu'ils aiment leur peuple comme l'aimait Lénine. (Staline : Lénine, p. 49-50, Éditions sociales, 1946.)

L'amour du peuple ? Tous les exposés de Staline en sont imprégnés. L'amour des hommes ? Nul dirigeant politique n'a jamais prodigué autant de conseils sur la manière humaine de faire progresser chaque individu. Lui-même montre l'exemple jusque dans ce souci constant de parler clairement, simplement, pour se mettre, lui, le géant, à la portée du plus modeste de ses concitoyens.

« Le principal, ce sont les hommes ». Telle est la formule qu'il emploie, le 26 décembre 1934, au cours d'une réception de métallurgistes :

On ne saurait dissocier la technique des hommes qui la mettent en mouvement. La technique sans hommes est chose morte. Le mot d'ordre : « La technique, en période de reconstruction, décide de tout » entend, non la technique seule, mais la technique avec, à sa tête, les hommes qui s'en sont rendus maîtres. Seule, une telle compréhension de ce mot d'ordre est juste. Du moment que nous avons appris à apprécier la technique, il est temps de déclarer sans ambages qu'actuellement le principal ce sont les hommes, qui ont maîtrisé la technique. Mais de là, il résulte que si, autrefois, on portait l'accent de façon unilatérale, sur la technique, sur les machines, maintenant, il faut porter l'accent sur les hommes, maîtres de la technique.

Il faut bien soigner chaque travailleur capable et qui a du discernement. Il faut le soigner et le faire grandir. Il faut faire grandir les hommes avec la même attention et la même sollicitude qu'un jardinier soigne son arbre préféré. Il faut éduquer l'homme, l'aider à grandir, lui ouvrir une perspective, le faire avancer en temps opportun, lui confier en temps opportun un autre travail, si l'intéressé ne peut venir à bout de sa tâche, sans attendre qu'il soit définitivement coulé. Faire grandir avec sollicitude les hommes et en faire des travailleurs qualifiés, les mettre à leur place et les organiser judicieusement dans la production, organiser les salaires de façon qu'ils renforcent les maillons décisifs de la production et poussent les hommes à une qualification supérieure, voilà ce qu'il nous faut pour créer une armée nombreuse de cadres techniques de la production. (J. Staline : l'Homme, le capital le plus précieux, p. 10-13, Editions Sociales, 1948.)

Six mois plus tard, il renouvelle ses conseils, il insiste sur « l'homme, le capital le plus précieux ».

Le mot d'ordre : « Les cadres décident de tout » exige de nos dirigeants qu'ils montrent la plus grande sollicitude pour nos travailleurs « petits » et « grands », quel que soit le domaine où ils travaillent ; qu'ils les élèvent avec soin ; qu'ils les aident lorsqu'ils ont besoin d'un appui ; qu'il les encouragent lorsqu'ils remportent leurs premiers succès ; qu'ils les fassent avancer, etc. Or, en fait, nous enregistrons nombre d'exemples de bureaucratisme sans cœur et une attitude franchement scandaleuse à l'égard des collaborateurs. C'est ce qui explique proprement qu'au lieu d'apprendre à connaître les hommes pour, après seulement, leur confier des postes, bien souvent, on les déplace comme de simples pions. Nous avons appris à bien apprécier les machines et à faire des rapports sur la technique de nos usines et de nos fabriques. Mais je ne connais pas un seul exemple où l'on ait rapporté, avec le même empressement sur le nombre d'hommes que nous avons formés, au cours de telle période, et comment nous les avons aidés à se développer, à se retremper au travail. A quoi cela tient-il ? C'est que, chez nous, on n'a pas encore appris à apprécier les hommes, les travailleurs, les cadres.

Je me souviens d'un fait dont j'ai été témoin en Sibérie, pendant ma déportation. On était au printemps, en pleine crue des eaux. Une trentaine d'hommes étaient allés au fleuve pour repêcher le bois emporté par l'immense fleuve déchaîné. Au soir, ils rentrèrent au village, mais un de leurs camarades manquait. A ma question : — Où est le trentième ? ils répondirent, indifférents « qu'il était resté là-bas ». — Comment ça, resté ? Et il me fut répondu avec la même indifférence : — Cette question ! Il s'est noyé, pardi ! » Et aussitôt, l'un d'eux se dépêcha de partir, en disant : Il faut que j'aille faire boire ma jument. Quand je leur reprochai d'avoir plus pitié des bêtes que des hommes, l'un d'eux répondit, approuvé par tous les autres : — Plaindre les hommes, c'est bien la peine. Les hommes, on en fabrique toujours. Tandis qu'une jument... essaie voir d'en faire une ! » Voilà un exemple, peut-être peu important, mais fort caractéristique. Il me semble que l'indifférence de certains de nos dirigeants à l'égard des hommes, des cadres, et leur incapacité à les apprécier sont une survivance de cette étrange attitude de l'homme envers son semblable...

Ainsi donc, camarades, si nous voulons remédier à la pénurie d'hommes et obtenir que notre pays dispose de cadres suffisants, capables de faire progresser la technique et de la mettre en action, nous devons savoir avant tout apprécier les hommes, apprécier les cadres, apprécier chaque travailleur pouvant être utile à notre œuvre commune. Il faut enfin comprendre que de tous les capitaux précieux existant dans le monde, le plus précieux et le plus décisif, ce sont les hommes, les cadres. Il faut comprendre que dans nos conditions actuelles, « les cadres décident de tout ». (J. Staline : l'Homme, le capital le plus précieux, p. 6-7.)

C'est toujours ce même souci qui l'anime lorsqu'il présente son rapport historique au XVIIIe congrès du Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S. (10 mars 1939) :

Que signifie bien choisir les cadres ?

Bien choisir les cadres, ce n'est pas encore s'entourer d'adjoints, de suppléants, monter une chancellerie et lancer, de là, toutes sortes de directives. Ce n'est pas non plus abuser de son pouvoir, déplacer sans rime ni raison des dizaines et des centaines de personnes, d'un endroit dans un autre et vice versa, et procéder à d'interminables « réorganisations ».

Bien choisir les cadres, cela signifie :

Premièrement, regarder les cadres comme la réserve d'or du Parti et de l'Etat, en faire grand cas, les tenir en estime.

Deuxièmement, connaître les cadres, étudier minutieusement les qualités et les défauts de chacun des militants, savoir à quel poste tel militant peut développer au mieux ses capacités.

Troisièmement, former avec sollicitude les cadres, aider chaque militant en voie de progrès, à s'élever ; ne pas craindre de « perdre son temps » avec ces camarades pour accélérer leur croissance.

Quatrièmement, promouvoir, hardiment et en temps utile, de nouveaux, de jeunes cadres, ne pas les laisser trop longtemps à la même place, ne pas les laisser s'enrouiller.

Cinquièmement, répartir les militants aux différents postes de façon que chacun se sente à sa place ; que chacun puisse donner à notre œuvre commune le maximum de ce que ses qualités personnelles lui permettent de donner; de façon que l'orientation générale du travail de répartition des cadres réponde entièrement aux nécessités de la ligne politique, dont l'application dicte cette répartition.

Ici, ce qui importe surtout, c'est de promouvoir hardiment et en temps opportun de nouveaux, de jeunes cadres. Je pense que dans l'esprit de nos militants la lumière ne s'est pas encore entièrement faite sur cette question. Les uns considèrent que dans le choix des hommes, il faut s'orienter surtout sur les vieux cadres. D'autres, au contraire, pensent s'orienter surtout sur les jeunes cadres. Il me semble que les uns et les autres se trompent. Les vieux cadres représentent évidemment une grande richesse pour le Parti et l'État. Ils possèdent ce que les jeunes cadres n'ont pas : une expérience considérable en matière de direction, une solide formation marxiste-léniniste, la connaissance de leur travail, la force d'orientation. Mais, d'abord, les vieux cadres, il y en a toujours trop peu, moins qu'il n'en faut ; et ils commencent en partie à quitter le rang, de par les lois de la nature. Deuxièmement, une partie des vieux cadres est quelquefois encline à regarder obstinément en arrière, à rester dans le passé, à s'en tenir aux choses vieillies et à ne pas remarquer ce qu'il y a de nouveau dans la vie. C'est là perdre le sentiment du nouveau. Défaut très grave, dangereux. En ce qui concerne les jeunes cadres, ils n'ont évidemment pas cette expérience, cette solide formation, cette connaissance du travail et cette force d'orientation que possèdent les vieux cadres. Mais, premièrement, les jeunes cadres forment l'immense majorité ; deuxièmement, ils sont jeunes et ils ne sont pas menacés pour l'instant d'avoir à quitter le rang ; troisièmement, le sentiment du nouveau, qualité précieuse pour tout militant bolchevik, est fortement développé chez les jeunes ; quatrièmement, les jeunes grandissent et s'instruisent si vite, ils montent avec tant d'impétuosité, que le jour n'est pas loin où ils rattraperont les vieux, se placeront à leurs côtés et seront une relève digne d'eux. Par conséquent, notre tâche n'est pas de nous orienter sur les vieux cadres ou sur les nouveaux, mais de nous appliquer à combiner, à fondre les vieux et les nouveaux cadres dans un seul orchestre dirigeant le travail du Parti et de l'État. (J. Staline : les Questions du léninisme, t. II, p. 295-296.)

Ainsi, l'accent est porté sur la valeur des hommes et la manière de former les cadres. Car l'orientation politique est juste (nous l'avons vu en particulier dans les chapitres précédents sur l'industrialisation et la collectivisation), mais les résultats dépendent beaucoup de la manière dont les cadres appliquent cette politique.

La même simplicité, la même force tranquille et la même confiance dans le peuple vont se retrouver dans les discours de guerre de 1941 à 1945. Il serait trop long de les analyser ici, le lecteur ayant toutes possibilités de le faire lui-même. (Tous les discours, interviews et ordres du jour importants de 1941 à 1945 se trouvent réunis dans une plaquette publiée aux éditions France-U.R.S.S., 1945.)

Ce sont des modèles d'explication populaire des événements, d'explication honnête et objective — sans rien cacher des dangers qui menacent lors de la ruée nazie de 1941 ou sans tomber dans la présomption lorsqu'est brisée la double offensive lancée contre Moscou — mais aussi des consignes précises pour l'armée, pour la population des territoires occupés comme pour l'arrière. Avec toujours, comme toile de fond, la certitude de la victoire. En particulier, l'appel aux peuples soviétiques radiodiffusé le 3 juillet 1941 demeurera sans aucun doute le plus émouvant document historique de la dernière guerre.

Et quand, au prix de tant d'efforts et de sacrifices, sonne l'heure de la capitulation de l'ennemi, quand se réunissent au Kremlin les membres du gouvernement, les grands chefs militaires, les dirigeants de l'industrie, de l'agriculture, les plus grands savants et quand vient le tour de Staline de porter un toast, l'homme se lève et dit simplement :

Ne pensez pas que je vais vous dire des choses extraordinaires. Le toast que je désire porter est aussi simple que commun. Je voudrais boire à la santé des hommes dont le rang est petit et le grade modeste. Des hommes que l'on considère comme les vis du grand mécanisme de l'État, mais sans lesquels nous tous, maréchaux et commandants de groupes d'armées, commandants d'armées, nous ne vaudrions, si j'ose m'exprimer ainsi, pas un clou. Car il suffit qu'une vis s'en aille et tout est fini. Je bois à la santé des gens simples, ordinaires et modestes, aux vis de notre immense machine d'Etat dans tous les domaines de la science, de l'économie, de la guerre. Ils sont nombreux, leur nom est légion, ils sont des dizaines de millions. Ce sont des gens modestes, personne n'écrit sur eux, ils n'ont pas de rang et peu de grade, mais ce sont, eux qui nous soutiennent comme les fondations soutiennent le faîte. Je bois à la santé de ces hommes, nos camarades très respectés. (J. Staline : Après la victoire, pour une paix durable, p. 11. Éditions sociales, 1949.)

Car ce chef est la modestie même. Il ne pense qu'à se déclarer l'élève de Lénine alors qu'il a lui-même enrichi considérablement l'histoire de l'humanité en apportant les solutions justes au problème des nationalités, en dirigeant l'industrialisation du plus grand État du monde et la collectivisation des campagnes les plus arriérées, en apportant une contribution décisive à l'élaboration de la Constitution la plus démocratique du monde, en prenant la direction du Comité d'État pour la défense qui est venu à bout de la plus gigantesque machine de guerre que le monde ait jamais connue, enfin, en menant, avec une maîtrise exceptionnelle, cette politique de paix grâce à laquelle les partisans d'une troisième guerre mondiale ont été mis si souvent en échec. Sans parler de son apport théorique et pratique considérable à la doctrine du socialisme scientifique de Marx-Engels-Lénine et qui justifie amplement que son nom soit associé aux trois précédents.

Henri Sellier, sénateur socialiste, écrivait en juin 1938 :

Que Staline soit l'un des génies constructeurs les plus remarquables que l'humanité ait connus, personne, même ceux qui lui reprochent un esprit dictatorial rigoureux, ne peuvent, de bonne foi, le contester.

... Que les plaisantins et les sceptiques ridiculisent à perte de vue les formules enfantines de reconnaissance et d'admiration que le peuple russe, dans sa naïveté religieuse, prodigue à celui dont l'effort lui a valu en quelques années une telle amélioration de vie, cela s'explique.

Mais que les socialistes, à qui Staline a fourni la preuve éclatante de la possibilité d'organiser l'économie d'une gigantesque nation, en prescrivant totalement la propriété individuelle des instruments de travail, s'associent aux clameurs intéressées de leurs adversaires les plus stupides et les plus intransigeants, cela est plus regrettable.

Si Karl Marx a donné une doctrine aux socialistes, Staline a démontré que son application était possible et ses résultats salutaires. A ce titre, il a droit à leur profonde reconnaissance et à leur vive admiration... (Russie d'aujourd'hui, juin 1938.)

Qu'un tel pilote, éclairé et ferme, soit la cible de toutes les haines, nul ne s'en étonnera. Que la découverte avant 1939, en Union soviétique d'une petite bande de traîtres et leur juste châtiment aient fourni prétexte aux infamies lancées contre Staline, voici cependant qui n'est pas nouveau dans l'histoire.

L'historien Albert Mathiez, dans ses Études robespierristes écrivait :

Il y a une explication commode qui a déjà beaucoup servi et qui servira longtemps encore parce qu'elle s'adresse aux intelligences paresseuses. Elle consiste à rejeter toutes les responsabilités sur un bouc émissaire, sur Robespierre qu'on représente comme un ambitieux effréné, un hypocrite sans scrupules, un tigre altéré de sang, que sais-je encore... ?

L'ambition de Robespierre ! C'est une sorte de tarte à la crème qui explique tout et qui n'explique rien. Car enfin, pourquoi le Comité de salut public, pourquoi la Convention, pourquoi l'opinion publique ont-ils suivi Robespierre ? C'est donc que les arguments que Robespierre mettait en avant avaient un poids singulier ! Quels étaient ces arguments ? On ne prend pas la peine de les examiner, on se contente d'y faire une allusion très discrète, une allusion voilée. (A. Mathiez : Études robespierristes, p. 12, 13 et 14, Paris, Armand Collin.)

Les arguments apportés au grand jour par les procès publics de Moscou n'intéressent pas nos contradicteurs, ils méritent cependant qu'on s'y arrête.

L'édification du socialisme dans un pays aussi vaste et aussi arriéré que l'était la Russie des tsars n'a pas été l'œuvre du hasard ni de forces aveugles. Il fallait pour cela des dirigeants à la fois théoriciens et réalisateurs pour concevoir, orienter et maintenir dans la voie juste la construction d'un monde nouveau. Il fallait des hommes d'une trempe exceptionnelle pour triompher des difficultés accumulées sur leur route. Il fallait des chefs suffisamment clairvoyants pour dénoncer les conceptions erronées.

Lénine et Staline s'inscrivent au tout premier plan parmi ces hommes qui, comptables de l'avenir de leur pays et de leurs peuples, n'hésitèrent jamais à combattre sans fausse sensiblerie leurs camarades de parti, lorsque ceux-ci prenaient une voie fausse.

Il faudrait un volume pour relater toute l'histoire des âpres et nécessaires batailles menées par Lénine et Staline contre les diverses oppositions surgies avant et après la Révolution de 1917. Contentons-nous ici d'en rappeler un épisode particulièrement dramatique.

A la mort de Lénine (1924), Trotski crut le moment venu de ressortir sa thèse de « l'impossibilité de construire le socialisme dans un seul pays ». Et ce n'était pas là un débat académique. A cette époque, l'Union soviétique commençait seulement à se relever des effroyables blessures de la guerre et des interventions étrangères. A côté de là grande industrie socialiste subsistaient des exploitations de moyenne importance (employant chacune quelques douzaines d'ouvriers), administrées par leurs propriétaires ou directeurs qui, par leurs capacités techniques et leur sens commercial, pouvaient ranimer la production. Des concessions étaient accordées à des capitalistes russes ou étrangers, l'Etat soviétique n'ayant pas la possibilité de tout remettre en ordre par ses seules forces. Dans les campagnes, la plupart des paysans ne produisaient que pour leurs besoins. La misère était grande. Dans ces conditions, voyez l'effet de la théorie de Trotski consistant, en somme, à dire : « Vous savez, si la révolution n'éclate pas dans d'autres pays, nous n'en sortirons pas ». Pareil langage pouvait amener le découragement, la lassitude des impatients et de ceux qui ne comprenaient pas les nécessités historiques et cela au moment même où une vigoureuse tension des forces était indispensable.

Il fallait combattre avec vigueur ce nouvel assaut du trotskisme ou se résigner à une politique de désespoir ou d'abandon.

Il fallait définir l'orientation, la marche à suivre qui devait décider de la victoire ou de la défaite du socialisme.

Ce fut Staline qui se chargea de cette lourde tâche.

Pourquoi ? Parce que Staline était secrétaire général du Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S. depuis 1922, et il n'est pas sans intérêt de noter ici que ce poste dirigeant, Staline le tenait de la confiance à la fois de Lénine et du Parti. Combattant sur le seul terrain des idées et des faits, Staline opposa la doctrine de Lénine aux thèses de Trotski. Il triompha de ces dernières par la force d'une dialectique fondée, quant à la théorie sur les œuvres de Marx, Engels, Lénine et quant à la pratique sur les réalisations déjà acquises de l'État soviétique.

J'ai parlé, en outre, déclare Staline au XIVe congrès (1925) de son Parti, des conflits existant au sein de notre pays entre les éléments capitalistes et socialistes. J'ai dit que nous pourrions en arriver à bout par nos propres forces. En douter, c'est douter de la victoire du socialisme. Nous vaincrons dans cette lutte. Naturellement, plus rapidement viendra l'aide de l'Occident, mieux cela vaudra pour nous... Mais, même sans l'aide extérieure, nous ne désespérons pas, nous n'abandonnerons pas la lutte...

Que celui qui est fatigué, qui s'effraie et perd la tête devant les difficultés, cède la place à ceux qui n'ont pas perdu leur courage et leur ténacité... Nous avons été à l'école de Lénine, non pour éviter les difficultés, mais pour les regarder en face et les vaincre. (J. Staline : les Questions du léninisme, t. I, p. 362, Éditions Sociales internationales.)

Langage viril d'autant plus nécessaire qu'à ce même congrès, une nouvelle opposition avait surgi : celle de Zinoviev et de Kaménev. La position des nouveaux oppositionnels était la suivante ; théoriquement, le socialisme peut s'édifier dans un seul pays ; pratiquement, c'est une impossibilité pour l'U.R.S.S.

Là encore, il s'agissait d'un manque de foi dans la capacité des peuples soviétiques à construire le socialisme.

En fait, Zinoviev et Kaménev rejoignaient Trotski. Ils devaient apparaître unis dans la lutte qu'ils poursuivirent jusqu'au XVe Congrès du Parti communiste (1927) au cours duquel Staline démolit un à un les arguments de l'opposition qui ne recueillit que quatre mille voix contre sept cent vingt-deux mille à la ligne du Comité central, défendue par Staline.

Mais à cette époque, la lutte avait déjà pris un caractère aigu, l'opposition ayant remplacé la lutte idéologique non seulement par la calomnie mais — et cela devait être démontré plus tard — par le sabotage et le terrorisme. Un effort suprême avait été tenté dès avant le congrès, par le Comité central du Parti, qui demanda à Trotski et Zinoviev de renoncer à leurs calomnies sur le caractère « thermidorien » du pouvoir central et d'admettre la défense sans conditions de la ligne du Parti. Devant leur refus, ils avaient été blâmes, exclus du Comité central et prévenus que, s'ils continuaient, ils seraient exclus du Parti lui-même.

Trotski et Zinoviev ne devaient tenir aucun compte de l'avertissement. Us multiplièrent les réunions fractionnelles, les imprimeries clandestines. Us prirent de force des locaux et organisèrent, sans succès d'ailleurs, le 7 novembre 1927, des manifestations séparées des grandioses démonstrations commémoratives traditionnelles.

Une telle situation rendait plus difficile la construction du socialisme. Aussi le XVe congrès donna-t-il l'ordre à Trotski de renoncer à son hostilité systématique contre les points de vue de la majorité. Non seulement Trotski refusa, mais il fit signer par cent-vingt et un partisans de sa tendance une déclaration qui accentuait la cassure.

Trotski, Zinoviev et leurs amis furent alors exclus.

Une autre opposition devait surgir un an plus tard (1928). Elle était cette fois dirigée par Boukharine, Rykov et Tomski (qui avait eu dans le passé, comme Trotski, maints désaccords avec Lénine).

Quelles étaient les raisons de ce nouvel assaut contre les décisions prises une année plus tôt au XVe congrès ? Le pouvoir soviétique commençait son offensive à la campagne contre les paysans riches qui s'étaient renforcés durant les années 1921-1927. On commençait à organiser les kolkhoz (fermes collectives) qui, groupant les paysans pauvres et moyens, devaient les soustraire à l'influence des koulaks. Ceux-ci réagissaient avec vigueur ; ils gardaient leurs excédents de blé au lieu de les offrir sur le marché libre et leur attaque coïncidait avec celle d'organisations contre-révolutionnaires dans l'industrie, dont l'une, bientôt découverte, était composée de spécialistes de l'ancien régime qui se livraient au sabotage dans les mines de Chakhty, dans le Donetz. Malgré ces difficultés, Boukharine et Rykov n'hésitèrent pas à prendre ouvertement la défense des koulaks en proposant non de combattre ceux-ci, mais de les gagner pacifiquement. Ils proposèrent la hausse des prix du blé (au détriment des finances soviétiques et pour le plus grand profit du koulak, vendeur habile et rusé) ; l'importation des blés étrangers (au détriment de l'importation des machines indispensables à l'industrie) ; l'adoucissement des mesures exercées contre les paysans riches (au détriment de l'exploitation du type socialiste). Staline combattit avec vigueur les thèses de Boukharine et le XVIe congrès du Parti bolchevik (1930) devait apporter une condamnation définitive de l'opposition boukharinienne. La justesse de la ligne suivie par Staline et le Comité central du Parti bolchevik devait apparaître à ce congrès en pleine clarté : 40 à 50 % des fermes individuelles étaient déjà intégrées dans les kolkhoz et il s'avérait que le premier plan quinquennal serait réalisé non en cinq ans mais en quatre. Une fois de plus, l'immense majorité du Parti bolchevik, groupée autour de Staline, avait triomphé des difficultés avec une clairvoyance et une énergie remarquables...

Concluons maintenant sur ce point. Toute l'histoire du Parti bolchevik montre avec évidence la position défaitiste constamment défendue par Trotski, Zinoviev, Kaménev, Boukharine, Rykov.

Les difficultés les effraient. Ils doutent de la possibilité de construire le socialisme. Ils proposent de céder devant l'adversaire. Et il faut chaque fois, l'énergie, la clairvoyance et la foi dans la victoire de Lénine et de Staline, pour réaliser, étape par étape, l'édification du socialisme.

Pour certains même d'entre les oppositionnels, notamment Trotski et Boukharine, les procès de Moscou ont montré qu'ils étaient déjà liés avec les pires contre-révolutionnaires et qu'ils trempèrent déjà dans un attentat contre Lénine en 1918.

Mais je voudrais répondre ici à ceux qui se sont étonnés, à l'époque, des mesures prises contre les oppositionnels. Ces derniers avaient, leurs théories dangereuses étant condamnées par l'immense majorité de leurs camarades de Parti, un devoir à remplir : s'incliner devant l'opinion de l'immense majorité des militants, devant les décisions du Parti dont ils avaient librement, en y adhérant, accepté la discipline et les statuts.

Que font au contraire Boukharine, Zinoviev et consorts ? Certes des déclarations de fidélité à la majorité, mais, en leur for intérieur, ils tiennent le raisonnement suivant : « Ils nous ont battus, soit, mais patience ! Ils ne viendront pas à bout des difficultés. On connaîtra des périodes difficiles et nous en rendrons responsables les dirigeants, Staline en tête. Les masses, alors, nous donneront raison et nous appelleront à la direction. »

Malheureusement pour les Trotski et les Boukharine, les difficultés seront résolues les unes après les autres, marquant chaque fois un nouveau pas en avant sur le chemin du socialisme. Le pays se couvrira de hauts fourneaux, de centrales électriques. La campagne sera sillonnée de tracteurs, de machines agricoles et les fermes collectives se multiplieront. Le bien-être grandira. La marche à l'aisance s'accentuera de jour en jour.

Ainsi, les faits donneront raison à ceux qui ne doutèrent jamais du succès final. L'espoir des oppositionnels de voir leurs thèses confirmées par les événements ira sans cesse en diminuant. La possibilité d'avoir « l'oreille des masses » s'éloignera de plus en plus jusqu'à disparaître tout à fait.

Alors grandira dans l'esprit haineux et de fol orgueil de ces hommes, incapables de reconnaître loyalement leurs erreurs, l'idée que seule la suppression physique de Staline et de ses compagnons leur permettra d'accéder au pouvoir.

Il n'y aura plus dès lors de « droitiers » et de « gauchistes ». Tout cela s'unira, complotera dans le plus grand secret, acceptera les plus vils concours, y compris ceux de l'Allemagne et du Japon fascistes, organisera le sabotage et l'assassinat.

Attitude d'autant plus criminelle que le Comité central du Parti bolchevik avait tout fait pour ramener les oppositionnels au respect des décisions du Parti.

Les vaincus des âpres luttes politiques de 1927, 1928, 1929, 1930, n'avaient pas été piétines. Au contraire, on les avait aidés de mille manières à jouer un rôle actif dans la construction socialiste. A Piatakov, on avait confié le commissariat adjoint à l'Industrie lourde ; à Rykov, le commissariat du peuple aux P.T.T. ; à Boukharine, la direction du grand journal soviétique Izvestia.

Kaménev lui-même reconnaissait au procès d'août 1936 :

Dans notre lutte politique, la révolution prolétarienne nous avait accordé un délai que jamais aucune révolution n'avait accordé à ses ennemis. La révolution bourgeoise du XVIIIe siècle donnait à ses ennemis des semaines et des jours et elle les supprimait ensuite. La révolution prolétarienne nous a, durant dix années, donné la possibilité de nous corriger et de comprendre nos fautes. Mais nous ne l'avons pas fait. Trois fois, j'ai été réintégré dans le Parti. J'ai été rappelé de l'exil dès que j'en ai fait la demande. Après toutes mes fautes, des missions et des postes responsables m'ont été confiés. C'est pour la troisième fois que je comparais maintenant devant le tribunal prolétarien, accusé de desseins, de menées et d'actes terroristes. Deux fois, la vie m'a été épargnée.

Zinoviev déclarait également :

Le Parti voyait où nous allions et il nous mettait en garde. Dans un de ses discours, Staline indiquait que, parmi les oppositions, peuvent surgir des tendances visant à imposer leur volonté au Parti par la violence. Déjà, avant le XIVe congrès du Parti, Dzerjinski nous avait, à une conférence, donné le nom de « rebelles de Cronstadt » ; Staline, Vorochilov, Ordjonikidze, Dzerjinski, Mikoïan avaient essayé tous les moyens pour nous convaincre, pour nous sauver. Ils nous ont dit des dizaines de fois : « Vous pouvez faire un grand tort au Parti et à l'État soviétique, et vous périrez alors vous-mêmes ! » Nous n'avons pas écouté ces avertissements.

Ce sont ces luttes contre le sabotage et la trahison que se sont efforcés de travestir les Koestler et Cie.

Qu'on me permette de rappeler ici encore un souvenir. Au XXe anniversaire de la Révolution en 1937, de nombreuses délégations ouvrières furent reçues par le président du Comité central exécutif des Soviets, Michel Kalinine, et lui posèrent de nombreuses questions.

J'entends encore la réponse pleine de franchise de l'ancien tourneur sur métaux, d'origine paysanne, devenu le président de l'Union des Républiques socialistes soviétiques et dont toute la personne dégageait une impression de simplicité, de bonhomie, de solide bon sens :

Vous nous demandez avec insistance la suppression de la peine de mort contre les traîtres. Est-ce donc que vous croyez que nous sommes des gens sans cœur, insensibles aux sentiments humains ? Est-ce que vous croyez que c'est avec plaisir que nous prenons des mesures de rigueur contre des hommes avec certains desquels nous avons collaboré durant de longues années ? Mais nous sommes comptables, non seulement devant les citoyens de notre pays, mais devant le monde entier. Nous devons garder l'édifice que nous avons mis debout au prix de tant de sacrifices. Nous sommes entourés de pays capitalistes qui essaient et continueront à essayer par tous les moyens de nous nuire. Ils sont parvenus à corrompre certains de nos ex-camarades, à en faire des saboteurs, des espions. Doit-on attendre que la guerre nous soit déclarée pour nous débarrasser des agents de l'ennemi ? Les peuples soviétiques ne le croient pas et ils puisent les raisons de leur fermeté aux sources de l'histoire...

Aux sources de l'histoire ?

Relisons cet extrait d'une lettre adressée à la Convention par les représentants envoyés dans le département du Mont-Blanc, le 14 avril 1793 (Jean Bruhat : le Châtiment des traîtres et des espions pendant la Révolution française. Bureau d'éditions, 1937.) :

Dans un temps où nos ennemis, désespérant de nous vaincre autrement que par la trahison, ont cherché à faire périr la liberté par ceux qui avaient paru la défendre et où l'on a pu supporter le plan d'une vaste conjuration entre tous nos généraux, nous aurions été indignes d'être les représentants du peuple français, si nous n'avions pas agi avec la plus rigoureuse surveillance.

N'est-ce pas le langage, même de l'ordre du jour adressé aux troupes de l'Armée rouge par le maréchal Vorochilov le 12 juin 1937, après la condamnation à mort de Toukhatchevski et d'une poignée d'officiers supérieurs corrompus par l'ennemi :

Ces traîtres savaient bien qu'ils ne pouvaient trouver d'appui parmi les ouvriers et les paysans, parmi les combattants de l'Armée rouge ouvrière et paysanne, et c'est pourquoi ils agissaient par la tromperie en se cachant du peuple et des soldats rouges, en ayant peur de montrer leur véritable visage.

Relisons le Manifeste adressé aux Armées par la Convention, après la trahison de Dumouriez :

Dumouriez tente de tourner contre la liberté les armes que vous n'aviez prises que contre la tyrannie. Les soldats de la liberté ne sont pas devenus tout à coup des misérables satellites d'un scélérat ambitieux. Soldats français, vous n'êtes pas l'avant-garde de la Nation ! Elle est tout entière derrière vous, prête à protéger de sa puissance ceux qui sauront la servir, à écraser de sa foudre ceux qui oseraient être rebelles !

Les bolcheviks n'écrivent pas autrement que les Jacobins :

L'Armée rouge, ouvrière et paysanne, sûre et fidèle rempart du pouvoir soviétique, crève impitoyablement cet abcès sur son corps robuste. Les ennemis se sont trompés dans leur calcul. Ils n'ont pas à attendre la défaite de l'Armée rouge. L'Armée rouge était et reste invincible.

J'ajouterai seulement que non seulement tout le Parti bolchevik mais l'opinion publique soviétique ont donné raison à Staline et au Comité central.

J'ai assisté en 1937-1938 à, des réunions d'usines, à ces réunions monstres où j'ai entendu s'exprimer toute l'indignation des travailleurs contre les espions, contre les assassins de Gorki, de Kouibychev, des soldats tués dans les déraillements de trains organisés par les trotskistes ou des mineurs victimes des explosions provoquées par une bande de misérables.

A cette époque, du Matin au Populaire, on hurlait à la décomposition du régime soviétique. Beaucoup de braves gens s'y laissèrent prendre — comme, aujourd'hui, avec les livres de Koestler et de Kravchenko.

Et cependant, l'histoire a tranché. La trahison découverte et exterminée dès le temps de paix a rendu l'Union soviétique invincible.

Par contre, la trahison, cependant connue bien avant la guerre mais recouverte d'un voile pudique, des Pétain et des Laval, des Déat et des Doriot a abouti pour notre pays aux catastrophes que l'on sait. Il est vrai que la trahison chez nous n'était pas le fait d'individus isolés, mais de toute une classe sociale qui n'hésitait pas à dire : « Plutôt Hitler que le Front populaire ! » Toute une classe sociale qui, aujourd'hui encore, en France et dans le monde, réunit, sous la houlette des milliardaires américains, de Gaulle et Pétain, Blum et Reynaud, Franco et Churchill, Spaak et les nazis « blanchis » de l'Allemagne occidentale. La cinquième colonne avait son siège à Berlin. Elle reçoit aujourd'hui ses ordres de Wall Street. Mais c'est toujours la même haine antisoviétique, le même rêve odieux et insensé d'en finir avec l'U.R.S.S.

C'est toujours, en un mot, la même trahison des intérêts des peuples.

Nous avons évoqué dans les pages précédentes le rôle de Staline comme militant communiste et comme conducteur de peuples.

Le portrait de l'homme, Barbusse l'a tracé, admirablement, et en connaissance de cause :

Voici, dans le Kremlin qui a l'air d'une exposition d'églises et de palais, et au pied de l'un de ceux-ci, une petite maison à trois étages. Cette menue bâtisse que vous ne remarqueriez pas si on ne vous l'indiquait pas, faisait partie des communs du palais et là habitait jadis quelque domestique du tsar.

On monte à l'étage où il y a des rideaux de lin blanc. Ces trois fenêtres sont celles du logement de Staline. Dans le tout petit vestibule, on se jette sur une grande capote de soldat pendue au-dessous d'une casquette accrochée. Il y a trois chambres et une salle à manger. Les chambres sont d'une simplicité de chambre d'hôtel — convenable — de deuxième ordre. La salle à manger est ovale ; on y sert un repas qui vient d'un restaurant ou que prépare une femme de service. Dans les pays capitalistes, un modeste employé ferait la grimace devant les chambres et ne se contenterait pas du menu. Un petit garçon joue dans le local. Le fils aîné, Jaschéka, dort la nuit dans la salle à manger, sur un divan qu'on transforme en lit ; le cadet, dans un tout petit réduit, sorte d'alcôve, qui s'ouvre là.

L'homme, son repas fini, fume sa pipe à côté de la fenêtre, assis sur un quelconque fauteuil. Il est toujours vêtu de même. En uniforme ? Ce serait trop dire, c'est plutôt une indication d'uniforme, un accoutrement de simple soldat encore simplifié : bottes, culottes et veste montante kaki. On cherche dans sa mémoire : Non, on ne l'a jamais vu habillé autrement, sinon l'été, de toile blanche.

Sont-ce les yeux exotiques quelque peu asiatiques de l'homme fumant la pipe, qui lui donnent, dans son masque assez rude d'ouvrier, un air ironique ? Quelque chose dans le regard et les traits fait qu'on croit le voir sourire continuellement. Ou mieux, on dirait toujours qu'il va rire. Ce n'est pas tant que le regard soit un peu fauve, ce sont plutôt les yeux qui clignent toujours. Ce n'est pas tant le plissement de la face du lion (quoiqu'il y ait de cela) que la finesse maligne du paysan. De vrai, il a tout bonnement le sourire et le rire extrêmement faciles. Il parle peu — lui qui peut pendant trois heures vous parler de la question sur laquelle vous l'interrogez au hasard, sans en laisser une facette dans l'ombre. Il rit, et même aux éclats beaucoup plus volontiers qu'il ne parle. (Henri Barbusse : Staline. Flammarion, éditeur.)

Le kolkhozien Litvinenko a raconté comme suit sa visite au Kremlin :

Voilà, camarades, il m'a été donné de voir tous nos chefs : Staline, Molotov, Kaganovitch, Kalinine, Vorochilov. Leurs portraits sont là sur le mur. Regardez-les pendant que je vais vous raconter.

Vous pensez peut-être que ce sont des gens fiers et très rigides. Pas du tout, ne croyez pas cela. Tous sont des gens très simples et très cordiaux. Et ils sont habillés si simplement que rien extérieurement ne les distingue de n'importe quel citoyen...

Quand nous sommes allés voir le camarade Staline, j'avoue que nous avons eu un peu la frousse et qu'au début de la conversation, nous étions un peu intimidés ; mais il a causé avec nous si simplement, il a si bien plaisanté et ri que nous nous sommes sentis tout de suite à l'aise et que nous avons bavardé sans rien d'officiel, comme avec un copain du kolkhoz. Quand à la fin, nous l'avons invité à venir manger des crêpes chez nous, il était gêné pour refuser, bien qu'il soit très occupé et travaille beaucoup. Il s'est excusé de ne pouvoir venir et nous a fait beaucoup de remerciements pour notre invitation.

Il est d'une taille au-dessous de la moyenne, ses cheveux sont noirs, mais sur les tempes, il grisonne un peu. Il porte une simple veste grise — et il m'a semblé que la veste n'était pas toute neuve — et une culotte également grise, serrée dans ses bottes. Et c'est là toute son élégance. Je vous ai bien dit qu'il était habillé tout simplement.

Le camarade Staline fume continuellement une pipe, toute simple, un peu courbe.

Il a le visage gai. Ses yeux sont perçants ; quand il vous regarde on dirait qu'il lit en vous ; des yeux lumineux.

Il écoute ce qu'on dit et, si l'on raconte quelque chose de drôle, il tiraille sa moustache et se met à rire, et son rire est si gai que tout le monde, d'un seul coup, rit à gorge déployée.

Il parle sérieusement, doucement, clairement, en articulant bien. On retient tout ce qu'il dit.

Certains prétendus esprits forts se sont lourdement gaussés de l'admiration portée à Lénine et à Staline par des millions d'hommes à l'intérieur et à l'extérieur de l'U.R.S.S. tandis que des « amis » cherchaient toutes sortes d'explications embrouillées à ce « culte soviétique » qui faisait éclore de « nouveaux dieux ». Enfin, d'autres ont prétendu que la popularité de Lénine et de Staline avait été créée de toutes pièces, artificiellement, par eux-mêmes.

Ce n'est pas si compliqué. Depuis 1924, chaque jour entre quatre et cinq heures, ils sont des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qui se rendent au Mausolée de la place Rouge. Rien, absolument rien, ne les contraint de venir saluer avec émotion la dépouille de Lénine. Pourquoi ces citoyens anonymes rendent-ils cet hommage quotidiennement renouvelé par d'autres ? Parce qu'ils savent ce qu'ils doivent à Vladimir Ilitch.

Cette ferveur devait tout naturellement entourer le disciple fidèle, le continuateur. Elle s'exprime dans les discours, les articles de journaux, les portraits brandis dans les manifestations ou placés dans les demeures les plus humbles. Cette belle gravure en couleurs représentant Staline et Vorochilov que je découvrais dans un foyer kolkhozien du Caucase, elle avait été apportée de la garnison où le fils avait accompli son service militaire. Dans la maison d'à côté, c'était un portrait de Kalinine avec la photographie du fils, officier rouge. Dans une troisième demeure, par contre, les murs se décoraient de modestes cartes postales reproduisant les traits de Lénine, Staline, Vorochilov, Kaganovitch. Rien donc d'officiel ; chacun manifestait à sa façon et suivant ses acquisitions personnelles sa reconnaissance aux dirigeants.

Oui, les peuples de l'U.R.S.S. portent une profonde admiration à Lénine et à Staline. Cette reconnaissance, cette affection sont parfaitement raisonnées.

Qu'elles soient chaque jour plus ardentes, rien de plus naturel. Plus l'édification socialiste se poursuit et plus se développe le bien-être, plus grandit la reconnaissance des masses populaires. C'était l'élite, les militants qui voyaient clairement il y a vingt ans, la route indiquée par Staline, mais cette élite s'est élargie constamment au fur et à mesure des succès obtenus et de la confirmation éclatante de la justesse des prévisions. Plus l'instruction du peuple s'élève, plus grandit le nombre d'hommes et de femmes qui comprennent toujours mieux l'immense portée de l'œuvre accomplie. Plus l'éducation communiste englobe de nouvelles générations et plus grandit l'affection pour Staline, Staline dont on connaît ces déclarations à Emile Ludwig :

Je ne suis qu'un élève de Lénine et mon but est d'être un élève digne de lui. La tâche à laquelle je consacre ma vie consiste à élever une classe : la classe ouvrière. Cette tâche consiste non pas à affermir un Etat national quelconque, mais à affermir un État socialiste, et donc un État international. De plus, tout ce qui affermit cet État contribue à affermir toute la classe ouvrière internationale. Si, dans ces efforts en vue d'élever la classe ouvrière et de renforcer l'État socialiste de cette classe, chacun de mes pas n'était pas dirigé vers l'amélioration et le renforcement de la situation de la classe ouvrière, alors je considérerais ma vie comme étant sans but. (J. Staline : le Marxisme et l'histoire, Bureau d'Éditions, 1936.)

Il est des politiciens prétentieux, des petits bourgeois imbus de leur moi qui se gaussent de l'affection que nous portons à Staline.

Leur héros, à eux, c'est Kravchenko. En partant en vacances, l'an dernier, j'ai vu une dame qui donnait à lire à son fils de quatorze ans J'ai choisi la liberté. Le lendemain à l'hôtel, mon voisin de table, étudiant de 16 ans, disait à son vis à vis : « C'est bien, encore qu'assez délayé... » A chacun ses modèles. Eux ont fait leur oracle d'un bureaucrate soviétique dégénéré qui faisait fortune aux Etats-Unis par ses articles antisoviétiques au moment même où ses compatriotes versaient leur sang en donnant l'assaut à Berlin.

Nous autres, simples combattants d'une cause juste, nous ne cachons pas notre admiration pour Lénine et pour Staline.

Nous les aimons parce que nous les sentons nôtres, parce qu'ils ont voué leur vie entière au service du peuple, parce qu'ils ont confiance dans les masses populaires, parce qu'ils nous ont sauvé de la domination fasciste, parce qu'ils sont pour nous des drapeaux.

Nous les aimons pour tout ce qu'ils ont apporté à leur pays et au monde.

Et c'est encore Barbusse qui fournira notre propre conclusion :

Quand on passe pendant la nuit, sur la place Rouge, il vous semble que celui qui est allongé dans le tombeau central de la place nocturne et déserte soit le seul qui ne dorme pas au monde et qu'il veille sur ce qui rayonne tout autour de lui, de villes et de campagnes. C'est le vrai guide — celui dont les ouvriers riaient de constater qu'il était tellement à la fois le maître et le camarade, c'est le frère paternel qui s'est réellement penché sur tous. Vous qui ne le connaissiez pas, il vous connaissait d'avance et s'occupait de vous. Qui que vous soyez, vous aviez besoin de ce bienfaiteur. Qui que vous soyez, la meilleure patrie de notre destinée, elle est dans les mains de cet autre homme qui veille sur tous et qui travaille, — l'homme à la tête de savant, à la figure d'ouvrier, et à l'habit de simple soldat. (H. Barbusse : Staline. Flammarion, Éditeur.)

 

Chapitre VII — Du passé, faisons table rase

Après avoir essayé de dresser le tableau d'ensemble du développement industriel et agricole du pays des Soviets, exprimé une opinion sur le standard de vie du citoyen soviétique, évoqué à grands traits l'œuvre de Lénine et de Staline, esquissé le portrait de l'homme nouveau, me voici perplexe.

Je sens, tout à coup, combien il est difficile en un seul livre de dresser le bilan prodigieux de la construction socialiste. Un séjour même prolongé à Londres ou à Stockholm vous donne difficilement de quoi remplir deux cents pages avec les impressions recueillies. Tandis que l'Union soviétique a apporté de telles transformations dans tous les domaines qu'il est nécessaire d'opter : ou bien, pour être complet (et encore !) écrire plusieurs gros volumes ou bien faire un choix parmi tant de réalisations sociales du plus prodigieux intérêt.

Faire un choix ? Ici encore, ce n'est pas chose aisée.

Pour y suppléer, évoquons donc, en quelques touches rapides, des victoires dont l'importance de chacune nécessiterait un chapitre.

Dans cette Union soviétique où vivent, aux côtés de cent millions de Russes, près de cent millions de non-Russes (Ukrainiens, Lettons, Géorgiens, Arméniens, Tatars, Ouzbeks, Tadjiks, Bouriato-Mongols, etc.), on rencontre non seulement tous les climats mais encore toutes les races. La politique des tsars s'était essayée à « russifier » tous ces peuples en empêchant l'Ukrainien d'avoir un enseignement dans sa langue maternelle, en faisant du Tatar un esclave du Russe, en laissant les Ouzbeks croupir dans une misère atroce. « Diviser pour régner » était employé sur une grande échelle et les massacres des Juifs et des Arméniens ne sont pas encore si lointains.

La question nationale a été résolue — et c'est Staline qui, comme commissaire du peuple aux Nationalités, a apporté les solutions qui ont fait leurs preuves : accorder à tous les mêmes droits ; mettre en valeur les richesses naturelles de chaque pays ; aider fraternellement les peuples moins évolués à grandir ; substituer à la haine des races et à l'exploitation colonialiste la fraternité et la collaboration tout en laissant à chaque peuple le droit de se séparer de l'Union des Républiques socialistes soviétiques s'il le désire.

C'est un fait historique incontestable que les droits inscrits dans la Constitution ne sont pas demeurés fictifs : l'enseignement, la culture ont été développés dans la langue maternelle de chaque peuple (on a même établi des alphabets pour des peuples qui ne possédaient que des dialectes) ; la mise en exploitation des richesses naturelles et le développement économique ont été poussés aussi bien en Asie centrale que dans la République de Russie proprement dite ; un effort gigantesque a été poursuivi avec une grande ténacité et un rare bonheur pour former des hommes politiques et des ingénieurs, des savants et des ouvriers qualifiés, des docteurs et des artistes autochtones. Sans doute, le peuple russe a joué un rôle d'avant-garde, d'éducateur, d'organisateur partout où cela était nécessaire — jamais dans un esprit de domination, toujours dans le but d'aider à former, dans le délai le plus court,des dirigeants locaux.

Ce qui m'a frappé d'ailleurs partout en Union soviétique, ce n'est pas l'abandon du caractère national — un Ukrainien par exemple, aime son Ukraine natale — mais la pleine certitude de chacun d'être chez lui — un Russe n'est aucunement dépaysé à Kharkov. L'idéal commun, la solidarité fraternelle ont donné à ces peuples si divers d'origines et de traditions, un dénominateur commun : la construction du socialisme.

Encore un souvenir. A Bakou, en 1937, nous avons été reçus dans un de ces magnifiques Palais de culture où les travailleurs du pétrole trouvent, chaque soir, culture et loisirs après leur rude journée. Il y avait là des ouvriers azerbaïdjanais (d'origine turque, si je ne m'abuse) et des ouvriers arméniens. Un demi-siècle plus tôt, leurs pères, les soirs de paye, après avoir « noyé leur misère » quotidienne dans l'alcool, se battaient sauvagement entre eux. Ce passé était définitivement disparu.

La guerre, ici encore, a apporté la preuve péremptoire de la cohésion de l'Union soviétique, de cet État multinational de cent peuples. Une République comme l'Ukraine a été longtemps travaillée par des courants nationalistes séparatistes. Maintes fois, la presse antisoviétique d'avant-guerre a essayé de faire croire à ses naïfs lecteurs que ces courants chauvins étaient toujours puissants et on se rappelle les campagnes sur « l'Ukraine martyre », « dominée par le Kremlin » « aspirant à se libérer du joug de Moscou ». Or, l'Ukraine a été occupée dès le début de la guerre et quand les armées d'Hitler étaient aux portes de Moscou, l'occasion était belle pour le peuple « martyr » de « secouer le joug des maîtres ». La vérité, c'est que les occupants ne trouvèrent jamais assez de personnalités pour constituer à Kiev ou à Kharkov un gouvernement de collaboration comme ceux de Pétain à Vichy, de Quisling en Norvège ou de Mgr Tiso en Slovaquie. Au contraire : la résistance à l'envahisseur a été acharnée — pas seulement chez les mineurs du Donetz, mais encore dans les campagnes où les héroïques partisans du légendaire général Kovpak rencontrèrent l'appui total des paysans. C'est par centaines de milliers que l'on compte les Ukrainiens exterminés ou déportés pour être demeurés fidèles au régime soviétique. Dans son discours du 9 février 1946, Staline pouvait légitimement constater :

Comme l'on sait, d'éminents représentants de la presse étrangère ont, plus d'une fois, tenu des propos suivant lesquels l'État multinational soviétique représentait un « assemblage artificiel et non viable », que dans le cas où des complications quelconques se produiraient, l'effondrement de l'Union soviétique était inévitable, que l'Union soviétique subirait le sort de l'Autriche-Hongrie.

A présent, nous pouvons dire que la guerre a réfuté ces déclarations de la presse étrangère, comme dénuées de tout fondement. La guerre a montré que le système d'État multinational soviétique a surmonté l'épreuve avec succès, qu'il s'est encore plus renforcé au cours de la guerre et qu'il s'est avéré un système d'État parfaitement viable. Ces messieurs n'avaient pas compris que la comparaison avec l'Autriche-Hongrie ne tenait pas debout, car notre État multinational ne s'est pas élevé sur la base bourgeoise, qui stimule les sentiments de méfiance et d'hostilité nationales, mais sur la base soviétique, laquelle, au contraire, cultive les sentiments d'amitié et de collaboration fraternelles entre les peuples de notre État. D'ailleurs, après les leçons de la guerre, ces messieurs n'osent plus nier la viabilité du système d'État soviétique. A présent, on ne discute plus sur la viabilité du système d'État soviétique, car cette viabilité est hors de doute. A présent, on reconnaît que le système d'État soviétique est apparu comme un modèle d'État multinational, comme un système d'organisation d'État où la question nationale et le problème de la collaboration des nationalités sont résolus mieux que dans n'importe quel autre État multinational. (J. Staline : Après la victoire. Pour une paix durable, p. 17, Editions sociales, 1949.)

Autre grande victoire de l'Union soviétique : la pleine ascension de la femme à l'égalité politique, économique, sociale et culturelle. Même parmi les adversaires de l'Union soviétique, peu se sont efforcés de nier cet énorme progrès historique — se contentant de se moquer des femmes-maçons ou des femmes-terrassiers.

Ce siècle a vu partout entrer la femme dans la production ; la ménagère est souvent devenue ouvrière et employée. Est-ce un progrès historique ? Nous le pensons, car le travail des femmes, c'est l'apport d'intelligences nouvelles, de bras nouveaux au développement économique, c'est la possibilité qui leur est donnée de gagner leur vie à l'égal de l'homme, de gagner ainsi l'indépendance économique. Sans doute, dans nos pays, essaie-t-on de se servir de l'ouvrière comme d'une concurrente de l'homme dans le domaine des salaires : aux États-Unis et en Angleterre, par exemple, les salaires féminins dans l'industrie sont inférieurs de 35 à 40 % de ceux des hommes et il fallut chez nous l'arrivée du communiste Ambroise Croizat au ministère du Travail pour supprimer l'abattement légal de 10 % sur les salaires féminins. En Union soviétique, le salaire dit féminin n'existe pas. Il y a des salaires différents par catégories professionnelles, mais jamais de classifications par sexe. Ainsi a été appliquée, pour la première fois dans le monde, la vieille revendication des syndicats ouvriers : « à travail égal salaire égal ».

En second lieu, la femme soviétique a obtenu la possibilité d'occuper n'importe quel emploi, pourvu qu'elle ait les capacités ou la possibilité physique de le remplir sans nuire à sa santé. Le pourcentage des femmes dans le nombre total des ouvriers et employés de l'économie soviétique est passé de 38 % en 1940 à 53 % en 1942. Dans certains secteurs de l'activité soviétique, le nombre des femmes est plus élevé que celui des hommes, par exemple les services de santé où travaillent un million de femmes (dont 100.000 doctoresses), les services de l'enseignement qui emploient 1.300.000 femmes (dont 766.000 institutrices). Signalons aussi, que l'on a recensé 35.000 femmes parmi les 100.000 savants qui peuplent les laboratoires et les instituts de recherches. Le même apport féminin se constate à la campagne : 250.000 femmes conductrices de tracteurs, 350.000 chefs de brigade et 15.000 présidentes dans les fermes collectives.

Cette pleine ascension économique de la femme a été parallèle à son ascension politique. Toutes les femmes votent à partir de 18 ans, à la ville et à la campagne, aussi bien dans la Russie d'Europe que dans les territoires éloignés de l'Asie centrale. Électrices mais aussi éligibles. Au 1er congrès des Soviets en 1917, 5 femmes seulement étaient présentes ; au 4e congrès quelques années plus tard, 96 ; en 1937, les deux chambres du Soviet suprême en comptaient déjà 227 et aux dernières élections, on en comptait 277. On recense également dans les Soviets locaux, 456.000 femmes élues (ce que nous appellerions ici des conseillères municipales) et 27.000 sont présidentes (ici, les maires) de ces Soviets de base. Ainsi s'est réalisé pleinement le vœu de Lénine, « chaque cuisinière doit apprendre à gouverner l'État. »

La Constitution stalinienne proclame en son article 122 :

Des droits égaux à ceux de l'homme sont accordés à la femme, en U.R.S.S., dans tous les domaines de la vie économique, publique, culturelle, sociale et politique.

La possibilité de réaliser tous ces droits des femmes est assurée par l'octroi à la femme de droits égaux à ceux de l'homme quant au travail, au salaire, au repos, aux assurances sociales et à l'instruction, par la protection des intérêts de la mère et de l'enfant par l'Etat, par l'octroi à la femme de congés de grossesse, avec maintien du salaire, par un large réseau de maternités, de crèches et de jardins d'enfants. (Constitution de l'U.R.S.S., p. 34-35, Editions Sociales, 1945.)

Encore convenait-il de permettre effectivement à la femme d'être réellement l'égale de l'homme en lui assurant les possibilités matérielles de participer à la vie politique, de suivre des cours ou des conférences, d'aller au théâtre ou au cinéma, de lire ou d'étudier, tout en conciliant les exigences de l'activité publique et culturelle avec les nécessités du ménage et les soins aux enfants.

Un effort énorme a été accompli pour multiplier les restaurants populaires, des blanchisseries, des ateliers de réparation de vêtements, et surtout des crèches et des jardins d'enfants.

Prenons le cas d'une ouvrière (ou employée) enceinte. La loi oblige d'abord le directeur de l'entreprise à lui éviter tout travail pénible à partir du quatrième mois de grossesse. La loi accorde ensuite à la future maman un congé de 35 jours ouvrables avec maintien du salaire intégral et ce congé est prolongé de 42 jours après l'accouchement (56 jours en cas de couches difficiles ou de naissance de jumeaux). Pendant ces deux périodes, tout un réseau de maisons de repos et de maternités est à la disposition de l'intéressée et le séjour y est gratuit.

Voici le jour venu où la maman reprend son travail. En arrivant à l'usine (ou au bureau), elle dépose le nouveau-né à la crèche. Si elle nourrit elle-même, elle a toutes les possibilités de quitter son emploi pour le faire. A la sortie du travail, elle reprend son enfant, sauf si elle désire, ce soir-là, être libre pour aller au cinéma ou dîner chez des amis ; en ce cas, elle laisse l'enfant à la crèche où fonctionne un service de nuit.

Certains antisoviétiques ont prétendu que les enfants étaient moins bien élevés dans les crèches qu'à la maison. Monstrueuse calomnie. Les crèches disposent d'un personnel d'élite, ayant suivi des cours spéciaux, et de docteurs. La nourriture y est choisie en fonction de l'âge des enfants et il y règne une propreté méticuleuse.

L'enfant a maintenant grandi. En arrivant à son travail, la mère le confie non plus à la crèche, mais au jardin d'enfants, où il trouvera également nourriture adéquate, personnel admirable de dévouement, docteur, jeux de toutes sortes, goût de la lecture, de la musique, du chant, de la danse, où il apprendra à vivre avec ses petits camarades — excellent antidote à l'égoïsme, à l'individualisme.

J'ai visité des dizaines de crèches et de jardins d'enfants près des usines et dans les villages, au moment de la moisson. J'ai été frappé par la magnifique santé des enfants, mais aussi par leur assurance. Ces beaux bambins vous regardaient le plus souvent tranquillement, sans être le moins du monde intimidés par ces visiteurs inaccoutumés. Ainsi, et pour résumer sur ce point, toutes les possibilités sont données à la femme pour s'instruire, s'élever, avoir une vie bien remplie...

Quelques mots enfin sur la conception du mariage. Il est considéré en Union soviétique comme l'affaire des jeunes gens et non des parents. Ces derniers peuvent faire des objections, montrer au jeune homme « qu'il choisit mal » sa future, mais ils ne peuvent empêcher le mariage.

Les considérations matérielles jouent de moins en moins leur rôle dans ce domaine — le mariage étant essentiellement l'union de deux êtres qui s'aiment.

La loi soviétique et l'opinion publique refusent au mari le droit d'imposer sa volonté à sa femme, de l'espionner, d'examiner sa correspondance, etc. La femme n'a pas besoin de la permission du mari pour suivre des cours ou prendre du travail. Très souvent, c'est le mari lui-même qui suggère à sa femme d'entreprendre telle ou telle étude et, s'il a les connaissances nécessaires, il l'aide dans ses études en camarade et en ami. On considère comme normaux de tels rapports fondés sur une confiante intimité entre mari et femme, sur leur aide réciproque au cours de leurs vies unies et réchauffées par une affection mutuelle. Enfin, dernière constatation. L'émancipation de la femme dans les anciennes colonies tsaristes — notamment en Asie centrale — a pris le caractère d'une véritable révolution. S'attaquer à des préjugés et des coutumes barbares, soigneusement entretenues par le clergé musulman et les anciennes classes dirigeantes, a été une rude besogne. Nous en avons recueilli les échos à Bakou — et je transcris de mes notes le récit suivant d'une visite faite en 1933 au club des femmes turques « Ali-Baïromov » :

Ce soir, nous clôturons la série dé nos visites au club des femmes turques émancipées.

Nous y pénétrons, un peu comme dans un sanctuaire. Nous voici sur le vaste palier du premier étage d'où nous entendons un brouhaha qui provient des salles qui nous entourent, mais dont les portes sont fermées : tout à l'heure, nous les visiterons.

Une jeune femme se met tout de suite à la recherche de la présidente du club pour l'avertir de la visite de la délégation française.

En l'attendant, nous pénétrons dans la salle de lecture. Les femmes qui l'occupent se lèvent pour nous saluer et céder la place. Elles dévisagent franchement, de leurs grands yeux noirs et avec un sourire sympathique, les intrus qui viennent interrompre leur soirée de lecture. Sur la table demeurent des journaux qu'elles lisaient : certains en russe, d'autres en turc. Le délégué Molinier s'assied devant un formulaire à moitié rempli que l'interprète traduit : « C'est la demande d'une nouvelle adhérente au club. »

A ce moment, la porte s'ouvre et la présidente du club s'avance ; elle nous souhaite la bienvenue.

C'est une femme d'une trentaine d'années, yeux d'une vivacité extraordinaire, au point que tous les délégués en font la remarque. Elle sourit et commence son exposé d'une voix calme, mais avec une telle foi que, durant une demi-heure, nous l'écouterons dans un silence religieux.

Cette petite femme est visiblement possédée par la grandeur de sa tâche. Ce qu'elle va nous raconter nous semble tellement extraordinaire que l'espace d'une seconde, je pense — est-ce l'effet de l'Orient tout proche ? — aux contes des mille et une nuits.

— Chers camarades, commence-t-elle, l'histoire de ce club est liée à l'histoire de la libération de la femme turque.

« Il y a quinze années encore, la femme de chez nous était esclave. Lorsqu'elle naissait, son père reprochait à la mère d'avoir mis au monde un enfant du sexe féminin. Enfant, elle était maltraitée par le père, par ses frères, qui la considéraient comme une servante. Jeune fille, on ne lui demandait pas son avis pour le mariage ; pire, souvent on la vendait, encore fillette, à de riches vieillards. Une fois mariée, avec l'époux choisi par son père, elle ne pouvait sortir sans être voilée. S'il plaisait à son mari d'amener au foyer d'autres femmes, elle devait les supporter, les servir en esclave docile et soumise. Elle ne pouvait pas divorcer. 99 % des femmes ne savaient ni lire ni écrire. Pas de droit de vote évidemment. Celles qui osaient faire preuve de velléités d'indépendance étaient menacées de mort. Celles qui osaient se montrer sans voile à d'autres hommes, étaient assassinées par leurs frères ou leur mari. Elles ne pouvaient jouer aucun rôle dans la vie sociale ; un seul exemple : les rôles de femmes au théâtre étaient tenus par des hommes déguisés en femmes.

« Telle était la situation avant la Révolution.

« Dès l'établissement des Soviets à Bakou en 1920, une série de mesures législatives abolissent les monstrueuses coutumes de l'ancien régime et les lois du Coran : « défense de se marier avant seize ans, afin d'empêcher la vente des fillettes ; interdiction de la polygamie ; égalité de la femme et de l'homme ; droit de vote, etc. ».

« Ces mesures cependant ne pouvaient suffire. Il ne s'agissait pas seulement de protéger la femme, mais de l'entraîner au travail, à la vie sociale.

« Le plus difficile restait à faire.

« Ainsi mon mari, cependant partisan du régime dès le début, me défendait d'assister aux réunions.

« Je préférais le quitter que d'abandonner le travail social que j'avais commencé. Au début, nous ne fûmes u'une dizaine à oser nous réunir dans une espèce de petite coopérative où, sous le prétexte de faire de la confection, nous apprîmes à lire et à écrire à l'insu de nos compagnons. Une lutte terrible commençait pour nous. On a présenté notre modeste local du début comme un lieu de prostitution, on défendit aux femmes d'y entrer et je ne puis m'empêcher de penser avec émotion à quelques-unes de mes premières camarades assassinées par leurs parents pour être sorties sans voile. Mais notre volonté était telle, l'appui du pouvoir soviétique tellement constant que, peu à peu, notre groupe se renforça de nouveaux éléments. Notre petite coopérative de confection du début ne tarda pas à prospérer, et aujourd'hui, huit années après sa constitution, elle s'est transformée en une usine de 1.500 ouvrières.

« Notre petit cours d'illettrés existe toujours, mais nous y avons adjoint des cours supérieurs de musique et de théâtre, de chant, de médecine, de dactylo, des cours techniques, des consultations pour nourrissons. « Naturellement, nous avons dû déménager et venir dans ce nouveau club spacieux que nous aurons le plaisir de vous faire visiter dans un instant.

« Quel chemin parcouru depuis 1920 ! Quelles luttes contre la méchanceté, les préjugés, les calomnies ! Mais aussi, quels résultats !

« On trouve maintenant des femmes dans toutes les branches d'activité. L'adjoint au commissariat à la Justice de l'Azerbaïdjan est une femme ; même chose pour le commissariat aux Assurances sociales. Nous avons des centaines de femmes dans les tribunaux, des milliers comme professeurs ou élèves dans les écoles, les universités populaires. Nous avons des femmes turques médecins. Nous en avons des centaines, députés dans les Soviets (et élues par des femmes et des hommes). Il y a dix ans, une femme de chez nous s'évanouissait de frayeur lorsqu'on allumait l'électricité ou lorsque fonctionnait une sirène. Nous en avons maintenant des centaines qui travaillent dans les centrales électriques, qui conduisent des tramways, etc. « Notre club s'est également préoccupé de l'affranchissement de la paysanne. Voici comment nous procédons. Nous arrivons à quelques-unes dans un autocar et nous invitons les femmes du village à prendre place à nos côtés pour visiter Bakou, et une fois ici, petit à petit, nous les éduquons. Quel drame ce fut au début ! Les hommes disaient : « Oui, on nous prend nos femmes pour les conduire à Bakou ; mais de là, on les envoie à Moscou pour servir au plaisir des commissaires du peuple ! » Aujourd'hui, dans les villages, on se bat pour prendre d'assaut notre autocar.

« Notre club forme également les pionnières qui partent ensuite faire, dans d'autres localités, le travail que nous avons accompli ici.

« C'est ainsi que nous travaillons en vue d'arriver à libérer des entraves du passé jusqu'à la dernière femme de l'Azerbaïdjan ! »

Je ne fais que résumer ici l'exposé de cette femme, si simple, véritable héroïne qui s'ignore. Je comprends mieux maintenant l'éclat de ses yeux : c'est le reflet d'une énergie trempée comme l'acier, d'une volonté indomptable, d'un dévouement poussé jusqu'au sacrifice entier d'elle-même.

Je pense à cela en quittant cette salle de lecture où nous venons de vivre par la pensée dix années d'efforts héroïques. Nous voici maintenant dans la crèche où nous sommes entrés sur la pointe des pieds. Quel émouvant tableau ! Quarante bambins de six ans, fils des femmes présentes ce soir au club, récitent en chœur un poème en l'honneur de Lénine et de l'électrification. Ils sont si beaux, si bien portants, si accueillants une fois le poème terminé, qu'on s'amuserait avec eux durant des heures. Hélas, notre temps est limité et à regret nous quittons la crèche pour entrer dans la salle des illettrés où des femmes de 40 à 50 ans apprennent leur alphabet. Chacune de ces femmes a dû être convaincue personnellement et entraînée petit à petit au club. Chacune de ces présences sur les bancs de cette classe est une victoire arrachée sur le passé. Voici maintenant la salle d'instruction des sages-femmes : cinquante jeunes filles sont là, la peau bronzée, les cheveux d'un noir d'ébène, qui se lèvent et nous saluent chaleureusement. Ouvrières, elles viennent là après leur journée de travail, apprendre un nouveau métier. Les meilleures seront envoyées dans les écoles de médecine pour devenir docteurs. On nous fait assister ensuite, dans la grande salle du club, à la projection d'un magnifique film qui relate l'histoire de l'émancipation de la femme à Bakou. Quand nous sortons et redescendons au premier étage, les élèves du cours de chant nous attendent. En notre honneur, elles interprètent plusieurs chants dans leur langue maternelle. Nous leur répondons par la Carmagnole et nous faisons la ronde au refrain :

Dansons la Carmagnole,

Vive le son, vive le son !...

Nous les invitons à prendre place dans le cercle. Elles hésitent. Puis une jeune komsomol accepte, puis deux, puis trois, puis dix. La ronde endiablée reprend de plus belle, les unes dansant avec nous, les autres — directrice en tête — tapant dans leurs mains en guise d'accompagnement. Au dernier couplet, on nous invite unanimement à reprendre la chanson. D'autant plus que les cours sont arrêtés et toutes les élèves sont là qui insistent. Nous remettons ça, au milieu des rires, de la joie générale. Mais l'heure tourne et nous devons encore assister ce soir à la représentation d'un opéra au théâtre national. Il faut nous séparer. Un copain propose de chanter ensemble l'Internationale. Les rires se sont tus. Les visages sont devenus graves. Avec ferveur, le chant de Degeyter monte sous les voûtes blanches du club.

C'est fini. Tout le monde nous accompagne jusqu'aux autocars qui nous attendent dehors. On nous serre les mains à les briser. Quel adieu émouvant ! Ah ! ceux qui disent « il est impossible d'enquêter en U.R.S.S. sans savoir la langue » n'ont certainement pas vécu de pareilles minutes, car les paroles n'étaient pas nécessaires à ce moment-là.

Je remercie la directrice du club : « Je vois en vous la femme du monde nouveau, admirable d'énergie ; vous ne pouvez pas ne pas aboutir, car vous avez la foi ; courage encore pour votre travail et grandioses succès ! »

La réponse : « Chaleureux salut prolétarien à mes sœurs et frères de France! »

Pendant que sur les marches du club, les femmes nous saluent une dernière fois, nous emportons ce qui n'est déjà plus que le souvenir d'heures remplies de joie et la leçon d'énergie et de courage de la directrice du club « Ali-Baïromov ».

Quel chemin parcouru pas seulement à Bakou, mais dans toute l'Union ! Au Kazakhstan par exemple, il y a 5.000 femmes membres des Soviets locaux et une ancienne servante de ferme a été élue député au Soviet suprême ; on trouve des jeunes femmes kazakhs ingénieurs, docteurs, savants. Et dans ce pays jadis synonyme de misère et d'ignorance, on compte aujourd'hui 80 dispensaires, 178 maternités, 300 crèches !...

Comment résister également au plaisir de situer en quelques lignes bien faibles, le rôle admirable de la jeunesse soviétique ?

On recensait en 1939, 47.800.000 enfants de moins de 12 ans (soit 28 % de la population totale) et 28.400.000 jeunes gens de 12 à 19 ans inclus (soit 17%). En bref, sur 170 millions d'habitants que comptait l'Union soviétique en 1939, 76 millions avaient moins de 20 ans (soit 45 %).

Aussi, c'était la jeunesse qui donnait à tout le pays cette extraordinaire atmosphère de vie, d'optimisme, de création passionnée. On la trouvait partout présente, se lançant joyeusement et opiniâtrement à la conquête du bonheur. Il était impossible de ne pas aimer cette jeunesse-là, si pleine d'ardeur et d'enthousiasme.

Qu'il me soit permis de relater quelques heures émouvantes passées avec elle.

C'était au retour de la délégation ouvrière de mai 1935. Nous arrivions de Leningrad et nous devions rejoindre l'express de Moscou à Orcha, petite localité située à quelques centaines de kilomètres de la frontière polonaise. Nous avions six heures à attendre. Sur-le-champ, nous décidâmes d'employer les dernières heures en territoire soviétique à visiter la ville. Le bruit se répandit rapidement à Orcha de la présence d'ouvriers français — c'était la première fois que des étrangers s'arrêtaient dans cette modeste ville qui avait conservé son caractère provincial. Dans un très modeste hôtel (je crois bien le seul de la ville), on nous prépara un repas qui fut extrêmement cordial.

Le président du Soviet local, une délégation d'officiers et de soldats du camp d'aviation tout proche, vinrent nous saluer cependant que la foule, de plus en plus dense, s'amassait dans la rue. Le repas se prolongeant, un groupe de jeunes gens pénétra hardiment dans la salle à manger, et l'un d'eux, parlant au nom de la population, déclara que celle-ci désirait vivement prendre contact avec les camarades français, dans la grande salle du club local. Une discussion s'engagea, le président du Soviet, assez hésitant et prétextant la simplicité du club, tandis que les jeunes gens tenaient bon et insistaient. Finalement, la jeunesse l'emporta. Une demi-heure plus tard, nous étions au club. Dans une vaste salle, bourrée à craquer, et qui avait été littéralement prise d'assaut, au grand dam des miliciens débordés, commença le plus émouvant meeting auquel j'aie jamais assisté en U.R.S.S. Tous les délégués étaient sur l'estrade.

Un jeune ouvrier d'Orcha prit la parole et nous salua au cours d'une allocution enflammée qui soulevait littéralement l'auditoire. Des enfants grimpèrent sur la scène pour danser et chanter. Un gamin de 9 ans nous récita avec force un poème antifasciste. Des jeunes kolkhoziennes de moins de 20 ans, venues pour faire des achats à la ville, nous racontèrent que dans leur village, tous les jeunes apprenaient à tirer au fusil, car « ils ne laisseraient jamais les fascistes détruire le régime soviétique ». Nous eûmes tous, à ce moment-là, la très nette impression que si une agression contre l'U.R.S.S. se produisait, ce serait un peuple entier qui se dresserait pour défendre ses conquêtes sociales.

A mon tour, je prononçais une allocution que je terminais par quelques phrases en russe et en faisant don au club d'une tapisserie, œuvre des ouvriers du textile du Nord, que je devais offrir aux ouvriers de l'usine « Triangle rouge » à Leningrad mais que notre départ, avancé d'un jour, m'avait empêché de remettre aux destinataires prévus. Ce fut alors une explosion de joie et de longues acclamations qui n'en finissaient plus. Puis, l'Internationale s'éleva avec une force extraordinaire, une gravité poignante.

Et quand nous quittâmes la salle, chacun d'entre nous fut happé par des groupes de jeunes gens. Bras dessus, bras dessous et tenant toute la largeur de la chaussée, la jeunesse d'Orcha nous accompagna jusqu'à la gare, remplissant les rues de ses joyeux chants et notamment d'Au-devant de la vie, à ce moment-là en pleine vogue. Quelques heures plus tard, nous étions en territoire polonais. L'adieu à l'U.R.S.S. et le souvenir de la jeunesse de la petite ville provinciale d'Orcha donnaient le « cafard » aux délégués.

Aujourd'hui encore, je suis certain que pas un de mes compagnons de voyage n'a oublié ces heures magnifiques vécues au milieu de cette jeunesse qui connaissait si pleinement le bonheur d'être jeune… Souvent, j'ai pensé à eux pendant les années noires de l'occupation. Je songeais tristement à tout ce que la vie leur réservait alors que beaucoup tombaient pour leur liberté et la nôtre. Mais j'éprouvais aussi un sentiment de fierté en songeant qu'ils étaient dignes des espoirs mis en eux par leur peuple, par Staline aussi bien que par tous ceux qui faisaient confiance à l'Union soviétique.

Beaucoup de ces jeunes soviétiques reposent de leur dernier sommeil. Des millions d'autres demeurent. Ce sont eux qui rebâtissent, recréent, repartent vigoureusement de l'avant. Ils furent notre espoir aux heures lourdes. Ils demeurent notre certitude d'un avenir heureux de l'humanité.

Et sur l'accession au savoir, l'essor inouï de la culture, que de souvenirs : ces deux plâtriers encore en costume de travail, assis à côté de moi sur le banc d'un jardin public de Leningrad et discutant au soleil couchant de septembre des mérites respectifs de Pouchkine et de Tolstoï ; cette jeune métallurgiste de 18 ans nous demandant notre avis, dans une bibliothèque d'une usine de l'Oural sur Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo ; ces vieux paysans de Sibérie apprenant à lire dans une modeste isba, avec un instituteur de quarante ans plus jeune que les élèves ; cent autres aussi émouvants.

Ajoutons trois informations sèches, là où il faudrait un volume. Les syndicats ouvriers possèdent plus de 30.000 cercles d'amateurs — groupant plus d'un million d'adhérents — dont 10.000 chorales, 5.000 cercles dramatiques, 5.000 orchestres d'amateurs, 1.000 cercles littéraires. Au début de 1948 a eu lieu le festival des artistes amateurs sélectionnés. Les cercles d'amateurs des syndicats ouvriers y ont pris part, mais aussi ceux des villages. Rien que dans les villages entourant Moscou, 30.000 paysans ont présenté leur savoir-faire : poèmes, théâtre, chorales, orchestres ; 1.500 ont été sélectionnés pour le festival. A des milliers de kilomètres de la capitale, dans la région de Sverdlovsk, ce sont 25.000 paysans artistes amateurs qui ont pris part aux éliminatoires et 1.000 d'entre eux (30 chorales et 20 ensembles) ont été admis pour le festival de Moscou.

Connaît-on, d'autre part, les chiffres astronomiques atteints par le tirage des livres ? Léon Tolstoï 26 millions d'exemplaires, Gorki 44 millions, Pouchkine 35 millions, Tchékhov 18 millions, Tourguénev 12 millions. De nombreux écrivains soviétiques sont également « millionnaires » : Cholokhov 16 millions ; Alexis Tolstoï 13 millions ; Sobolev 12 millions ; Kataev 7 millions ; Serafimovitch 7 millions ; Ehrenbourg 6 millions, Novikov-Priboï 6 millions, Fadéev 5 millions, etc. Le Don paisible de Cholokhov a battu les records mondiaux des tirages de livres : 5.839.000 exemplaires, suivi de Terres défrichées du même auteur avec 2.629.000. En un an, la vente de la Jeune Garde, de Fadéev a dépassé le million d'exemplaires.

Dans aucun pays du monde, les livres et les journaux ne sont aussi bon marché — tant l'État attache d'importance au développement de la culture.

Quant à l'effort pour développer l'instruction publique, il tient du prodige. Voici la République du Tadjikistan, en Asie centrale. Sous les tsars, on recensait, en tout et pour tout, quelques écoles primaires avec 369 élèves et 13 instituteurs. La rentrée des classes, en 1948, a vu affluer 275.000 enfants, entourés de la sollicitude de 12.500 instituteurs et institutrices. Il convient d'y ajouter 769 professeurs d'écoles normales et supérieures.

Ne parlons de la science que pour enregistrer le fait de plus de cent mille chercheurs travaillant en permanence dans tous les domaines de l'activité humaine, bénéficiant de la sollicitude constante des pouvoirs publics et de la considération de leurs concitoyens.

Ainsi, le passé de misère et d'ignorance a été définitivement aboli. En trente années ! Quelle puissance que ce régime capable de développer tout à la fois l'industrie et l'agriculture, les sciences et les arts !

Les mensonges et les calomnies ne peuvent rien contre ces faits — car les faits sont têtus !

 

Chapitre VIII — Oui... mais la liberté ?

Des contradicteurs nous objectent : « C'est entendu, on a fait un gros effort pour l'industrie et l'agriculture, on a protégé la mère et l'enfant. On a développé l'instruction publique ; la jeunesse est magnifique, c'est exact. Seulement, il n'y a pas de liberté. C'est la dictature. Et, en définitive, c'est cela qui nous empêche d'accorder notre sympathie à l'Union soviétique. » Il n'y aurait donc pas de liberté en U.R.S.S. ?

Tout d'abord, de quelle liberté s'agit-il ?

Car, au fond, tout le problème est là.

Est-ce la liberté laissée à une infime minorité, propriétaire des moyens de production, de faire travailler pour elle des millions d'ouvriers, la liberté accordée à quelques deux cents seigneurs modernes, d'être les maîtres tout-puissants des mines et des fabriques. Est-ce la liberté laissée à une classe de hobereaux de vivre grassement du travail de millions de paysans misérables ? Est-ce la liberté laissée aux adversaires du peuple de truster la presse, le cinéma, la radio pour en faire des instruments de corruption, de défense des oligarchies économiques ou financières, d'organisation systématique et permanente du mensonge et de la calomnie ? Est-ce la liberté laissée à une poignée de traîtres de constituer librement une « cinquième colonne » pour saboter, comploter, porter atteinte aux conquêtes populaires ?

Alors, oui, de telles libertés n'existent pas en U.R.S.S., car ces « libertés »-là sont néfastes au peuple tout entier. La liberté accordée à Franco de préparer tranquillement la rébellion a coûté la vie à deux millions d'Espagnols. La liberté donnée à Hitler par la République de Weimar d'organiser ses sections d'assaut a d'abord peuplé les camps de concentration de centaines de milliers de socialistes et de communistes, d'athées et de croyants et a valu ensuite des fleuves de sang à l'humanité.

Non, l'Union soviétique ne connaît pas et ne veut pas connaître de ces « libertés ». C'est pourquoi on ne peut y faire de propagande pour revenir au régime capitaliste. Octobre 1917 a apporté au problème social une réponse définitive. La question : « Pourquoi ne pas revenir au passé ? » semblerait aux masses populaires de l'U.R.S.S. aussi désuète, aussi hors de la réalité que si l'on demandait à un gars de Belleville : « Ne crois-tu pas qu'il conviendrait pour ton bonheur, de retourner au régime de Philippe le Bel ? »

Dès lors, il ne s'agit plus de poser le problème : pourquoi le régime soviétique, mais comment le régime soviétique.

Et le comment se réalise chaque jour dans l'activité multiple des travailleurs dans leurs Soviets, leurs organisations syndicales, culturelles, de jeunesse. Les conférences de production à l'usine rejoignent les controverses sur l'architecture, la littérature, la musique ou le cinéma.

Liberté de choisir ses représentants ? Quel pays au monde permet à tous ses citoyens âgés de 18 ans, sans distinction de nationalité ou de race, hommes et femmes, fils d'anciens seigneurs comme fils d'ex-paysans pauvres, d'élire leurs représentants au suffrage secret et directement à tous les échelons du pouvoir soviétique ?

Un seul exemple. Voici Moscou : 2.200.000 électeurs — soit 96 % du collège électoral — ont voté en 1935. (Je n'ai pas de statistiques sur les dernières élections aux Soviets locaux, mais le système de large participation populaire est demeuré le même.) Ils ont tenu 1.856 assemblées électorales au cours desquelles près de 100.000 propositions les plus diverses ont été déposées (concernant l'urbanisme, les écoles, les clubs, les loisirs, les sports, etc.) Au cours de ces assemblées, 2.056 députés ont été élus (dont 1.179 ouvriers d'usine, 307 ingénieurs, 152 employés, 55 étudiants, 21 artisans, 122 ménagères).

Ni Paris, ni Londres, ni Washington ne sont administrés par un collège aussi large et aussi représentatif du peuple laborieux.

Liberté de la presse ? Elle existe, quoiqu'en disent certains, pour stigmatiser les défauts, mettre à nu les défaillances, améliorer sans cesse.

Que contient cette presse ? Un éditorial sur un sujet important de politique intérieure ou extérieure, l'annonce des records de production d'une usine, d'un kolkhoz, les performances de tel ouvrier ou la découverte d'un savant, la dénonciation de faits de bureaucratie ou de négligence, de multiples nouvelles sur la vie économique, sociale et culturelle de tous les coins de l'Union soviétique, une page (et de plus en plus souvent deux) sur l'a situation internationale. Je me rappelle en particulier une double page de la Pravda qui m'avait beaucoup frappé en mai 39. C'était la publication des récompenses décernées aux meilleurs instituteurs et institutrices des écoles rurales. Ils étaient 4.000 dont les noms remplirent le journal plusieurs jours de suite. Ceux qui enseignaient aux enfants de paysans ou de montagnards, qui vivaient loin des grandes villes, étaient ainsi cités à l'ordre de la nation et à l'admiration de leurs concitoyens. Ils pouvaient, dans leur village lointain, se croire perdus, oubliés. En les décorant, le gouvernement montrait la sollicitude qu'il portait à leur modeste travail et combien il leur en était reconnaissant. Profonde et émouvante illustration de la démocratie soviétique — de la vraie démocratie.

Rien d'inutile, rien de superficiel dans la presse soviétique : elle éduque les constructeurs du socialisme, cette presse calme et tranquille, comme tout le peuple soviétique lui-même « toujours prêt au travail comme à la défense ». La presse des hommes simples et valeureux qui, d'un bout à l'autre du pays, édifient des usines, irriguent des déserts, défrichent des steppes. La presse d'un monde nouveau qui va de l'avant par la critique du mal et l'exaltation du bien.

Critique et exaltation que l'on retrouve dans la presse d'usine si répandue et dans laquelle s'exerce une action autrement constructive que celle qui consisterait pour le plaisir de quelques coupeurs de cheveux en quatre, à bavarder sur l'opportunité de retourner à l'époque des diligences alors que les avions sillonnent le ciel !...

Critique constructive. Voici par exemple, le Troud du 21 juillet 1948. Il publie la lettre d'un mineur :

Depuis le début de cette année, dit la lettre, notre mine ne remplit pas le programme qui lui est fixé par le plan quinquennal. Nous n'avons pas extrait tout l'anthracite que nous devons au pays. Et tout cela parce que les bonnes obligations inscrites dans le contrat collectif ont été oubliées.

Le contrat collectif prévoit des mesures en vue de l'amélioration du transport souterrain, mais rien n'a été fait dans ce sens. Le transport est devenu défectueux. La galerie n°53 n'est pas éclairée. La signalisation est en mauvais état. Quoi d'étonnant si les pannes sont fréquentes ?

Les cages de montée des ouvriers n'arrivent pas à temps et des équipes d'ouvriers perdent des heures à attendre. Or, l'administration s'est engagée à remplir et dépasser les prévisions du plan.

Bien d'autres défauts existent dans la mine qui entravent le travail. De nombreux engagements ont été pris aux termes des contrats en ce qui concerne les mesures devant assurer la sécurité du travail. Telle par exemple, la ventilation, mais rien n'a été fait, certains puits sont remplis de gaz.

A plusieurs reprises, nous avons signalé tout cela au président du comité de la mine mais il semble s'être résigné à l'état de chose actuel. Les engagements pris en vue de l'amélioration des conditions de vie des mineurs ne sont pas mieux remplis que les autres, notamment en ce qui concerne l'entretien des maisons d'habitation. Il n'y a pas longtemps, les résultats du contrat collectif ont été débattus, mais le comité n'a pas songé à inviter tous les ouvriers à la réunion. La moitié à peine des membres de notre collectivité prit part aux débats.

A la suite de cette lettre, le journal publie un rapport de son correspondant dans la région en question (la région de la mer d'Azov) qui confirme les dires de la lettre sur l'inertie de l'administration lorsqu'il s'agit de présenter des rapports.

Enfin, le même journal publie le compte rendu d'une visite faite dans la mine par un représentant du Comité central des syndicats, mais même la visite de ce représentant n'a pas amélioré la situation dans la mine et l'organe des syndicats critique durement le comité local et le Comité central des syndicats qui n'accordent pas l'attention voulue à la stricte observation des contrats collectifs.

Voici un autre article des Izvestia le 4 août (un mois avant la rentrée scolaire). Le grand journal de Moscou résume les immenses succès remportés dans le domaine de l'enseignement, mais il signale aussi avec vigueur les déficiences :

Dans la région de Briansk, plus de 3.000 enfants sont restés en dehors de l'école et plus de 2.000 élèves ont abandonné les études au cours de l'année.

Les premiers responsables de cet état de choses sont les Soviets locaux. S'il existe des enfants qui ne fréquentent pas l'école, s'il en existe d'autres qui abandonnent les études avant d'avoir terminé l'école primaire, cela prouve que les autorités locales se désintéressent de l'enseignement.

Pour assurer l'application de la loi sur l'enseignement obligatoire, il est nécessaire de se conformer strictement à l'instruction gouvernementale sur le dénombrement des enfants, l'organisation des internats, l'organisation auprès des écoles des cantines équipées pour servir des repas chauds, la fourniture de vêtements et de chaussures pour les enfants, etc. Tout cela exige de l'initiative, de l'énergie, de l'efficacité. Le mot d'ordre doit être : « Pas un enfant en dehors de l'école. »

La sollicitude de tous les travailleurs à l'égard de l'école est l'une des traditions de notre société socialiste. Les travailleurs viennent en aide aux Soviets locaux pour la remise en état des écoles, la construction de maisons pour les instituteurs, etc.

Dans la région de Gorki, le Soviet des députés locaux a décidé de lancer un appel invitant toutes les municipalités et toutes les campagnes à entrer en compétition pour la meilleure préparation de l'année scolaire à venir, l'initiative de Gorki mérite d'être retenue et propagée...

Ainsi, un mauvais exemple : Briansk et un bon : Gorki. C'est de cette manière que, jour après jour, la presse soviétique aide à la construction du socialisme.

Tel est l'aspect de la presse qui est aux mains du peuple, qui reflète ses aspirations, une presse qui ne connaît pas les crimes à la première page, les titres sensationnels et les campagnes d'affolement des France-Soir ou des Paris-Presse, une presse qui ne reflète pas les intérêts des milliardaires américains ou de leurs valets... et pour cause !

Liberté de réunion. Pour en jouir, faut-il encore posséder des locaux où les réunions puissent se tenir. Ce n'est pas ce qui manque en U.R.S.S. et j'ai souvenance d'avoir assisté, lors des élections de 1937, à un exposé de programme du citoyen Smétanine, ouvrier de la chaussure, candidat à la députation d'une circonscription mi-urbaine, mi-rurale du rayon de Leningrad devant plusieurs milliers de paysans réunis... dans la galerie des glaces de l'ancien palais impérial de Tsarskoïé-Sélo !

Quant à la solution des problèmes sociaux, nul pays au monde n'a jamais donné le spectacle de discussions aussi nourries que celles surgies, avant-guerre, autour de la loi sur l'interdiction de l'avortement ou du projet de Constitution ! Aujourd'hui, les débats passionnés sur la littérature, la musique, la peinture, la philosophie, la biologie, etc.

Il est vrai que là-bas n'existe qu'un seul Parti : le Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S. Cela s'explique très aisément. On oublie trop souvent qu'en 1917-18 existèrent d'autres partis qui ne tardèrent pas à devenir le refuge des éléments hostiles au régime et défenseurs des intérêts des classes déchues. Pourquoi ? Le camarade Staline répond très clairement à cette question :

... Chez nous, nous n'avons pas de partis qui s'opposent les uns aux autres, de même que nous n'avons pas de classes qui s'opposent les unes aux autres, celles des capitalistes et celle des ouvriers exploités par les capitalistes. Notre société se compose uniquement de libres travailleurs des villes et des campagnes, d'ouvriers, de paysans, d'intellectuels. Chacune de ces couches de la population peut avoir des intérêts particuliers à elle et leur donner une expression par l'organe des nombreuses organisations sociales existantes. Mais puisque les classes ne sont plus, que disparaissent les limites entre elles, que ne subsiste qu'une certaine différence, non essentielle, entre les différentes couches de la société socialiste, il ne peut y avoir de sol nourricier sur lequel puissent se développer des partis luttant entre eux. Là où il n'existe pas plusieurs classes, il ne peut y avoir plusieurs partis, le parti étant une partie d'une classe...

Si d'autres partis s'étaient constitués légalement, ils auraient eu un autre programme que celui du Parti bolchevik, autrement leur existence ne se serait pas justifiée. Par la force des choses, non seulement tous les adversaires du Parti bolchevik mais aussi tous les adversaires du régime socialiste, tous les défenseurs de l'ancien ordre de choses s'y seraient agglomérés. Or, il ne faut jamais oublier que l'édification socialiste n'a pas été une idylle mais un combat. On a dû lutter, de 1917 à 1920, contre les armées blanches et celles des interventionnistes étrangers, contre le sabotage de la production par des ingénieurs d'ancien régime, contre les méfaits des paysans riches. On a dû combattre pour les plans quinquennaux et pour la défense du pays.

En outre, le Parti — c'est-à-dire l'élite, la sélection des meilleurs et des plus éclairés — le Parti demeure nécessaire pour lutter contre les survivances de l'ancien régime dans la conscience des hommes. La vieille psychologie individualiste : « chacun pour soi, Dieu pour tous » n'a pas totalement disparu. Il y a encore des habitudes de paresse, des manifestations de bureaucratie. Contre tout cela, le Parti doit encore combattre.

S'ensuit-il, encore une fois, une absence de démocratie ?

Dans une très remarquable étude sur « la démocratie soviétique », le journaliste Zaslavski a répondu pertinemment aux critiques se son pays :

Si le nombre des partis politiques devait être l'indice du caractère démocratique d'un pays, la primauté reviendrait à la défunte monarchie austro-hongroise. Il y eut dans son Parlement presque autant de partis que de députés.

Il y a deux grands partis politiques, fort anciens, aux États-Unis, et trois en Angleterre. Faut-il en conclure que la monarchie anglaise est une fois et demie plus démocratique que la République américaine ? Il y avait avant guerre plus d'une dizaine de partis politiques au Parlement français. Il y en eut beaucoup moins aux dernières élections à l'Assemblée constituante. Faudrait-il en déduire que la France est devenue moins démocratique ?... (D. Zaslavski : la Démocratie soviétique, p. 42-43, Éditions sociales, 1946.)

On nous explique avec condescendance que seul peut être considéré comme démocratique un État dont la minorité est représentée au Parlement. Nous sommes entièrement d'accord. S'il existe dans un pays une minorité d'opposition, elle doit être représentée pour que le Parlement reflète d'une manière exacte la lutte des classes dont le pays est la scène.

Le pays soviétique est pour l'instant l'unique pays au monde où il n'existe ouvertement qu'un seul parti politique, reconnu par la Constitution de l'U.R.S.S. Loin de le cacher, le peuple soviétique le présente au monde entier comme un phénomène nouveau, propre à une démocratie d'un type nouveau, comme un phénomène de la démocratie soviétique. Le parti unique du système d'État soviétique correspond au fait historique caractérisé par l'absence de l'antagonisme des classes et par l'absence de capitalistes, de propriétaires fonciers et de propriété privée des moyens de production et de la terre. Suivant la loi fondamentale de l'État soviétique, l'Union soviétique est un État des ouvriers et des paysans. Ils sont unis par les intérêts communs d'une économie socialiste. Il n'y existe aucun motif de lutte des classes. Il ne saurait non plus y exister d'opposition des partis.

Ce n'est pas qu'une conception théorique. Ce n'est point non plus l'effet d'une loi. C'est la vie même, vérifiée sous toutes ses faces, éprouvée surtout par la deuxième guerre mondiale. Le peuple soviétique ignore la lutte intestine. Il est uni tant dans ses travaux pacifiques que dans la défense de sa patrie. Toutes les tentatives de l'ennemi de désunir les ouvriers et les paysans du pays des Soviets, de diviser ses nationalités, ont subi un échec complet. Comment concevoir deux, trois ou plusieurs partis au pays des Soviets ?... (Idem, p. 51-52.)

Les publicistes réactionnaires à l'étranger qui, au nom de la démocratie, préconisent la formation en U.R.S.S. d'un deuxième et d'un troisième parti, tendent en réalité à un but différent. Ils visent plus loin. Ils voudraient voir le peuple soviétique rétablir le pouvoir des capitalistes, des propriétaires fonciers et des koulaks. Mais on ne saurait pas plus rétablir le capitalisme en U.R.S.S. que la féodalité du moyen âge en Angleterre ou l'esclavage aux Etats-Unis. Ce sont des systèmes sociaux périmés. On vient de voir clairement à quoi aboutirent les tentatives de l'Allemagne hitlérienne de rétablir le moyen âge en Europe.

Pourquoi un deuxième parti politique n'existe-t-il pas en U.R.S.S. ? Parce qu'un deuxième parti politique ne pourrait être qu'un parti de la restauration du capitalisme, et le pays soviétique n'aurait pour un tel parti aucune base sociale. (Idem, p. 54.)

A noter, au surplus, que très nombreux sont élus à tous les échelons du pouvoir soviétique des sans-parti, travailleurs manuels ou intellectuels ayant mérité la confiance du peuple sans qu'ils soient membres du Parti bolchevik. Ils ont été présentés aux suffrages des électeurs sur des listes dites du « bloc des communistes et des sans-parti », ce qui montre d'une part la communauté de vues de plus en plus étroite entre les adhérents du Parti et la masse des sans-parti, et, d'autre part, la volonté du Parti de reconnaître et de mettre en avant les hommes et les femmes de valeur qui peuvent encore se trouver en dehors de ses rangs.

L'existence d'un seul parti signifie-t-il absence de discussion ?

Staline répond à cette question à un journaliste américain l'interrogeant en 1936 sur la portée de la nouvelle Constitution :

... Il vous semble qu'il n'y aura pas de lutte électorale. Or, il y en aura une et je prévois même une lutte électorale fort animée. Nous avons bien des établissements qui travaillent mal. Il arrive que tel ou tel organe local du pouvoir ne sait pas satisfaire tels ou tels des besoins multiples et toujours croissants des travailleurs des villes et des campagnes. As-tu construit ou non une bonne école ? As-tu amélioré les conditions de logement ? N'es-tu pas bureaucrate ? As-tu aidé à rendre notre travail plus efficace, notre vie plus cultivée ? Tels sont les critères que des millions d'électeurs appliqueront aux candidats, écartant les incapables, les rayant de leurs listes, préconisant les meilleurs et posant leurs candidatures. Oui, la lutte électorale sera animée ; elle se fera autour d'une grande quantité de questions de la plus grande acuité, surtout autour des questions pratiques qui ont une importance de premier ordre pour le peuple. Notre nouveau système électoral sera un stimulant pour nos institutions et nos organisations et les obligera à améliorer leur travail. Le suffrage universel, légal, direct et secret en U.R.S.S. sera une cravache aux mains de la population contre les organes du pouvoir qui travaillent mal. (J. Staline : le Socialisme, c'est la paix. Bureau d'éditions, 1936.)

Le bulletin de vote n'est d'ailleurs pas un critérium suffisant pour juger du problème de la liberté.

Répondant en 1936 à André Gide, au sujet de son premier livre antisoviétique, je rappelais en ces termes des souvenirs personnels :

J'ai milité cinq années dans une petite ville industrielle du Nord, Halluin : 14.000 habitants. C'est une ville proche de Roubaix-Tourcoing, siège du fameux Consortium du textile, organisation groupant les 200 à 300 industriels de la région, employeurs à l'époque de 120.000 ouvriers. La cotisation syndicale, payée par le patron membre du Consortium, était équivalente à 5 % des salaires payés par lui. Avec cette cotisation, le consortium disposait chaque année d'un trésor de guerre se chiffrant à plusieurs dizaines de millions. A quoi servaient-ils ? A donner une indemnité de grève au patron atteint par un conflit, indemnité journalière qui était équivalente à la totalité des salaires journaliers payés par lui avant la grève. A organiser dans les plus petits détails la surveillance des militants, les interventions dans les élections, etc. J'ai connu des hommes qui étaient signalés, de telle manière qu'ils n'avaient plus qu'une ressource pour ne pas mourir de faim : s'expatrier. Ce n'est pas tout ; le Consortium avait, sous prétexte d'aide aux familles nombreuses, établi un système diabolique d'allocations familiales. En plus de son salaire, le père de famille touchait pour un enfant au dessous de 13 ans — je cite de mémoire — de 2 fr. 50 par jour, à 6 francs pour deux. A une seule condition : sous aucun prétexte, n'interrompre le travail, ne fut-ce qu'une heure. Si, pour protester contre une injustice, un célibataire faisait la « grève sur le tas » une demi-journée, il perdait le salaire de cette demi-journée ; le père de famille perdait lui, outre ce salaire, les allocations familiales pour tout un mois. Autrement dit ; la moindre geste d'indépendance, même limité à quinze minutes, signifiait l'absence de pain pendant un mois pour les enfants du tisserand. Evidemment, la liberté d'association dont usait ainsi le Consortium textile existait aussi pour les ouvriers, mais le premier appuyait cette liberté sur l'argent, la presse, la corruption, le gouvernement, les juges et les prisons, les seconds n'avaient que leur combativité. J'ai vécu cette grève tragique d'Halluin, où pendant neuf mois, des ouvriers ont tenu avec vingt francs d'indemnité de grève par semaine, au cours de cet hiver terrible de 1928-29 pour, finalement, malgré leur héroïsme, être battus, voir trois cents des leurs jetés hors des usines, connaître une répression, une terreur qui dura des années. Tout cela au nom de la liberté. Je m'excuse de cette parenthèse un peu longue mais nécessaire pour faire comprendre à Gide que nous ne concevons pas la liberté de la même manière que lui. (Réponse à André Gide, Editions A.U.S., 1938.)

Cela compte pour les travailleurs soviétiques, de ne plus avoir à subir une telle domination. Droit au travail, à l'instruction, aux loisirs, au repos. Droit à la sécurité du lendemain, au bien-être et à la culture. Droit de gestion des assurances sociales confiées aux syndicats. Démocratie à l'usine par les assemblées de production et la libre critique. Droit du paysan à la jouissance perpétuelle de la terre qu'il féconde par son travail et droit de gérer son kolkhoz comme il l'entend. Droit de l'artiste et de l'écrivain d'obtenir de vastes débouchés pour leurs créations. Ce sont là des libertés inestimables et qui n'intéressent pas seulement quelques milliers d'individus, mais des millions.

Il est vrai que nous entendons assez souvent défendre une conception très particulière de la démocratie et du droit de l'individu.

Selon certains, la démocratie supposerait absolument le désaccord.

Les organisations soviétiques d'une circonscription électorale se consultent et tombent d'accord sur la candidature à la députation du plus populaire des ouvriers ou du plus émérite des savants de la région. Aucun citoyen n'éprouve le besoin d'opposer sa propre candidature à celle qu'a réalisée l'union. Cela signifie-t-il l'absence de démocratie ?

Si oui, alors n'est pas démocratique, le syndicat dans lequel les syndiqués, réunis en assemblée générale, réélisent d'enthousiasme la direction sortante sans lui opposer d'autres noms. Si oui, n'est pas démocratique, le groupement qui renouvelle unanimement le mandat de son secrétaire général à chaque congrès. Vraiment absurde !

Car alors, c'est la dictature qui règne au pays où tous les habitants affirment que deux et deux font quatre. Comme elle règne sur nos routes où tous les automobilistes sont tenus de marcher à droite !

Ceci me rappelle d'ailleurs une conférence faite à Rive-de-Gier. Un auditeur demanda la parole :

— Je reproche à l'U.R.S.S., dit-il, l'absence de liberté ! Dans une société communiste, si j'ai envie d'aller à la pêche, rien ne doit m'en empêcher.

Du tac au tac, je lui répondis :

— Je vous approuve (étonnement de l'auditoire). Si j'étais à la place du gouvernement soviétique, je vous laisserais aller à la pêche le jour du travail normal (stupéfaction dans la salle). Toutefois, je ne crois pas qu'à Moscou, la Moskova soit très poissonneuse. Vous prenez donc le train et vous partez à dix kilomètres de la capitale. Vous faites une bonne pêche et vous bénissez ce régime qui permet de vous reposer quand les copains sont au boulot ! A la fin de l'après-midi, vous revenez à la gare prendre le train de dix-huit heures. Le chef de gare vous prévient que ce train n'a pas lieu : vous vous fâchez et vous apprenez que le chauffeur est allé ce jour-là... à la pêche (rires). Vous vous morfondez deux heures dans la salle d'attente et vous prenez enfin le train de vingt heures conduit par un cheminot qui a eu l'heureuse idée, lui, de ne pas aller à la pêche ce jour-là. Vous rentrez à Moscou. Votre stupéfaction est grande de constater que la ville est plongée dans une obscurité totale. Un milicien vous informe que les ouvriers de la centrale électrique sont allés... à la chasse, précisément ce jour-là. Je pourrais ainsi continuer vos mésaventures, mon cher ami, et conclure que la liberté laissée à chacun de faire ce qui lui plaît a certains inconvénients qui ne gênent pas seulement le voisin.

J'eus les rieurs de mon côté, bien entendu.

La question posée était stupide, j'en conviens, mais l'état d'esprit de ce contradicteur est plus répandu dans certains milieux qu'on ne le croit. Quand les syndicats soviétiques prenaient en 1935 des mesures contre une petite minorité de « tire-au-flanc », c'était la liberté qui était violée ! Il est vrai que les mêmes critiqueurs n'avaient pas assez de sarcasmes quand les mêmes syndicats mettaient à l'honneur les bons ouvriers!

Bref, en régime socialiste, seulement des médiocres auraient tous les droits et, par surcroît, aucun devoir à remplir ! En vérité, singulière conception.

On a tellement brodé sur l'absence de liberté en U.R.S.S. que de braves gens se figurent encore par exemple, que la mère est contrainte de déposer son enfant à la crèche ou qu'obligation est faite au « troupeau soviétique » de se distraire au club, collectivement. Selon certains, toute vie de famille aurait disparu, tout goût ou désir personnel serait broyé, toute initiative brisée, toute personnalité étouffée.

Quelle caricature de la vie soviétique !

Les crèches sont installées pour que l'ouvrière ou l'employée ne soit pas contrainte de déposer son enfant « au voisin » ou de le laisser dans la rue. Si elle préfère le confier aux soins de sa mère ou de sa grand-mère, elle en est absolument libre.

Vous ne tenez pas à aller au club ce soir ? Parfait. Allez-vous promener le long de la Moskova ; entrez dans ce cinéma ; asseyez-vous dans ce parc ; examinez les devantures des magasins ou restez tout simplement chez vous.

Le socialisme ne signifie pas l'obligation d'aller au club, de chanter ou de jouer aux échecs !

La vie de famille entravée ? Il y a plus d'amour vrai en Union soviétique qu'ailleurs. On s'y marie jeune et le plus souvent, par amour, du fait — nous l'avons vu — que les considérations de famille ou d'établissement ne jouent plus aucun rôle.

L'enfant est adoré, et s'il est vrai que la société nouvelle lui donne dès le plus jeune âge, le goût de l'initiative et le sentiment de la fraternité avec ses camarades, il n'en est pas moins attaché à ses parents. J'ai pénétré dans l'intimité de plus d'un foyer soviétique et j'y ai trouvé une chaude atmosphère d'affection réciproque entre tous les membres. On fête en famille les anniversaires. On sait trinquer à l'occasion d'une naissance ou lorsque le fils obtient le diplôme d'ingénieur. Pour ce faire, nul besoin d'une permission du Soviet local !

Le goût, le désir personnel broyés ? Autrement dit, on obligerait les gens à manger du beefsteak tous les six du mois et à heure fixe. Plaisanterie. S'il plaît au citoyen de Leningrad de dîner ce soir chez lui d'une omelette au lieu d'aller au restaurant déguster un « bortch ukrainien », libre à lui. Si vous aimez les concombres et détestez les choux, choisissez selon votre goût ! Si vous préférez porter un chapeau au lieu d'une casquette, une cravate bleue au lieu d'une verte, ne vous gênez pas !

Si vous adorez votre intérieur décoré de plantes vertes, allez-y ! Si vous voulez utiliser vos 800 roubles d'économies pour acheter un poste de T.S.F. et que votre femme préfère les consacrer à aller passer vos vacances en Crimée réglez le différend entre vous, le voisin n'a rien à y voir ! L'initiative brisée, la personnalité étouffée ? Bien au contraire. On cherche, on invente en Union soviétique comme nulle part ailleurs. On encourage de toutes manières l'esprit d'initiative. On soigne les talents. On fait connaître à tout le pays l'explorateur intrépide, l'ouvrier qui a trouvé une nouvelle méthode de travail, le médecin qui a découvert un remède, le poète de seize ans, la jeune directrice de telle usine « de choc » ou le paysan animateur d'un kolkhoz d'élite. Papanine est partout populaire, comme le mineur Stakhanov ou Maxime, l'artiste de cinéma, comme Maria Demtchenko la kolkhozienne ou l'écrivain Cholokhov, comme Zoïa ou les jeunes héros de Krasnodon.

J'ai vu un soir à Kharkov le film Chorts du grand metteur en scène Dovjenko. Selon moi, les photos en étaient admirables, mais l'action trop lente et des répétitions alourdissaient le film. J'en ai discuté le même soir avec des jeunes gens sans rien cacher de mon opinion. Les uns étaient de mon avis ; les autres d'un avis exactement contraire. C'est très souvent que des opinions exactement opposées s'expriment publiquement sur tel roman ou tel opéra.

La serveuse du wagon-restaurant que j'interrogeais dans l'express Moscou-Kislovodsk préférait Balzac à Emile Zola. Mon voisin de table, un jeune soldat rouge, avait lui, un faible pour Victor Hugo. La première étudiait l'anglais, l'autre l'allemand... Chacun apprend, se cultive, se développe selon ses préférences, sans contrainte, dans le même désir de servir le socialisme, la patrie soviétique.

 

Chapitre IX — Le bastion de la paix

Chaque matin, dans le train qui m'amène de Saint-Denis à Paris, je vois les journaux lus par ces employés, ces fonctionnaires qui commencent leur travail à neuf heures. Neuf sur dix sont ainsi les victimes ignorantes du mensonge diffusé à haute dose sur tous les événements contemporains.

Rentrés le soir dans leur pavillon de banlieue, ils ouvrent le bouton du poste de radio : « au quatrième top... voici le journal parlé » et ce dernier ne le cède en rien à l'Aurore ou au Figaro lus le matin. S'ils vont passer quelques heures au cinéma, les « actualités » continuent la même besogne d'intoxication tandis que le « grand film », neuf fois sur dix, ne fait nul appel à la réflexion, ne sollicite aucun effort de pensée, ne développe aucune idée généreuse. Ainsi, du 1er janvier au 31 décembre, des millions de nos compatriotes sont soumis à un pilonnage quotidien et ne parviennent pas toujours à s'échapper du filet aux mailles serrées tendu sur eux.

Ces petits bourgeois ne sont pas, pour la plupart, des gens méchants et ils ne sont pas des foudres de guerre. En 1914, la dactylo a vu partir son fiancé et en 1939, ce fut son mari et son fils. Elle a souffert, espéré, maudit les responsables. Mais, la paix revenue, le « mystère des guerres » dont parlait Lénine est resté, pour elle et ses semblables, plus épais que jamais.

De ce fait, des sentiments contradictoires s'entrechoquent dans l'esprit de mes voyageurs du matin. D'un côté, ils se rappellent que, pendant les années de l'occupation allemande, les seules bonnes nouvelles venaient du front de l'Est... « Heureusement que les Russes sont là !.. » Stalingrad n'est pas oublié — des rues et une station de métro sont là pour le rappeler. Mais d'un autre côté, la campagne de mensonges agit... « Ils sont les maîtres des Tchèques et des Hongrois... ils veulent imposer leur régime parla force à tous les pays d'Europe... Bien sûr, les Américains sont des sans-gêne ; ils sont brutaux : ils n'en veulent pas aux Allemands, c'est tout de même un peu fort... mais, enfin, malgré tout, les Russes sont les plus dangereux... » C'est bien sur cette confusion, savamment entretenue, que comptent les misérables qui distillent chaque jour le poison de « l'impérialisme soviétique ».

Ce livre est celui d'un homme de bonne foi qui a vu et qui a beaucoup étudié l'Union soviétique. Je n'éprouve ni haine ni mépris à l'égard des victimes de l'antisoviétisme — je ne parle pas des promoteurs — et je m'efforce de comprendre leurs sentiments. Je suis de ceux qui pensent : il ne suffit pas d'affirmer, il faut convaincre. Le fascisme, lui, fait appel au slogan. De Gaulle dit ou écrit : « l'U.R.S.S. nous menace », mais n'apporte jamais aucun argument, aucune preuve — aucune ombre de preuve — à l'appui. Nous avons choisi, nous, de discuter sur les faits, les documents, les chiffres. Nous avons, de plus, confiance dans le bon sens de notre peuple.

Voilà pourquoi nous aimons argumenter.

L'Union soviétique ne peut pas faire une autre politique que celle tendant à défendre la paix — et nous voulons le prouver.

Premier argument : cette politique de paix tient a son régime même. Jaurès écrivait : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage. » Si cela est vrai, et c'est vrai, le socialisme, c'est la paix. L'Union des Républiques socialistes soviétiques — Etat socialiste — ne peut donc vouloir que la paix.

Il n'y a pas un chômeur en U.R.S.S. et il n'y en aura jamais. Nous avons montré pourquoi dans des chapitres précédents consacrés au développement harmonieux de l'économie soviétique. Donc, pas besoin de la guerre pour essayer d'éviter les crises, pour conquérir des marchés ou des sources de matières premières. Au contraire, la paix lui est nécessaire pour continuer sa marche en avant.

En est-il de même dans l'autre monde ? En 1939, on comptait aux Etats-Unis 49 firmes occupant plus de 10.000 ouvriers ; on en recensait 344 en 1945. Pratiquement, toute l'économie américaine est entre les mains de huit grands groupes financiers qui exercent un pouvoir illimité, sans contrôle, ayant leurs hommes au' gouvernement qui appliquent strictement la politique de ces puissances économiques. De plus, la capacité de production des États-Unis a augmenté de deux fois et demi par rapport à 1939. Les magnats américains sont donc placés devant le problème de trouver des débouchés pour écouler une production plus que doublée. D'où l'offensive menée contre les industries concurrentes de celles des États-Unis, d'où le plan Marshall, d'où les dépenses folles pour les armements.

Pour justifier aux yeux des masses populaires l'énormité des crédits militaires (5.000 milliards de francs) les journaux, la radio — aux mains des trusts — se livrent à une campagne quotidienne d'excitation à la guerre contre l'U.R.S.S. et certains n'hésitent pas à le proclamer crûment. Lisez cet aveu du journal américain : U.S. News and World Report du 31 décembre dernier :

Si vraiment la paix était assurée, tout serait détraqué ; à l'heure présente, les dépenses d'armement et l'aide aux autres pays soutiennent les affaires.

Confirmation éclatante de ce que disait Jaurès.

Deuxième argument : aucune classe, aucun citoyen en Union soviétique n'a intérêt à la guerre. Pas un seul intellectuel, pas un seul ouvrier, pas un seul paysan, pas un seul artisan ne s'est enrichi du dernier conflit. Tous en ont souffert cruellement et il n'y a pas de famille qui ne porte le deuil du père, d'un ou de plusieurs fils qui ne sont pas rentrés et qui reposent quelque part entre la Volga et la Sprée.

Mais voyez les États-Unis.

Avant 1914, les États-Unis devaient à l'Europe 6 milliards de dollars. Quatre ans plus tard, la dette était amortie, mais, en outre, les financiers américains avaient investi 10 milliards de capitaux à l'étranger et ils détenaient la moitié des stocks d'or. Pendant que des soldats américains tombaient sur notre sol, à Saint-Mihiel ou au Bois Le-Prêtre, le nombre des millionnaires triplait.

La dernière guerre a été une source de profits autrement fabuleux. Roosevelt avait bien promis « qu'il n'y aurait plus de millionnaires de guerre ». Mais les monopoles américains ont leurs hommes politiques dévoués. Toutes les propositions d'ordre fiscal déposées par Roosevelt furent battues en brèche. Conséquence : selon la statistique officielle du ministère du Commerce des États-Unis, les bénéfices nets avoués, réalisés entre 40 et 45, ont dépassé 52 milliards de dollars, soit quatre fois plus que de 36 à 39. Deux exemples seulement : 19 chantiers navals ont réalisé, pour un capital de 22 millions de dollars, des bénéfices totalisant 356 millions, soit seize fois plus ; des trusts de l'aviation ont réalisé, en une seule année, des bénéfices de guerre dépassant de cinq à six fois le montant de leurs investissements.

Il y a donc, aux États-Unis, une catégorie de gens, une classe intéressée à une troisième guerre mondiale : celle qui s'est enrichie dans les deux premières. Pour répondre correctement à la question : « qui menace la paix ? » cherchez donc à qui le crime profite !

C'est trop peu de dire que l'Union soviétique veut la paix. Elle en est la gardienne vigilante. Elle en est le bastion, la forteresse. Elle est née sous le signe de la paix.

Dès le 8 novembre 1917, en effet, sur proposition de Lénine, le IIe congrès des Soviets adopte un décret désormais historique. C'est une invitation :

à tous les peuples en guerre et à leurs gouvernements d'entamer immédiatement des pourparlers en vue d'une paix démocratique équitable... sans annexions... et sans contributions. (V.I. Lénine : Œuvres choisies, t. II, p. 267, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1948.)

Le décret proclame en outre le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

En 1922, à Gênes, c'est Tchitchérine qui pose pour la première fois le problème du désarmement.

La délégation russe propose à la conférence une limitation générale des armements et se déclare prête à soutenir toutes les propositions tendant à diminuer le poids du militarisme.

En 1923, en 1927, en 1929, l'Etat soviétique répond par le calme à une série de provocations caractérisées et il s'efforce vainement pendant des années d'empêcher la course aux armements.

Après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, la politique extérieure de l'U.R.S.S. se signale par de multiples efforts, malheureusement infructueux, pour organiser la sécurité collective face à l'agresseur notamment au moment des agressions contre l'Ethiopie, contre la République espagnole, avant et après Munich et encore, jusqu'à l'extrême limite, pendant les pourparlers anglo-franco-soviétiques d'août 1939 que nous examinerons plus loin. (Pour toute cette période, on peut relire avec profit Lettre à un ami, Editions France-U.R.S.S., 1945.)

Et alors même que les armées nazies foulaient encore la terre soviétique, un programme précis d'organisation de la paix est défini le 6 novembre 1943 par le Maréchal Staline :

La victoire des pays alliés sur l'Allemagne hitlérienne mettra à l'ordre du jour les importantes questions de l'organisation et du rétablissement de la vie politique, économique et intellectuelle des peuples d'Europe. La politique de notre gouvernement dans ces questions reste invariable. En accord avec nos Alliés, nous devrons :

1° Affranchir les peuples d'Europe du joug de l'envahisseur fasciste et les aider à établir leurs Etats nationaux démembrés par les oppresseurs fascistes : les peuples de France, de Belgique, de Yougoslavie, de Tchécoslovaquie, de Pologne, de Grèce et autres États qui se trouvent sous le joug allemand, doivent recouvrer leur liberté et leur indépendance ;

2° Accorder aux peuples européens libérés le plein droit et la pleine liberté de décider eux-mêmes de l'organisation de leurs États ;

3° Prendre les mesures utiles pour que tous les criminels fascistes, fauteurs de la guerre actuelle et des souffrances des peuples, quel que soit le pays où ils se cachent, soient sévèrement punis et châtiés pour tous lès forfaits qu'ils ont commis ;

4° Instaurer en Europe un ordre excluant toute possibilité d'une nouvelle agression de la part de l'Allemagne ;

5° Etablir entre les peuples d'Europe une collaboration durable, économique, politique et intellectuelle, fondée sur la confiance et l'aide mutuelle, afin de rétablir l'économie et la culture détruites par les Allemands. (J. Staline : Sur la grande guerre de l'Union soviétique pour le salut de la patrie, p. 120, Editions en langues étrangères, Moscou, 1946.)

Pour la réalisation de ce programme, l'État socialiste agit dans trois directions précises que l'on retrouve avec continuité dans tous les actes et discours du gouvernement soviétique :

1° Démasquer et réduire au silence les fauteurs de guerre.

2° Organiser la coopération internationale.

3° Régler les questions susceptibles de porter atteinte à la paix.

Il est aisé de constater, dès 1946, que se multiplient les campagnes d'excitation antisoviétique d'abord dans les pays de langue anglaise, étendues ensuite à la France, l'Italie, la Belgique etc. L'affaire dite de l'« espionnage russe au Canada », le discours provocateur de Winston Churchill à Fulton, la campagne de mensonges sur « les blindés russes fonçant sur Téhéran, la Turquie mobilise », l'accusation lancée contre l'Union soviétique de vouloir annexer la Mandchourie, de reconstituer la Wehrmacht en U.R.S.S., de se préparer à occuper l'Albanie, etc.

A toutes ces provocations, Staline riposte en 1946 par six interventions calmes, précises, lumineuses. Que dit-il ?

1° Il n'y a pas actuellement de danger réel d'une nouvelle guerre.

2° Cependant, il existe une menace contre la paix de la part de Churchill et de ses amis qui sont partisans d'une politique d'hégémonie mondiale.

3° Il faut démasquer et réduire au silence les fauteurs de guerre.

La même politique continuera en 1947. L'impérialisme américain est de plus en plus agressif ; doctrine Truman, plan Marshall, exclusion des communistes du gouvernement en France, en Italie, en Belgique, installation d'états-majors américains et introduction d'armes américaines dans les pays proches de l'U.R.S.S. (en Iran notamment), furieuses campagnes de calomnies et de provocations dans la presse et la radio américaines absolument déchaînées. A cette hystérie belliqueuse des partisans d'une troisième guerre mondiale vont répondre deux discours historiques. Le premier est le réquisitoire de Vychinski à l'O.N.U., le 18 septembre 1947. (Vychinski : Comment éviter la guerre ? Editions France-U.R.S.S., 1947.) Le ministre-adjoint des Affaires étrangères du pays socialiste dénonce, en termes vigoureux, la campagne d'excitation à la guerre, la formation de nouveaux blocs militaires, la standardisation des armements, les plans d'un nouveau conflit élaborés dans les états-majors.

A la question : « qui cherche la guerre ? » il répond, avec chiffres et documents à l'appui, les monopoles américains. Il cite les discours de diverses personnalités américaines particulièrement agressives et les articles provocateurs de différents journaux. Il conclut en demandant à l'O.N.U. de prendre toutes mesures utiles contre les campagnes alarmistes de provocation à la guerre.

Second apport à la lutte pour démasquer les fauteurs de guerre : le magistral rapport du regretté André Jdanov, à la conférence des délégués des 9 Partis communistes réunis en Pologne fin septembre. Ce document historique (Rapport d'A. Jdanov sur la situation internationale, 1947) a l'incomparable mérite de mettre en pleine lumière l'apparition d'un plan américain d'asservissement de l'Europe avec ses mesures militaires stratégiques, sa volonté d'expansion économique, sa lutte idéologique contre l'U.R.S.S. En ce sens, l'intervention de Jdanov a revêtu une importance capitale dans la lutte pour démasquer les fauteurs de guerre ; elle a apporté la clarté la plus fulgurante sur la situation qui s'est créée après la seconde guerre mondiale. En même temps, A. Jdanov, reprenant la théorie marxiste sur la non-fatalité de la guerre, a démontré comment un effort tenace pouvait mettre en échec les partisans d'une troisième guerre mondiale :

Il importe de considérer qu'il y a très loin du désir des impérialistes de déclencher une nouvelle guerre à la possibilité d'organiser une telle guerre. Les forces attachées à la paix sont si grandes et si puissantes qu'il suffirait qu'elles fassent preuve de ténacité et de fermeté dans la lutte pour la défense de la paix pour que les plans des agresseurs subissent un fiasco total. Il ne faut pas oublier que le bruit fait par les agents impérialistes autour des dangers de guerre tend à intimider les gens sans fermeté ou ceux à nerfs faibles, afin de pouvoir au moyen du chantage, obtenir des concessions en faveur de l'agresseur.

Actuellement, le danger principal pour la classe ouvrière consiste en la sous-estimation de ses propres forces et en la surestimation des forces de l'adversaire. De même que, dans le passé, la politique munichoise a encouragé l'agression hitlérienne, de même aujourd'hui, les concessions à la nouvelle orientation des États-Unis d'Amérique et du camp impérialiste, peuvent inciter ses inspirateurs à devenir plus insolents et plus agressifs.

En 1948, l'Union soviétique continue à dénoncer les provocateurs au conflit. Sa presse, avec calme mais fermeté, relève chaque discours tendant à créer une psychose de haine. Jour après jour, la défense de la paix se poursuit, que ce soit à la tribune de l'O.N.U., à Radio-Moscou ou dans les colonnes des journaux soviétiques.

Enfin, le 30 janvier 1949, dans sa réponse aux questions posées par M. Kingsbury Smith, de l'Agence I.N.S., Staline affirme à nouveau que l'U.R.S.S. n'a pas et n'a jamais eu l'intention de recourir à la guerre contre les États-Unis. Il déclare que le gouvernement soviétique est disposé à publier une déclaration commune avec le gouvernement des États-Unis précisant que celui-ci a les mêmes intentions. Il propose des solutions au problème de Berlin et il se déclare prêt à rencontrer le président Truman. La réponse est un « non » brutal.

En même temps que sont ainsi démasqués les fauteurs de guerre, l'Union soviétique ne cesse de déclarer que la coexistence est possible entre des systèmes économiques et politiques différents.

Le 21 décembre 1946, Elliot Roosevelt, le fils du regretté président des États-Unis, pose à Staline la question suivante :

Considérez-vous comme possible pour une démocratie, telle que les États-Unis, de vivre en paix côte à côte en ce monde avec une forme communiste de gouvernement d'État, telle que celle qui existe en Union soviétique, et que, ni d'un côté ni de l'autre, il ne sera entrepris de tentative de s'ingérer dans les affaires de politique intérieure de l'autre partie ?

La réponse de Staline est claire, nette, précise :

Oui, bien sûr. Cela n'est pas seulement possible. Cela est raisonnable et pleinement réalisable. Aux temps les plus critiques dans la période de la guerre les différences dans la forme de leurs gouvernements n'ont pas empêché nos deux pays de s'unir et de vaincre nos ennemis : le maintien de ces relations est possible dans une mesure encore plus grande en temps de paix. (J. Staline : Après la victoire. Pour une paix durable, p. 64, Editions sociales, 1949.)

Le 17 mai 1948, dans sa réponse à la lettre ouverte de Henry Wallace, Staline affirme à nouveau :

... Le gouvernement de l'U.R.S.S. estime que, malgré la différence des systèmes économiques et des idéologies, la coexistence de ces systèmes et le règlement pacifique des différends entre l'U.R.S.S. et les Etats-Unis sont non seulement possibles, mais absolument nécessaires dans l'intérêt de la paix universelle. (Idem, p. 98.)

Mais comment organiser la coopération ?

Ici encore, l'orientation de la politique extérieure de l'Union soviétique ne varie pas.

1° Il n'est pas un document officiel de Moscou qui ne se réfère aux accords de Yalta et de Potsdam. La position de l'Union soviétique est d'une solidité à toute épreuve : ensemble et librement, disent les Russes, nous avons signé ces accords, pour notre part, nous respectons notre signature et nous les appliquons. Toutes les difficultés viennent des violations répétées de ces accords par nos alliés.

2° Le gouvernement soviétique s'efforce de faire jouer à l'O.N.U. son rôle d'organisateur de la paix.

J'accorde une grande importance à l'Organisation des Nations Unies, déclare Staline le 22 mars 1946, car elle constitue un instrument de valeur pour le maintien de la paix et de la sécurité internationale.

La force de cette organisation internationale réside dans le fait qu'elle est basée sur le principe de l'égalité des droits des États et non sur le principe de la domination de certains États par d'autres. Si l'O.N.U. réussit à maintenir dans l'avenir le principe de l'égalité des droits, elle jouera certainement un grand rôle positif en ce qui concerne la garantie de la paix générale et de la sécurité. (Idem, p. 43.)

A la question :

Considérez-vous que le succès des Nations Unies dépend de l'accord sur les questions politiques et les buts fondamentaux entre l'Union soviétique, l'Angleterre et les Etats-Unis ?

Staline répond :

Oui, je le pense. Sous de nombreux rapports, le sort des Nations Unies en tant qu'organisation dépend de la réalisation de l'harmonie entre ces trois puissances. (Idem, p. 64.)

En 1947, dès l'ouverture de la session de l'O.N.U., Vychinski s'élève contre la non-exécution des décisions prises l'année précédente sur l'initiative de la délégation soviétique à savoir la réduction générale des armements, l'interdiction de l'arme atomique, le retrait des troupes étrangères stationnant en territoires non ennemis. Il dénonce, dans cet état de choses, les responsabilités essentielles du gouvernement américain et celles, auxiliaires, du gouvernement britannique. Il s'élève contre le sabotage des mesures concrètes destinées à assurer le maintien de la paix, ce qui met en péril l'autorité de l'O.N.U.

C'est un semblable effort pour restaurer cette autorité que continuera le représentant de l'Union soviétique, une année plus tard, au Palais de Chaillot.

3° Pour faire de l'O.N.U. une organisation propre à maintenir la paix, l'Union soviétique dénonce la tendance à réaliser constamment au sein même de l'organisation internationale, le bloc anglo-saxon. L'État socialiste s'élève contre le pacte de Bruxelles et ses compléments militaires, les accords de Londres (contraires aux accords de Potsdam), le plan Marshall qui enlève toute indépendance aux États signataires et le pacte Atlantique. Il oppose à ces actes répétés de la coalition antisoviétique sa propre politique : les traités d'alliance que l'Union soviétique a signés avec la Grande-Bretagne, la France, les démocraties de l'Est, lesquels sont exclusivement dirigés contre le retour d'une agression allemande (ce qui n'est pas le cas du pacte de Bruxelles ni du pacte Atlantique).

4° L'Union soviétique démontre également avec éclat sa volonté de coopération internationale en développant ses relations commerciales avec tous les pays, sans leur imposer aucune condition politique, économique ou militaire. Non seulement, elle signe des traités de commerce avec ses voisins de l'Est, mais encore avec la Grande-Bretagne, la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, la Suède, la Norvège, le Danemark, l'Egypte. Sans la provocation de Beauregard (dont nous parlerons dans un autre chapitre) un tel traité aurait également été signé avec la France. Le gouvernement de Moscou réduit de 50 % les réparations qui lui sont dues par la Finlande, la Hongrie, la Roumanie. Même avec les États-Unis, il s'efforce d'améliorer ses relations en dépit de tout, comme en témoigne encore la note du gouvernement soviétique en date du 11 mai 48 :

Le caractère inamical de la politique du gouvernement des États-Unis à l'égard de l'U.R.S.S. se manifeste également dans le domaine du commerce soviéto-américain. Aux termes de l'accord commercial conclu entre nos deux États, le gouvernement des Etats-Unis s'est engagé à ne pas appliquer à l'égard de l'exportation de marchandises des Etats-Unis à destination de l'Union soviétique aucun règlement ou formalité plus lourds que ceux qui sont appliqués à n'importe quelle tierce puissance. Cependant, la politique pratiquée actuellement par les États-Unis ignore cet engagement des États-Unis et se trouve en pleine contradiction avec l'accord commercial soviéto-américain en établissant la discrimination à l'égard de l'U.R.S.S. bien que celle-ci tienne loyalement ses engagements en vertu de cet accord. Il en résulte un empêchement à l'exportation en U.R.S.S. des marchandises américaines pour lesquelles l'Union soviétique a déjà versé une avance ou en a même entièrement réglé la valeur, ce qui porte également préjudice aux firmes américaines intéressées. L'inadmissibilité de cette situation est tout à fait évidente.

Ainsi se manifeste avec continuité la politique de coopération internationale à laquelle l'Union soviétique demeure indéfectiblement attachée.

Examinons maintenant quelle a été la contribution de l'Union soviétique en vue de régler les questions susceptibles de porter atteinte à la paix — ce qui est le troisième objectif poursuivi par les dirigeants de l'État socialiste.

1° Concernant le problème allemand, l'U.R.S.S. est demeurée résolument fidèle aux accords de Potsdam. Elle a mené, dans sa zone d'occupation une politique suivie de dénazification et de démilitarisation (réforme agraire, réforme de la justice, réforme de l'enseignement, confiscation et nationalisation des usines appartenant à des nazis, appui aux syndicats ouvriers et aux organisations démocratiques). A Varsovie (juin 1948), les ministres des Affaires étrangères de l'Union soviétique, de Pologne, de Tchécoslovaquie, de Roumanie, de Hongrie, de Bulgarie et d'Albanie, ont défini un ensemble de mesures propres à résoudre le problème allemand :

a) Entente entre la Grande-Bretagne, l'U.R.S.S., la France et les États-Unis pour assurer l'achèvement de la démilitarisation de l'Allemagne.

b) Établissement, pour une période déterminée, du contrôle des quatre puissances — Grande-Bretagne, U.R.S.S., France et États-Unis, — sur l'industrie lourde de la Ruhr dans le but de développer les branches pacifiques de l'industrie de cette région et de prévenir le rétablissement du potentiel de guerre en Allemagne.

c) Formation, après entente entre les gouvernements de la Grande-Bretagne, de l'U.R.S.S., de la France et des États-Unis, d'un gouvernement central allemand provisoire, pacifique et démocratique, de l'Allemagne, dans le but de créer des garanties contre la répétition de l'agression allemande.

d) Conclusion d'un traité de paix avec l'Allemagne conformément aux décisions de Potsdam, les troupes d'occupation de toutes les puissances devant être retirées d'Allemagne dans un délai d'un an après sa signature.

e) Élaboration de mesures pour que l'Allemagne exécute ses obligations au titre des réparations au profit des États qui ont souffert de l'agression allemande.

On remarquera que, sur aucun point, les représentants de l'Union soviétique et des démocraties populaires ne désirent agir seuls, mais en accord avec les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France.

On remarquera également combien les solutions proposées sont conformes aux intérêts de la France. Notre pays, trois fois envahi en moins d'un siècle, ne peut qu'approuver ces mesures. Pas un Français ne peut être, hostile à la démilitarisation de l'Allemagne, au contrôle international de la Ruhr et aux réparations. Certains se déclarent hostiles à la proposition d'une Allemagne unifiée et voient la garantie de la paix dans une Allemagne fédérale, c'est-à-dire découpée en morceaux (thèse chère à la fois à M. Bidault, à Léon Blum et à de Gaulle). A ceux-là, nous répondons qu'une telle Allemagne n'est pas viable, qu'elle ne permet pas de développer la production de paix (ce qui compromet les réparations), qu'elle heurte le sentiment national et contient, de ce fait, de violents ferments de chauvinisme — ce que souhaitent les nazis.

En second lieu, une telle Allemagne permet la pénétration des trusts étrangers intéressés à remettre en selle les magnats nazis.

En troisième lieu, elle contribue à faire d'une telle Allemagne un pion dans le jeu des partisans de la guerre contre l'Union soviétique. (Depuis, les Alliés de l'Ouest ont donné leur plein appui à la Constitution d'un gouvernement réactionnaire et revanchard à Bonn tandis qu'à Berlin naissait la République démocratique d'Allemagne, encouragée et soutenue par l'Union soviétique.)

D'autre part, les propositions de Varsovie auraient permis de régler du même coup, le problème de Berlin.

2° L'effort de l'U.R.S.S. ne s'est pas borné à proposer des solutions précises au problème allemand. Elle s'est efforcée d'obtenir la réduction des armements et elle a montré l'exemple. Elle a réduit cette année son budget militaire à 19 %, tandis que celui des États-Unis s'élève constamment et atteint près de 50 %.

Elle ne conserve que deux classes sous les drapeaux — malgré ses 60.000 kilomètres de frontières — alors que les États-Unis qui ne connaissaient pas le service militaire obligatoire en 1939 maintiennent en permanence deux millions de soldats, de marins et d'aviateurs, font travailler à plein 12.000 usines de guerre et installent, en dehors de chez eux (y compris chez Franco) des centaines de bases navales et aériennes.

Au Palais de Chaillot, en septembre 1948, c'est le porte-parole de l'Union soviétique, A. Vychinski, qui proposait à l'O.N.U. de réduire d'un tiers pendant une année toutes les forces terrestres, navales et aériennes — ce qui correspond bien aux vœux ardents des peuples qui ploient sous le fardeau des dépenses militaires. L'Union soviétique s'est efforcée également d'obtenir l'interdiction de l'arme atomique et, afin de parer à l'obstruction systématique des États-Unis, Vychinski a proposé d'agir en même temps pour l'interdiction et le contrôle international (septembre-octobre 48).

Dans d'autres domaines encore, l'U.R.S.S. s'est efforcée de régler les questions pendantes.

L'accord de Potsdam prévoyait la préparation du traité de paix avec le Japon par le Conseil des ministres des Affaires étrangères avec participation de la Chine. Ce sont les États-Unis qui refusent systématiquement cette procédure, qui soutiennent au Japon les milieux les plus réactionnaires et rétablissent à un rythme accéléré le potentiel de guerre de l'impérialisme japonais.

De même, Moscou a constamment demandé le respect de la souveraineté nationale et la non-intervention dans les affaires intérieures des autres pays ; dans ce domaine encore, l'Union soviétique a respecté strictement ses engagements tandis que les États-Unis les ont violés en Grèce, en Italie, en France, etc…

Enfin, l'Union soviétique a toujours été hostile au maintien de bases militaires et de troupes étrangères après la fin de la guerre, la défaite des États ennemis et la création de l'O.N.U. Aux reproches justifiés de l'U.R.S.S. concernant le maintien des bases navales et aériennes des États-Unis hors de leurs frontières, ces derniers répondent que les pays intéressés ont donné leur consentement, ce qui nous apparaît sans valeur si l'on considère l'état de dépendance économique et politique des États non-américains où existent de telles bases.

Retenons, au surplus, que Moscou a retiré ses troupes d'occupation de la Corée, conformément aux engagements pris, alors que les États-Unis y maintiennent les leurs.

Ainsi, l'Union soviétique mène une action méthodique, persévérante, en vue de démasquer les fauteurs de guerre, d'organiser la coopération internationale dans le respect de l'indépendance nationale de chaque peuple et de régler les problèmes susceptibles de mettre la paix en péril.

C'est pourquoi elle est vraiment la force fondamentale dans la lutte pour la paix.

Elle en est le champion incontesté. Quand Vychinski propose à l'O.N.U. des mesures pratiques de désarmement, il se fait l'interprète du métallurgiste de Détroit et du vigneron de l'Hérault, du docker de Londres et du paysan de Sicile. Il est le porte-parole à la fois des 200 millions de citoyens soviétiques et des millions de braves gens qui désirent passionnément la paix parce qu'ils n'ont, eux aussi, aucun intérêt à la guerre.

C'est pourquoi l'Union soviétique a mérité la gratitude des peuples du monde entier et le droit de compter sur leur totale solidarité pour mener à bien la grande bataille pour la paix.

Chapitre X — L'U.R.S.S. et la France

Affirmez votre sympathie pour l'édification du socialisme, votre solidarité avec les bâtisseurs du monde nouveau, proclamez votre admiration pour leurs dirigeants, il n'en faut pas plus pour être taxé « d'agents de Moscou », de « séparatistes » et autres pauvretés chères à de Gaulle et aux antisoviétiques.

Tant il est vrai qu'il sera toujours impossible aux esprits serviles de comprendre l'attachement profond et désintéressé à un idéal de progrès et de solidarité humaine.

Nous les connaissons bien ces insulteurs de l'Union soviétique : ce sont ceux qui veulent faire marcher en arrière la roue de l'histoire.

Leurs aïeux luttaient, voici cent cinquante ans, avec les émigrés de Coblentz, aux côtés du roi de Prusse et de l'empereur d'Autriche, — contre la France de nos pères. Avant la première guerre mondiale, ils tressaient des couronnes au tsar de Russie qui leur accordait de copieuses ristournes sur les emprunts arrachés à une épargne française odieusement trompée ; ils prenaient parti contre les écrivains russes d'avant-garde, contre cent millions d'opprimés. Après la révolution, ils furent aux côtés des Denikine, des Koltchak, des Wrangel, subventionnés, armés par eux. Pendant la guerre sauvage du fascisme italien contre l'Abyssinie, ils étaient aux côtés de Mussolini et criaient : « Pas de sanctions contre l'Italie ! » Ils furent contre la République espagnole, et pour Franco, contre la République tchécoslovaque, et à Munich, ils livrèrent à la botte hitlérienne dix millions d'amis de la France.

Pendant la guerre contre le fascisme, ils étaient avec Pétain. Ils sont aujourd'hui avec de Gaulle qui rêve d'une nouvelle croisade contre l'U.R.S.S., avec Léon Blum dont l'hostilité haineuse a grandi à la mesure des victoires des bâtisseurs du monde nouveau.

Basse besogne accomplie tantôt pour combattre « la dictature » de Robespierre ou la « sauvagerie » des bolcheviks. Tantôt pour « sauver la paix ! » ou « défendre la civilisation ». Toujours contre les peuples libres, toujours contre la France.

La chaîne est ainsi continue, du comte de la Rocque de 1792 au Casimir du même nom, des Thermidoriens corrompus par le banquier anglais Pitt aux collaborateurs payés dès avant la guerre par l'espion hitlérien Abetz ; du traître Dumouriez au traître Doriot ; des Chouans soulevés contre la République aux Cagoulards et aux hommes de Laval — assassins des Péri, des Sémard, des Guy Moquet et des Danielle Casanova — ; du Matin de 1905 applaudissant aux massacres des ouvriers par les Cosaques, au Matin de 1940 félicitant Hitler de sa victoire contre la France ; du Gringoire de 1938 couvrant les massacreurs à croix gammée des femmes et des enfants de Madrid et de Guernica à Carrefour de 1947 reprenant les inventions de Goebbels sur la macabre mise en scène hitlérienne de Katyn.

Cette continuité historique dans le crime ou la trahison des peuples, elle a pour mobiles la défense des privilèges, la solidarité de la peur ou l'incurable bêtise. Ce qui est certain, c'est qu'elle n'est pas française, ou plus exactement elle est en contradiction avec tout ce qui a fait le prestige de la France, tout ce qui la fait encore aimer à l'heure présente par des millions d'hommes à travers le monde... y compris en U.R.S.S.

Car la vraie France, ce sont nos Encyclopédistes, c'est notre Révolution de 89 apportant au monde le goût de la liberté et la haine des tyrans. La France, c'est le grand cri des soldats de 1792 : « La liberté ou la mort ! » et la devise des canuts lyonnais : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! » La France, c'est la glorieuse Commune de Paris, Châteaubriant, le Mont-Valérien, les F.T.P. et tous nos héros qui montraient, face aux pelotons d'exécution, comment savaient mourir des simples gens de chez nous, et les poètes qui surent les chanter magnifiquement, et tous ceux qui ne désespérèrent jamais du destin de la patrie.

C'est dans cette France-là que la Révolution russe devait trouver immédiatement un écho prodigieux et éveiller une sympathie naturelle, nourrie aux meilleures traditions du peuple de chez nous, une sympathie qui, vis-à-vis du peuple russe, n'était pas nouvelle.

Déjà, dans ses Châtiments, Victor Hugo dépeignait le sort du peuple russe gémissant sous le joug du tsarisme :

Peuple russe, tremblant et morne, tu chemines

Serf à Saint-Pétersbourg, ou forçat dans les mines

Le pôle est pour ton maître un cachot vaste et noir

Russie et Sibérie, oh ! tsar, tyran, vampire !

Ce sont les deux moitiés de ton funèbre empire

L'une est l'oppression, l'autre le désespoir.

Victor Hugo aidait le grand écrivain Alexandre Herzen, réfugié à Londres, à créer un journal révolutionnaire, l'Étoile polaire et dans une lettre du 25 juillet 1855, l'auteur des Misérables rendait un éclatant hommage à l'un des précurseurs de la Révolution russe :

Une grande idée vous anime et je me rallie à elle avec empressement et avec joie. Vous êtes paru afin de disjoindre ce qui se trouve uni aujourd'hui dans les alliances des rois et afin d'unir dans une alliance les peuples désunis. Vous êtes paru afin de nous réconcilier avec la Russie, afin de rallumer l'aube septentrionale, afin de lancer le cri de liberté dans la langue moscovite, afin de prendre la main de la grande famille slave et de la mettre dans la main de la grande famille humaine.

Emile Zola suivait, lui aussi, avec une profonde sympathie, le mouvement libérateur du peuple russe. Lorsque le 6 décembre 1876, des manifestations sanglantes se produisirent à Saint-Pétersbourg, sur la place de Kazan, Zola adressa un message aux étudiants russes. On n'en possède pas le texte authentique, mais un contemporain russe de Zola, F. Semenov, témoin de ces événements, prête à Zola les phrases suivantes :

Les événements de Russie émeuvent la conscience universelle. Tous ceux qui pensent librement ont des sympathies pour la jeunesse russe, comme pour son amour du travail, pour ses aspirations à la vérité et à la liberté, jeunesse que le gouvernement despotique veut enfermer dans un enclos comme du bétail. Mais ces événements atroces, cette action héroïque et son exécrable répression sont des phases inévitables d'une évolution historique. Par conséquent, en clamant hautement notre indignation devant le fait que l'on traite la pensée comme une esclave et qu'on la maltraite par le knout, ne devons-nous pas nous réjouir de ce subit assaut d'une tempête qui hâtera l'avènement de la révolution dans l'un des derniers grands empires rétrogrades qui restent ? On dirait que l'autocratie reçoit un coup dont les conséquences s'avéreront peut-être décisives. C'est pourquoi, en exprimant ma fraternelle sympathie pour les étudiants russes, je manifeste également ma joie en présence de la lutte glorieuse qu'ils mènent pour l'émancipation de l'humanité...

Plus près de nous, la Révolution russe de 1905 devait trouver dans notre pays des défenseurs passionnés.

A Paris se fondait une Société des amis du peuple russe et des peuples annexés dans le but, dit le premier article des statuts, de constituer « un centre permanent d'informations exactes sur l'état des choses de Russie ».

Elle se proposait — article 2 — « d'employer comme moyen d'action les conférences, réunions, causeries, communications contrôlées et puisées aux sources autorisées ».

Le président en était Anatole France et l'une des vice-présidentes, Mme Emile Zola. Le secrétaire général était Pierre Quillard, rédacteur en chef de l'Européen et le secrétaire-adjoint André Mater. Le Comité central comprenait le Dr Auguste Broca, le peintre Eugène Carrière, André Chevillon, Armant Dayot, inspecteur des Beaux-Arts, Mme Camille Flammarion, Louis Havet, de l'Institut, Mme Louis Havet, le Dr Huchard, J.-P. Langlois, professeur à la Faculté de médecine, Paul Ménard-Dorian, les écrivains Paul Meurice et Octave Mirbeau, Paul Painlevé, de l'Institut, Jean Psichari, directeur d'études à l'École des Hautes-Études, le grand historien Ch. Seignobos, maître de conférences à la Faculté des Lettres, Mme Séverine, le dessinateur Steinlen.

De nombreuses brochures populaires ne tardaient pas à être éditées : les Révolutions russes, par Franck de Pressensé, l'Empire russe jusqu'à Nicolas II, par Ch. Seignobos, le Paysan russe, par André Mater, le Juif russe, par André Mater également, les Revendications du peuple russe et des peuples annexés. La société mettait à la disposition des orateurs populaires un « plan de conférence sur les affaires de Russie » et une carte géographique dressée par Elisée Reclus.

Ainsi, de grands écrivains, des professeurs éminents se dressaient pour se solidariser avec les ouvriers russes, pour les défendre contre leurs calomniateurs français.

Cette année 1905 était d'ailleurs marquée en Russie par des événements d'une importance exceptionnelle : la manifestation du 9 janvier à Saint-Pétersbourg — le dimanche sanglant — au cours de laquelle plus de mille personnes étaient tuées ou piétinées sous les sabots des chevaux cosaques, ce qui fit exploser l'indignation et la colère accumulées depuis longtemps ; en mai, la grève et l'élection du premier Soviet à Ivanovo-Voznessensk ; en juin, la révolte du Potemkine ; en été, les révoltes paysannes dans le centre de la Russie, dans le Bassin de la Volga, en Ukraine, en Géorgie, en Russie Blanche ; en octobre, la grève générale et la formation des Soviets ; en décembre, l'insurrection armée des ouvriers et des paysans.

Le Parti socialiste, réuni en congrès national les 29, 30, 31 octobre et 1er novembre de la même année à Chalon-sur-Saône, manifestait son entière solidarité par une vibrante déclaration adoptée par acclamations :

Le Congrès de Chalon envoie son salut fraternel à l'héroïque prolétariat de la Russie et de la Pologne qui, au prix de sacrifices douloureux et sans nombre, use et brise les forces d'oppression de l'autocratie.

Il envoie également son salut fraternel aux Partis socialistes et révolutionnaires qui, depuis des années, supportent avec une vaillance sans pareille, les fureurs sanguinaires du despotisme, et qui, traqués, persécutés, martyrisés, mais jamais vaincus, se battent dans les rangs de la classe ouvrière.

Il acclame avec enthousiasme le prochain triomphe de la révolution, qui, en abattant le tsarisme, cette formidable forteresse de la réaction européenne, et qui, en nationalisant la propriété capitaliste, émancipera la Russie, les travailleurs et déchaînera en Europe la révolution socialiste.

En décembre, Jaurès saluait du haut de la tribune de la Chambre, l'effort de libération du peuple russe :

Et dans cette Russie, disait-il, où le peuple semblait enseveli à jamais, dans ce que le grand écrivain russe a appelé la « puissance des ténèbres », voyez avec quelle force, avec quelle efficacité le prolétariat russe commence à revendiquer son droit et sa liberté.

Cette Russie populaire, elle aussi, ne pourra se développer qu'en contribuant en Europe au développement de la paix.

Paroles combien prophétiques !

Au début de 1906, l'insurrection du prolétariat russe était écrasée. La répression s'exerça atroce : 2.000 personnes pendues, des milliers d'ouvriers fusillés, 25.000 travailleurs envoyés au bagne ou emprisonnés, les militants traqués, forcés à l'exil ou au travail clandestin...

La revanche est venue en 1917.

Dès ses débuts, le nouveau régime est âprement combattu par les forces de réaction à l'intérieur, soutenues par la bourgeoisie de tous les pays. La nôtre envoie en mer Noire des forces nombreuses d'intervention. Le 18 décembre 1918, des troupes françaises débarquent à Odessa, mais, un mois et demi plus tard, les soldats refusent de se battre et la résistance à l'intervention antisoviétique gagne progressivement toutes les unités militaires. Le 5 avril 1919, à Odessa, un détachement du génie fraternise avec les ouvriers russes et leur remet tout son matériel. Le 16, à Galatz (Roumanie), c'est l'arrestation, à bord du torpilleur Protêt, du Comité secret — avec André Marty qui avait conçu le plan de s'emparer du navire pour appareiller vers Odessa et entraîner à la révolte toute la flotte. Le 19, l'équipage du cuirassé France se mutine et entraîne avec lui les marins du navire-amiral Jean-Bart. Le lendemain, la révolte gagne tous les navires ancrés à Sébastopol. Ceux d'Odessa suivent le 27 avril. A Toulon, les 10, 11 et 12 juin, l'équipage du Provence, navire-amiral de toute la flotte française, refuse de partir pour la mer Noire et prend les armes, entraînant avec lui les soldats. Des manifestations semblables éclatent à Brest et à Rochefort. Le mouvement atteint les garnisons de l'intérieur : Lyon, Toulouse. Sur toutes les mers, les marins exigent le retour en France, jusqu'à Vladivostok, avec l'équipage du croiseur D'Estrées, les 13 et 14 août. En France, l'immense majorité du peuple réclame avec force l'arrêt de l'intervention militaire en Russie, en même temps que la journée de huit heures, l'amnistie aux condamnés militaires et politiques. Le prestige de la Révolution russe est formidable et les ouvriers se battent pour sa défense. C'est cette vague révolutionnaire qui a pénétré l'armée et les équipages des navires, travaillés par des petits groupes constitués clandestinement dans les régiments et sur tous les navires français et touchés par le difficile travail d'éclaircissement mené par les bolcheviks d'Odessa et notamment par l'institutrice française Jeanne Labourbe, arrêtée le 1er mars 1919 par des officiers français et russes blancs, torturée et abattue à coups de revolver avec neuf autres révolutionnaires. Toute cette action devait aboutir à briser l'intervention française en Russie. Elle demeure l'une des plus grandes pages de gloire du peuple français. (Pour le récit détaillé de ces événements, consulter les Heures glorieuses de la mer Noire et la Révolte de la mer Noire (aux Editions Sociales) d'André Marty.) Mais la bourgeoisie française ne renoncera pas, pour autant, au blocus de l'Union soviétique, au « réseau de fil de fer barbelé ». Pour le forcer, en 1917, deux ouvriers syndicalistes Lepetit et Vergeat et un jeune écrivain de talent, Raymond Lefebvre, partiront par mer pour aborder la Russie nouvelle. Ils y parviendront, mais à leur retour, ils seront engloutis par l'océan.

Pendant six années, la France officielle se fera le haineux gendarme de l'Europe contre le régime nouveau. Le Paris populaire et ses faubourgs répliqueront en acclamant Marcel Cachin en ce meeting historique du Cirque d'Hiver où le grand événement d'Octobre était commenté avec la passion que nous retrouvons toujours aussi ardente aujourd'hui chez le vétéran du Parti communiste français. Cependant qu'au congrès de Tours (1920), la France socialiste affirmait, malgré Blum, sa pleine solidarité avec l'Union soviétique, se poursuivra dans tout le pays, pendant des années, une bataille acharnée qui allait arracher du bagne, en 1924, Marty et ses compagnons de geôle — ces premiers défenseurs, au péril de leur vie, de l'amitié franco-soviétique. Intervention armée ou blocus, déluge de calomnies ou provocation Gorgulov, lancement à grand orchestre de « témoignages » antisoviétiques (Kléber Legay-André Gide) ou répression à la Tardieu ou à la Daladier, rien ne parviendra jamais à briser l'amitié pour l'Union soviétique des ouvriers et des intellectuels les plus illustres de notre pays.

Le Parti communiste français mènera, sans défaillance, la bataille la plus âpre pour affirmer sa solidarité indestructible avec les prestigieux continuateurs des Communards, avec Lénine, avec Staline. Réduit à l'illégalité en 1939, ses militants arrêtés, envoyés à la guillotine ou au poteau d'exécution, rien n'empêchera les communistes — dirigés par Maurice Thorez et Jacques Duclos — de clamer leur confiance inébranlable à la fois dans les destinées de notre peuple et dans le rôle décisif de l'U.R.S.S. pour l'avenir de l'humanité en même temps que de lutter farouchement pour la libération de notre propre pays. On retrouve cette confiance jusqu'à l'heure du sacrifice suprême. Aragon écrit de nos martyrs de Châteaubriant : Les Vingt-sept condamnés...

Ils ont voulu aller à la mort, les yeux non bandés et les mains libres. Ces hommes, en tombant, ont étonné leurs bourreaux. Ils ont chanté jusqu'à la dernière minute. Ils criaient : « Vive la France, vive l'U.R.S.S. vive le Parti communiste... »

Pierre Sémard, membre du Bureau politique du P.C.F., secrétaire général de la Fédération des Cheminots, quelques instants avant d'être fusillé le 7 mars 1942, écrit que sa dernière pensée est :

avec tous les Français patriotes, avec les héroïques combattants de l'Armée rouge et son chef, le grand Staline.

Julien Hapiot, ancien combattant des Brigades internationales, organisateur des francs-tireurs et partisans de la région du Nord, atrocement torturé par la Gestapo et fusillé le 13 septembre 1943, écrit dans sa lettre d'adieu :

Si je n'ai pas la joie de voir la victoire finale qui est assurée, j'ai tout au moins la satisfaction d'assister aux brillants succès de l'Armée rouge... J'affirme à nouveau mon admiration pour les combattants et les peuples de l'Union soviétique...

Hommage doit aussi être rendu aux efforts entrepris par l'Association française des Amis de l'Union soviétique (A.U.S.). Fondés fin 1927 au retour d'un voyage en U.R.S.S. par Henri Barbusse et Paul Vaillant-Couturier, les socialistes du Nord Canonne et Ombrouck, l'anarchiste Colomer, les sans-parti Francis Jourdain et Mme Duchesne, les A.U.S. devaient reprendre la magnifique activité amorcée en 1905 par Anatole France, Octave Mirbeau et Mme Emile Zola, mais sur une échelle infiniment plus vaste.

L'association faisait appel à toutes les bonnes volontés et on trouvait dans ses rangs, à la veille de la guerre, des socialistes comme Henri Sellier et Jean Ziromsky, des radicaux comme Edouard Herriot et Pierre Cot, des catholiques comme L. Martin-Chauffier. La présidence en était assurée par l'illustre Romain Rolland. A son dernier congrès, tenu à Lyon en novembre 1938, elle pouvait dresser le bilan de son activité : 8.000 adhérents en 1933, 80.000 membres individuels et 1.800.000 adhérents collectifs de divers groupements au moment de Munich ; la revue mensuelle Russie d'aujourd'hui tirait à 100.000 exemplaires ; en six années, de 1933 à 1938, les A.U.S. avaient lancé dans le pays 6.000.000 d'exemplaires de leur revue et 1.400.000 brochures ; ses séances de cinéma avaient groupé 1.400.000 spectateurs et 8.000 réunions publiques avaient touché 2.400.000 auditeurs. A toutes les campagnes antisoviétiques, l'association avait répondu avec vigueur, rapidité et efficacité.

Réduite à l'illégalité dès 1939, l'association devait continuer son travail par l'édition clandestine de cinquante numéros de Russie d'aujourd'hui qui contribuèrent à la fois à maintenir la confiance dans l'invincibilité de l'U.R.S.S. et l'amitié entre les peuples soviétiques et le nôtre. Au moment même où les blindés nazis donnaient l'assaut à Moscou, l'association faisait paraître clandestinement une brochure, tirée à 100.000 exemplaires, Pourquoi l'U.R.S.S. vaincra, apportant ainsi sa part de foi en la victoire, au moment même des heures les plus cruelles de l'occupation. Huit membres de son Comité national ont versé leur sang à la fois pour la libération de la France et pour l'amitié franco-soviétique et il convient ici de saluer avec émotion la mémoire de Gaston Aubert, secrétaire de la Région parisienne, d'Emilienne Cianotti, de Pavillon-sous-Bois, du cheminot Billoquet, de Sotteville-les-Rouen, morts en déportation, du commerçant André Bénaïm, secrétaire de la Fédération de la Côte d'Or, fusillé ; de l'instituteur Baroux, secrétaire de la Fédération de la Somme, fusillé à Châteaubriant ; les docteurs Elou, de Bayonne, mort des suites d'emprisonnement et Joubert, du Puy-de-Dôme, mort au maquis. Tandis que des dizaines d'autres dirigeants des A.U.S. faisaient connaissance avec les prisons et les camps de la mort, où ils maintenaient intacte la confiance envers l'Union soviétique.

Au même moment, les aviateurs du régiment « Normandie-Niemen » se battaient aux côtés de l'Armée rouge. A Orel, pendant ces sept jours de juillet 1943 d'une mêlée effroyable, nos valeureux compatriotes décollent. Ils abattent 19 appareils ennemis, mais perdent vingt des nôtres, parmi lesquels le commandant Tulasne. A peine reformé, un mois plus tard, ils prennent part à l'attaque sur le front de Ielnia où ils récoltent 51 victoires. Le 14 septembre, ils abattent 13 avions allemands et le régiment est cité à l'ordre du jour par l'état-major de l'aviation soviétique : « les aviateurs français ont montré de la bravoure, du courage, de la décision et de la maîtrise ». En octobre, c'est Orcha avec 13 nouvelles victoires. On les retrouve en juillet 1944 dans la bataille pour Minsk et en août, ils participent aux opérations du passage du Niémen et à la prise de Marioupol. Cité à l'ordre du jour par le maréchal Staline, le groupe prend alors place dans « l'aviation de la Garde » c'est-à-dire parmi les meilleurs des meilleurs. Rendons ici un fervent hommage au commandant Tulasne, au capitaine Préziosi, aux lieutenants Marcel Lefèvre et de Seynes, à tous ceux qui scellèrent de leur sang l'amitié franco-soviétique. Comment ne pas évoquer aussi la mémoire de cette modeste dactylo de chez nous, Colette Bariot, décorée de l'Ordre de Lénine pour son travail exemplaire en U.R.S.S. pendant la guerre, et son courage à toute épreuve, les allocutions à Radio-Moscou de Jean-Richard Bloch si vaillant, si plein de foi en l'avenir ? Et la belle figure du général Petit, chef de la mission militaire française en U.R.S.S. de 1941 à 1945 ? Tous ont porté le témoignage vivant de notre amitié avec les peuples soviétiques...

Depuis la libération, c'est l'Association France-U.R.S.S. qui a repris le flambeau. Présidée de 1944 à 1947 par l'illustre savant, l'ami de toujours des peuples soviétiques, le vénéré combattant pour toutes les causes justes, notre grand Paul Langevin, c'est aujourd'hui un autre illustre savant de renommée mondiale, Frédéric Joliot-Curie, qui apporte l'appui de son nom et de ses conseils éclairés à la grande œuvre de l'amitié franco-soviétique. Les 1.500 comités locaux ou d'entreprise de France-U.R.S.S. groupant près de 100.000 adhérents, agissent en permanence pour développer cette amitié. Ils ont diffusé, depuis la libération, plus de 7.000.000 d'exemplaires de la revue mensuelle de l'Association, 1.500.000 livres et brochures sur l'U.R.S.S. 7.000 séances de présentation de films soviétiques ont totalisé plus de 2.000.000 de spectateurs ; 1.800 conférences, l'organisation d'une centaine d'expositions complètent ce bref bilan d'activité auquel il convient d'ajouter les inaugurations, dues à l'initiative de France-U.R.S.S., de 57 rues et places Stalingrad. [Bilan dressé au 4e congrès de France-U.R.S.S. par son secrétaire général, Camille Pailleret (Montreuil, 4, 5, 6 juin 1949).]

Ainsi, la tradition d'amitié du peuple russe, l'amitié de la France qui travaille et qui pense est demeurée vivante : la solidarité de Victor Hugo et d'Emile Zola, d'Anatole France et d'Octave Mirbeau, de Jaurès et de Guesde — de Guesde qui déclarait en septembre 1920 : « Oui, il faut monter la garde autour de la Révolution russe » — cette solidarité a continué à s'affirmer avec Henri Barbusse et Romain Rolland, Paul Vaillant-Couturier et Jean-Richard Bloch, André Marty et Marcel Cachin, Maurice Thorez et Jacques Duclos, Paul Langevin et Joliot-Curie, Aragon et Paul Eluard.

Des millions de Français et de Françaises, dans les usines et les champs, les universités et les écoles, sont désormais gagnés à une amitié que rien ne pourra jamais ébranler.

Ces liens d'amitié entre les deux peuples, cette compréhension réciproque des plus grands esprits des deux pays ont eu leur contrepartie en Russie, puis en U.R.S.S.

Dès le XVIIIe siècle, en effet, la France des Encyclopédistes exerçait une influence considérable sur les couches supérieures de la société russe et c'est par l'intermédiaire de la langue française que les idées progressistes pénétraient en Russie.

Les écrits de Voltaire étaient très répandus dans l'empire des tsars et on désignait par le mot russe de voltarianets (voltairiens) les hommes de pensée avancée, particulièrement haïs de l'aristocratie réactionnaire.

A la même époque, l'impératrice Catherine invitait à sa cour Denis Diderot, dans le but de se servir de ce philosophe comme instrument de sa politique. Mais bien qu'on cachât soigneusement à Diderot la terrible condition des paysans réduits au servage, le voyage de l'écrivain français lui permit d'écrire quelques-unes de ses pages les plus étonnantes, notamment des Observations sur l'instruction, œuvre dans laquelle Diderot développait un plan d'enseignement pour la Russie que Catherine devait naturellement rejeter mais qui contenait des idées très avancées pour l'époque.

Le savant juriste Simon Desnitski, premier propagandiste des idées démocratiques dans la Russie féodale, était un fervent disciple des philosophes français.

Un autre savant et publiciste, Yakov Koselski, dans son ouvrage Propositions philosophiques, glorifiait « ces grands hommes MM. Rousseau, Montesquieu, Helvétius ».

La nouvelle de la prise de la Bastille produisit une impression considérable à Saint-Pétersbourg — si nous en croyons les mémoires du comte de Ségur :

A la Cour, l'agitation fut vive et le mécontentement général. Dans la ville, l'effet fut tout contraire et, malgré que la Bastille ne fût assurément menaçante pour aucun des habitants de Saint-Pétersbourg, je ne saurais exprimer l'enthousiasme qu'excitèrent parmi les négociants, les marchands, les bourgeois et quelques gens d'une classe plus élevée, la chute de cette prison d'Etat, et ce premier triomphe d'une liberté orageuse. Français, Russes, Danois, Allemands, Anglais, Hollandais, tous dans les rues se félicitaient, s'embrassaient, comme si on les eût délivrés d'une chaîne trop lourde qui pesait sur eux.

L'écrivain russe Alexandre Deutsch, écrivait d'autre part :

La société russe, en la personne de sa noblesse moyenne et de ses intellectuels bourgeois, créait une littérature échauffée par les rayons du soleil de la Révolution de 1789 qui s'était levée sur la France.

Dans cette littérature surgie du grand orage de 89, une place à part doit être réservée au Voyage de Pétersbourg à Moscou, œuvre maîtresse du plus brillant Encyclopédiste de la Russie du XVIIIe siècle, Alexandre Radichtchev. Sous la forme d'un récit de voyage, l'auteur réussissait à dévoiler l'horreur et la barbarie du servage. Son livre, imprimé dans l'hiver de 1789, provoqua des discussions orageuses. Catherine II constata qu'il « disséminait la contagion française » et Radichtchev fut déporté en Sibérie.

Catherine II et son successeur Paul Ier menèrent une lutte impitoyable pour empêcher la pénétration des « pernicieuses idées jacobines ». L'importation des livres français était interdite.

Cependant, au cours de la guerre de 1812 et des campagnes contre Napoléon, les jeunes officiers russes eurent l'occasion d'observer en Occident un régime politique plus libre. L'irritation de ces jeunes aristocrates contre la réaction féodale prit des formes de plus en plus aiguës. Groupés en sociétés secrètes, ils ambitionnèrent de renverser l'autocratie et de la remplacer par une monarchie constitutionnelle ou une république. Le 14 décembre 1825, ils se soulevèrent à Saint-Pétersbourg. L'insurrection, qui ne s'appuyait pas sur les masses populaires, fut écrasée. Il reste cependant que l'un des premiers mouvements révolutionnaires en

Russie s'inspirait des idées de la Révolution française de 1789, comme le démontre l'interrogatoire du « décembriste » Ryléev, condamné à être pendu :

Je me nomme Kondrati, fils de Fédor, et suis âgé de trente ans. Je professe la religion orthodoxe, gréco-russe. Je me confesse et reçois la Sainte-Communion chaque année.

Je n'ai pas encore prêté serment de fidélité à Sa Majesté l'Empereur régnant.

J'ai reçu mon éducation du Premier Corps des Cadets.

D'une façon générale, je me suis appliqué à toutes les sciences philologiques, ces dernières années, je me suis surtout livré à l'étude des Droits et de l'Histoire de différents peuples.

Je n'ai suivi les cours spéciaux de personne.

C'est durant les campagnes de France, en 1814 et 1815, que je fus gagné aux idées des libres-penseurs ; ensuite, celles-ci se sont graduellement développées en moi par la lecture de différents publicistes contemporains tels que Bignon, Benjamin Constant et d'autres encore ; enfin, du jour de mon adhésion à la Société, trois années durant, des entretiens presque quotidiens avec des personnes professant les mêmes opinions et la lecture assidue des auteurs déjà mentionnés, ont couronné ma criminelle façon de penser. Mais nul ne l'a enraciné en moi et, en toute conscience, c'est moi seul que je dois accuser de tout.

Le plus grand poète russe, Alexandre Pouchkine, s'inspirait des idées de Voltaire, de Rousseau et d'autres penseurs du « siècle des lumières ». Il exaltait la liberté et soumettait le régime tsariste à une critique impitoyable. Dans son poème « A mes camarades », il écrivait :

Allons, amis, soyez cléments,

Laissez-moi mon bonnet rouge

Tant que, pour prix de mes péchés,

On ne m'a pas coiffé d'un casque.

Autrement dit, Pouchkine soulignait que le « casque », symbole du service du tsar, pouvait lui échoir comme un châtiment pour son attachement à la liberté de pensée.

Il regrettait que « Voltaire et les géants n'aient pas un seul adepte en Russie ». Il vibrait intensément aux principes de la Grande Révolution :

Souvenez-vous, ô mes amis

De quoi, de quoi nous fûmes les témoins !

Jouets obscurs, d'un jeu mystérieux,

Les peuples, pris de trouble, s'agitaient

Et s'élevaient, et retombaient les rois ;

Et tour à tour, de liberté, d'orgueil, de gloire,

Le sang humain rougissait les autels...

Cinquante années plus tard, les doctrines du socialisme utopique — Saint-Simon, Fourier — attiraient deux grands penseurs russes : Alexandre Herzen et Biélinski. Ce dernier, d'abord démocrate, évoluait vers le socialisme et le matérialisme, sous l'influence des doctrines de nos penseurs et de nos révolutionnaires illustres.

Quant à Herzen, exilé à l'étranger (nous avons lu plus haut une lettre que lui adressait Victor Hugo), il considérait la France comme sa seconde patrie. Il a laissé des pages magnifiques qui exaltent les grandes époques révolutionnaires de notre histoire.

La Terreur de 93 fut grande dans sa sombre implacabilité, toute l'Europe forçait les portes de la France pour châtier la Révolution, la patrie était vraiment en danger. La Convention voila pour un certain temps la statue de la liberté et confia à la guillotine la garde des « droits de l'homme ». L'Europe contemplait ce volcan avec horreur et reculait devant sa sauvage et toute-puissante énergie ; la Terreur voulait sauver la France — et, au lieu de cela elle vainquit l'Europe...

(Paris, 1er septembre 1848).

Nous sommes habitués à associer au mot Paris le souvenir des grands événements, des grandes masses, des grands hommes de 1789 et 1793, le souvenir d'une lutte formidable pour la pensée, pour les droits, pour la dignité humaine, de la lutte qui continua après la place publique, soit sur le champ de bataille, soit dans les débats parlementaires. Le nom de Paris s'associe étroitement à toutes les plus belles espérances de l'homme contemporain ; j'y suis entré le cœur frémissant, avec timidité comme on entrait autrefois à Rome.

(Paris, 10 juin 1848).

Aujourd'hui, être révolutionnaire au sens où l'entendait la Convention, serait presque la même chose que se présenter à la Convention en Huguenot. Au XVIIIe siècle, il suffisait d'être républicain pour être révolutionnaire ; aujourd'hui on peut facilement être un républicain et un conservateur à tous crins, le socialiste de notre époque ne peut manquer d'être révolutionnaire...

(Paris, 1er juin 1849).

Le grand écrivain satirique russe Saltykov-Chtchédrine montrait lui aussi, dans des pages inoubliables, les affinités des écrivains russes les plus remarquables avec la France :

Il émanait de cette France la foi en l'humanité et la confiance que l'âge d'or n'était point derrière mais en avant... En un mot, toutes les aspirations vers ce qui est grand et généreux et l'amour débordant pour tout ce qui est humain, nous venaient d'elle.

De fait, nous vivions en Russie ou plutôt à Saint-Pétersbourg, c'est là que nous vaquions à nos occupations, que nous écrivions les lettres à nos parents en province, que nous fréquentions les restaurants et le plus souvent les gargottes, et que nous nous réunissions pour causer — mais notre vraie vie, notre vie intellectuelle et morale se passait réellement en France.

La Russie représentait à nos yeux une région plongée dans un épais brouillard, où tout devenait compliqué, ou même une chose si simple que la publication d'un « Recueil de proverbes russes » semblait une entreprise étrange et suspecte, qu'on voyait de mauvais œil. Mais la France nous apparaissait claire comme le jour, en dépit des coups de ciseaux et des pâtés d'encre que la censure infligeait aux journaux qui nous venaient de l'étranger.

L'épisode le plus insignifiant de la vie politique et sociale de la France nous touchait au vif, nous apportait une joie ou une douleur. Il nous semblait que tout était fini en Russie, que notre vie politique et sociale avait été mise sous pli, scellée de cinq cachets, et jetée à la poste, en l'adressant à un destinataire, qu'on se promettait bien de ne point trouver. En France, au contraire, tout semblait commencer, et ce commencement semblait se continuer depuis près d'un demi-siècle ; maintenant, tout fermentait de nouveau, tout commençait et recommençait en promettant de progresser sans fin...

Au cours du XIXe siècle, l'influence des meilleurs écrivains français continua de s'exercer en Russie.

Les œuvres de Victor Hugo bouleversaient l'opinion et le tsar Alexandre II ne s'y trompait pas en interdisant la traduction russe des Misérables. Rien n'y faisait, le roman de Hugo se lisait en français ; il traversait les prisons du tsarisme et rallumait partout la flamme de la liberté. Deux des plus grands écrivains russes, Dostoïevski et Tolstoï, ne cachaient pas leur admiration pour l'auteur des Châtiments et des Misérables.

Balzac non plus ne jouissait pas des faveurs des autorités tsaristes et lors de son séjour en Russie, et pendant tout son voyage en Ukraine, où il devait épouser la comtesse Hanska, il se vit exposé à la surveillance spéciale de la police de Sa Majesté.

Quant à Emile Zola, il se lia d'amitié avec le grand romancier Tourgueniev qui introduisit en Russie ses œuvres auxquelles leur caractère humain et social devait assurer un très grand retentissement.

Plus près de nous encore, Maxime Gorki devait chanter son amour de la France. Quel Français ne sera pas bouleversé en relisant cette page magnifique, écrite à l'époque où la presse de notre pays insultait les ouvriers et paysans russes, les révolutionnaires de 1905, à l'époque où les milliards de l'épargne française étaient drainés jusqu'en Russie pour permettre au tsar d'écraser le mouvement libérateur du peuple.

Je marchais dans les rues de Paris, et mon cœur chantait un hymne à la France avec laquelle j'avais causé dans un caveau sombre.

Qui ne t'a aimée de tout son cœur au matin de ses jours ?

Dans les années de jeunesse, lorsque l'âme humaine plie les genoux devant les déesses de la Beauté et de la Liberté, en toi seule, ô grande France, le cœur voyait le temple clair de ses déesses !

France ! Ce mot chéri retentissait pour tous les hommes honnêtes et hardis comme le nom bien-aimé d'une fiancée adorée ! Que de grandes journées compte ton passé ! Tes combats furent les plus belles fêtes des peuples, et tes souffrances, de grands enseignements pour eux.

Que de beauté et de force dans tes recherches de la justice, que de sang loyal versé dans les batailles au nom du triomphe de la liberté ! Se peut-il que ce sang soit à jamais épuisé ?

France! tu étais le clocher du monde, du haut duquel retentirent jadis, à travers toute la terre, trois coups de cloche de la justice, retentirent trois cris qui rompirent le sommeil séculaire des peuples : Liberté, Fraternité, Egalité !

Voltaire, ton fils, homme à la figure diabolique, combattit la trivialité pendant toute sa vie, comme un titan. Virulent était le poison de son sage rire...

Hugo, ton fils, est l'un des plus gros diamants de ta couronne de gloire. Tribun et poète, il tonnait sur le monde comme un ouragan, réveillant à la vie tout ce qu'il y a de beau dans l'âme de l'homme. Créant partout des héros, il en a créé avec ses livres autant que toi, France, au temps où tu marchais à l'avant-garde des peuples, le drapeau de la Liberté en main, un joyeux sourire sur ton beau visage, l'espoir du triomphe de la vérité et du bien dans tes yeux loyaux. Il enseignait à tous les hommes l'amour de la vie, du Beau, du Vrai et de la France. Il vaut mieux pour toi qu'il soit mort ! Vivant aujourd'hui, il ne te pardonnerait pas ta lâcheté, ô France, à toi qu'il aimait comme un jouvenceau même à l'âge où ses cheveux avaient blanchi...

Flaubert, le grand prêtre du Beau, l'Hélène du XIXe siècle qui a enseigné aux écrivains de tous les pays à respecter la force de la plume, à en comprendre la beauté, lui le magicien du verbe, objectif comme le soleil et qui projetait une clarté également éclatante sur la boue de la route et les dentelles rares, Flaubert lui-même, pour qui la vérité résidait dans la beauté, et dans la vérité... se détournerait de toi avec mépris !

Et tous tes meilleurs enfants se sont séparés de toi. Ceux qui, autrefois venaient à toi pour apprendre à mourir pour l'honneur et la liberté, ne te comprendront pas aujourd'hui et se détourneront de toi, la mort dans l'âme. (La Belle France, New-York, 1906.)

Et Lénine, comme il aimait notre pays et sa riche histoire, comme il adorait écouter nos ouvriers des faubourgs chanter : « Salut à vous, braves soldats du 17e ! » Réfugié chez nous pendant les années de réaction qui suivirent l'écrasement de la Révolution de 1905, il étudiait tous les documents relatifs à la Commune de Paris. Il était un visiteur assidu de notre Bibliothèque nationale et il connaissait admirablement toute l'histoire du mouvement ouvrier français.

Et Staline ? En acceptant de signer avec la France, en décembre 1944, le traité franco-soviétique d'assistance mutuelle, alors même que notre pays n'était pas encore entièrement libéré, à l'heure où les Etats-Unis et l'Angleterre n'admettaient pas notre participation aux côtés des « trois grands », Staline donnait une preuve nouvelle de sa confiance dans l'avenir de la France.

Maints témoignages ont été fournis par lui de sa sympathie pour le peuple français — nous n'en voulons pour preuve que sa réponse au général de Gaulle demandant de remettre à la disposition de l'aviation française le régiment Normandie-Niemen :

Le régiment français « Normandie-Niemen » retourne dans sa patrie tout équipé, c'est-à-dire avec ses avions également tout équipés, et comme itinéraire, il suivra l'Elbe en direction de l'Ouest.

J'ai estimé essentiel de conserver au régiment le matériel dont il s'est servi courageusement et avec un plein succès sur le front oriental. Que ce matériel soit le modeste cadeau de l'aviation de l'Union soviétique à la France et le symbole de l'amitié de nos deux peuples.

Je vous prie d'agréer mes remerciements pour le travail que ce régiment a fait sur le front dans la lutte contre les armées allemandes.

Est-il nécessaire, au surplus, d'évoquer longuement l'ardente campagne menée dans la presse soviétique pendant toute la guerre par Ilya Ehrenbourg répétant à ses compatriotes, avec le talent qu'on lui connaît, que la vraie France n'était pas Vichy ?

Faut-il souligner que la littérature française bénéficie sur tout le territoire soviétique d'un accueil chaleureux, que douze de nos écrivains (Jules Verne, Victor Hugo, Maupassant, Emile Zola, Romain Rolland, Henri Barbusse, Balzac, Alphonse Daudet, Paul Lafargue, Prosper Mérimée, Anatole France, Perrault) ont eu chacun leurs œuvres tirées à plus d'un million d'exemplaires et que le tirage total des traductions d'œuvres françaises dépasse cinquante millions ? Faut-il s'étendre sur le véritable culte porté à la Commune de Paris ?

Et combien de fois notre musique, notre répertoire théâtral sont à l'affiche ? [Depuis la fin de la guerre ont été mises en scène les pièces suivantes : le Mariage de Figaro de Beaumarchais dans six théâtres ; le Barbier de Séville dans cinq ; la Dame aux camélias d'Alexandre Dumas au théâtre de Tbilissi ; Angelo, tyran de Padoue, de Victor Hugo, dans trois théâtres ;le Chapeau de paille d'Italie, le Voyage de monsieur Perrichon de Labiche, à Moscou et à Leningrad ; les pièces de Molière — l'Avare, le Malade imaginaire, Tartufe, Georges Dandin, le Médecin malgré lui, les Fourberies de Scapin, le Bourgeois gentilhomme, l'Ecole des femmes — ont été à l'affiche de dix-huit théâtres ; Cyrano de Bergerac, d'Edmond Rostand, a été applaudi à Moscou, Leningrad, Dniépropétrovsk, Tchéboksary (en Tchouvachie), Tchita (chez les Bouriato-Mongols) ; Patrie, de Sardou, à Leningrad ; trois pièces de Scribe — le Verre d'eau, Adrienne Lecouvreur, l'Art de faire une carrière — ont vu les feux de la rampe dans sept théâtres. Et il ne s'agit que du répertoire des théâtres professionnels, exclusion faite du répertoire de plusieurs milliers de troupes d'amateurs !]

On commémore avec plus d'éclat en U.R.S.S. qu'on ne le fait chez nous la naissance ou la mort de Molière, de Voltaire, de Barbusse, de Romain Rolland, de Debussy, etc. On vient de tirer cette année à 50.000 exemplaires un ouvrage de 800 pages intitulé France contenant les données essentielles sur les richesses naturelles, l'économie, l'histoire, la politique, la structure d'État et les différents domaines de la culture de la France et de l'Union française. Ce livre est destiné, écrit Etudes soviétiques (n° 4, août 1948.), « aux larges milieux intellectuels soviétiques, qui témoignent d'un profond intérêt pour l'histoire et la culture du peuple français ».

Pour faire connaître l'héroïsme du peuple français dans la Résistance, le gouvernement soviétique fait tirer 1.000 copies du film la Bataille du rail afin que les spectateurs des cinémas les plus éloignés de la capitale puissent applaudir à l'héroïsme de nos cheminots pendant l'occupation. On pourrait ainsi relever chaque jour dans la presse soviétique telle ou telle information qui montre une volonté officielle évidente de ne pas laisser confondre le peuple français avec ses indignes dirigeants antisoviétiques d'aujourd'hui.

Ainsi, l'amitié et la collaboration entre les deux peuples ne datent pas d'hier.

Si, à l'époque des diligences, cette amitié ne s'exprimait que par la plume des meilleurs intellectuels des deux pays, elle devait s'élargir au fur et à mesure que conjointement au rapprochement des distances et au développement de l'instruction, la classe ouvrière prenait conscience de sa force et de sa mission historique. Cette amitié devait se sceller dans les deuils et les souffrances endurés en commun dans la lutte contre le fascisme.

Dans tous les foyers de France, la reconnaissance pour l'Armée rouge était générale pendant les années noires de l'occupation. Les échos victorieux de Stalingrad armaient nos francs-tireurs et partisans, nos saboteurs dans les usines, nos rédacteurs de journaux clandestins. Les victoires soviétiques perçaient les murs des prisons ; elles faisaient serrer les dents à nos camarades torturés par la Gestapo — et ils ne parlaient pas ; elles illuminaient les dernières minutes de nos fusillés ; elles aidaient à tenir dans les camps de la mort lente.

Depuis, des misérables ont essayé, par mille moyens, de porter atteinte à cet immense sentiment de reconnaissance. Histoires « de doigts coupés aux prisonniers pour voler les bagues » ; inventions de prisonniers français « retenus de force dans des camps en Sibérie » — pour exploiter l'espoir naturel de tant de familles qui, cependant, ne reverront jamais les leurs ; lancement à grande publicité de la littérature antisoviétique américaine genre Kravchenko et Koestler ; « impérialisme rouge » — tous les bobards, inventions, calomnies, mensonges.

Nous sommes revenus trente années en arrière et tout est utilisé ; des escrocs et des espions, des traîtres et des faibles, des canailles et des politiciens de la pire espèce. Les dollars coulent à flots. Le guichet de l'ambassade d'Allemagne en 1939 a été remplacé par celui de l'ambassade des États-Unis.

[Il ne s'agit pas là d'une affirmation gratuite. Voici la question que je posais le 19 décembre 1938 à M. Georges Bonnet : « L'Allemagne hitlérienne dispose en France de puissants concours. M. de Kérillis a écrit dans son journal, le 11 décembre, que d'après l'ambassadeur des États-Unis à Paris, M. Hitler avait jeté en pâture à la presse française 2 millions de livres sterling, soit environ 300 millions de francs entre mai et novembre 1938. Quels sont ces journaux ? M. le ministre est certainement informé. Qu'il renseigne la Chambre ! » Le « ministre étranger des affaires françaises » comme l'appelait Gabriel Péri ne trouva pas un mot à répondre.]

Cent journaux, revues, magazines antisoviétiques paraissent qui, visiblement, ne « bouclent pas » — quelqu'un soldant les fins de mois. Les maîtres paient et les valets s'exécutent. Tout cela, pour créer une psychose de haine et de préparation à la guerre contre l'U.R.S.S.

Il faut que les antisoviétiques en prennent bonne note : nous ne marcherons pas contre ceux qui ont sauvé le monde de la barbarie fasciste. En attaquant notre Révolution en 1792, les armées des rois et des empereurs coalisés étaient lancées dans une guerre criminelle contre les peuples.

En préparant l'agression contre un pays qui se trouve à la tête de la démocratie, du progrès, de la paix, les milliardaires des États-Unis peuvent rêver de ramasser de fabuleux profits dans une troisième guerre mondiale et, en même temps, d'en finir avec le socialisme triomphant. Nous ne serons jamais leurs complices.

Ni eux, ni leurs laquais ne nous feront mettre sac au dos contre les héros de Stalingrad ! Ce serait contraire aux intérêts du peuple de France, ce serait un crime atroce contre l'humanité tout entière.

Et notre opposition à la guerre contre l'Union soviétique est à la mesure des deuils et des ruines que l'antisoviétisme a coûté à notre peuple.

 

Chapitre XI — L'antisoviétisme contre la France

Nous venons de voir, dans les précédents chapitres, comment la Russie tsariste, arriérée et misérable s'était transformée en une Union soviétique libre, forte, heureuse et pacifique. Nous avons répondu à l'objection majeure de ses adversaires : « Oui mais... la liberté ? », essayé de montrer quels liens puissants avaient toujours réunis les peuples de France et de Russie. Il nous reste, avant de conclure, à examiner quel mal l'antisoviétisme a fait à notre pays. Abordant ce domaine, il est impossible de passer sous silence le livre retentissant de Sayers et Kahn la Grande Conspiration contre la Russie dont le tirage de la traduction française a atteint 80.000 exemplaires — malgré le silence quasi total de la presse docile aux consignes d'étouffement.

Dans leur œuvre capitale, les deux écrivains américains ont projeté la lumière la plus aveuglante sur la chaîne continue de provocations et de complots de tous genres qui ont été tramés contre cette Union soviétique à laquelle on reproche si souvent sa méfiance et qui n'avait — et n'a encore — que trop de raisons de s'exercer.

Grâce à ce livre remarquable, nous possédons une histoire de l'antisoviétisme mondial — tout au moins dans ses agissements conspiratifs — qui nous montre les responsabilités écrasantes de certains Français dans une politique absolument stupide et parfaitement criminelle. Que le lecteur m'excuse par avance d'y faire de larges extraits.

Nous sommes en 1918. Tandis que notre ambassadeur en Russie, Noulens, intrigue avec ses collègues anglais, américains et soudoie le terroriste antisoviétique Boris Savinkov, Clemenceau et les grands chefs militaires français recherchent déjà les meilleurs moyens de combattre le nouveau régime né à l'Est de l'Europe.

La raison du renoncement des Alliés à marcher sur Berlin, en 1918, et à désarmer définitivement le militarisme allemand réside dans la peur du bolchévisme chez les Alliés, qui fut habilement exploitée par les politiciens allemands. Le commandant en chef allié, le maréchal Foch, a révélé dans ses mémoires, que dès l'ouverture des négociations de la paix, les porte-parole allemands évoquaient constamment « la menaçante invasion bolchéviste de l'Allemagne » comme un moyen d'obtenir des conditions de paix favorables. Le général Wilson, de l'état-major général britannique, a raconté dans son War Diary (journal de guerre) que, le 9 novembre 1918, deux jours avant la signature de l'armistice, « le cabinet s'est réuni cette nuit de 6 h 30 à 8 heures. Lloyd George a lu deux télégrammes du Tigre (Clemenceau) dans lesquels il relatait l'entrevue de Foch avec les Allemands : le Tigre redoute la chute de l'Allemagne et la victoire du bolchévisme dans ce pays. Lloyd George m'a demandé si je souhaitais que cela arrivât ou si je ne préférais pas un armistice. Sans hésitation, j'ai répondu : Armistice. Tout le cabinet a été d'accord avec moi. Pour nous, le véritable danger n'est plus désormais les Allemands, mais le bolchévisme. Dans un moment de lucidité, Clemenceau lui-même a prévenu la conférence de la paix que l' « anti-bolchévisme » était un moyen utilisé par l'état-major allemand pour tromper les alliés et sauver le militarisme allemand. « Les Allemands se servent du bolchévisme » a dit Clemenceau en 1919 « comme un croque-mitaine pour effrayer les Alliés ». Pourtant, sous l'influence de Foch, de Pétain, de Weygand et d'autres, le Tigre oublia ses propres avertissements et succomba à l'hystérie anti-bolchéviste qui bientôt paralysa toute clairvoyance et toute action démocratique chez les « faiseurs de paix » alliés (Sayers et Kahn : La Grande Conspiration contre la Russie, p. 94-95. Éditions Hier et Aujourd'hui, 1947.)

Hystérie qui allait se manifester avec éclat à la conférence de la paix.

« En principe, commença Clemenceau, je ne suis pas partisan de conversations avec les bolcheviks, non parce que ce sont des criminels, mais parce que nous les élèverions à notre niveau en disant qu'ils méritent de discuter avec nous... »

Clemenceau ne se reposait pas seulement sur son éloquence. Il demanda la permission de faire venir des « témoins qualifies » en matière de bolchévisme. Le premier était l'ambassadeur Noulens, qui avait été l'ami de l'ambassadeur Francis à Pétrograd et l'animateur des intrigues antisoviétiques dans le corps diplomatique. Noulens fut présenté à Lloyd George et à Wilson.

« Je me limiterai à des faits » dit l'ambassadeur, et, immédiatement, il se mit à débiter un effrayant chapelet d' « atrocités bolcheviks » :

« Non seulement des hommes mais des femmes ont été fusillées. Partout des atrocités : noyades, nez et langues coupés, mutilations, enterrements vivants, exécutions publiques, enlèvement, pillage. »

Noulens répétait les racontars excités des diplomates antisoviétiques et des émigrés tsaristes :

« Une bande de tortionnaires professionnels occupe maintenant la forteresse Pierre et Paul... L'Armée rouge est plus une cohue qu'une armée... Et puis, il y a l'affaire du capitaine Cromie, l'attaché naval britannique, qui fut tué dans la défense de l'ambassade d'Angleterre, et dont le corps fut exposé pendant trois jours à une fenêtre de l'ambassade. La terreur, l'assassinat collectif, la dégénérescence, la corruption, un mépris total des Alliés, tels étaient les traits distinctifs du régime des Soviets... Enfin, je désire souligner que le gouvernement bolchevik est résolument impérialiste. Il a l'intention de conquérir le monde et ne fera la paix avec aucun gouvernement. » (La Grande Conspiration contre la Russie, p. 100-102.)

1919, 20, 21 : l'intervention armée, le soutien apporté par le gouvernement français aux armées blanches de Denikine et de Wrangel, l'occupation d'Odessa et de Sébastopol, l'envoi de Weygand (avec un jeune officier du nom de de Gaulle) à Varsovie pour aider l'armée polonaise. Toute cette période est marquée par des échecs militaires retentissants des armées blanches soutenues par les Alliés, notamment la défaite de Wrangel à Tsaritsyne (actuellement Stalingrad) par l'Armée rouge commandée par Staline. C'est à cette époque que se place l'action courageuse des soldats et des marins français en mer Noire qui allait susciter en France une si ardente campagne contre l'intervention française en Russie.

Trois années de sanglantes batailles qui devaient coûter à l'Union soviétique 7 millions de morts et des pertes matérielles évaluées à 60 milliards de dollars. Tout cela pour les seuls intérêts des capitalistes français, anglais, américains, japonais, furieux de voir s'échapper les monstrueux bénéfices qu'ils réalisaient en Russie dans l'exploitation du charbon du Donetz, du pétrole du Caucase et des sources de matières premières de Sibérie.

1923. L'ambassadeur anglais à Berlin, lord Aberdon, rendit cette année là, une visite au général allemand Hoffmann qui avait présenté à la conférence de la paix en 1919 un plan précis d'offensive sur Moscou. L'ancien commandant en chef des armées allemandes en Russie remit à l'ambassadeur un mémorandum confidentiel d'une nouvelle intervention armée contre la Russie. Le maréchal Foch et son chef d'état-major Pétain « exprimèrent leur chaude approbation du plan révisé », de même que von Papen, le général Mannerheim, l'amiral Horthy — qui devaient tous devenir, par la suite, de serviles agents d'Hitler — et l'amiral anglais Sir Barry-Doinville.

Au même moment, la presse de Paris et celle de Londres accentuaient les campagnes antisoviétiques. Des espions et des terroristes étaient envoyés en Russie (le capitaine Sidney Reilly de l'Intelligence Service, Boris Savinkov) et avec l'approbation enthousiaste de Winston Churchill. Un soulèvement éclatait au Caucase. Mais le terroriste Boris Savinkov qui avait pénétré clandestinement en Russie, fut arrêté et désigna devant le tribunal les hommes d'État et les financiers connus de France et d'Angleterre qui avaient financé son entreprise.

Le soulèvement du Caucase — dont le New York Times du 13 septembre 1924 déclara qu'il avait été « financé et dirigé de Paris » — se heurta au patriotisme des ouvriers et des paysans soviétiques qui le liquidèrent en quelques semaines.

1926. Quittons maintenant le domaine de la conspiration et transportons-nous en France où la question du remboursement des porteurs d'emprunts russes passionne toujours l'opinion publique. C'est l'une des questions qui, entre les deux guerres mondiales, a le plus servi pour essayer de dresser les Français contre l'Union soviétique. Le lecteur nous excusera si nous prenons soin d'en faire ici un résumé historique. (Dans des centaines de réunions publiques assurées par les Amis de l'Union Soviétique de 1932 à 39, c'est certainement cette question qui a été le plus souvent posée par les auditeurs.)

Le marché financier français s'était ouvert à l'empire tsariste au moment même où allait s'ébaucher l'alliance franco-russe. C'est en novembre 1887 que le premier grand emprunt russe de 4 % fut lancé sur la place de Paris et obtint un succès très vif. De 1887 à 1891, le crédit russe draina de France près de quatre milliards de francs-or. Chaque année qui suivit, un nouvel emprunt fut lancé... et couvert. Lorsqu'éclata la révolution russe de 1905, il n'était plus possible de ne pas comprendre que l'argent français servait à maintenir le pouvoir tyrannique de l'autocratie tsariste. L'aveu en avait été fait par le comte Witte, président du Conseil des ministres de l'Empire des tsars :

En octobre 1905, raconte-t-il dans ses Mémoires, le gouvernement n'avait ni troupes, ni argent pour combattre la révolution. Je discernai vite que deux choses pouvaient sauver la dynastie et permettre à la Russie de supporter l'orage révolutionnaire, par exemple, un grand emprunt étranger et le rappel de l'armée du Transbaïkal et de la Mandchourie.

Ainsi, l'emprunt, conclu d'ailleurs en dehors de la Douma d'État, devait servir à étouffer la Révolution. Une délégation des partis d'opposition ayant à sa tête le prince Troubetskoï, démocrate constitutionnel, en avertit officiellement M. Poincaré, alors ministre des Finances.

En France, toute l'opinion démocratique s'éleva contre l'emprunt. Jaurès, Painlevé, Jules Guesde, l'historien Seignobos se prononcèrent publiquement contre le financement de la réaction russe :

Les hommes qui souscrivent à l'emprunt, écrivait Jaurès, se transforment volontairement en agents d'une violence honteuse, d'une tyrannie des plus cyniques. Ces gens travaillent contre la Russie et contre la France.

Le grand écrivain Anatole France n'était pas moins net :

Que nos concitoyens aient enfin des oreilles pour entendre. Ils sont prévenus ; un avenir sinistre peut les attendre, s'ils prêtent encore de l'argent au gouvernement russe afin qu'il puisse tuer, pendre, massacrer à sa guise et anéantir toute liberté et toute civilisation dans toute l'étendue de son immense et malheureux Empire. Citoyens de France, ne donnez plus d'argent pour de nouvelles cruautés ; ne donnez plus de milliards pour permettre le martyre de peuples innombrables.

Toute cette campagne fut vaine. La presse était arrosée par les Rothschild, les grandes banques (Société générale, Crédit lyonnais, Comptoir d'escompte de Paris) et les fonds secrets de l'ambassadeur du tsar à Paris. Le Matin, le Figaro, le Temps vantaient les emprunts russes et des milliers d'épargnants s'y laissaient prendre à tel point que l'emprunt du 26 avril 1906 rapportait la somme, considérable à l'époque, de deux milliards deux cent cinquante millions de francs-or. L'oligarchie russe, forte de l'appui financier de la République française, poursuivit une répression sanguinaire contre le, mouvement ouvrier et la Douma fut dissoute. Tous les députés appartenant aux partis démocratiques publièrent alors un manifeste solennel dans lequel ils déclaraient que les emprunts conclus sans l'assentiment de la représentation nationale du pays ne seraient pas valables : « Le peuple russe ne les reconnaîtra jamais et ne se sentira pas appelé à les rembourser. »

En 1909, un nouvel emprunt était placé en France puis un autre encore en 1910 et jusqu'à la fin du régime tsariste. Environ 500 millions de francs-or par an ! Les banques touchaient des commissions scandaleuses (jusqu'à 14 % !).

Un courant d'or inondait les salles de rédaction. Les petits porteurs de fonds russes devaient apprendre plus tard, — trop tard — que les conseilleurs n'étaient pas les payeurs — ce que devait reconnaître le sénateur M. Gaudin de Vilaine à la tribune du Sénat le 23 novembre 1922.

Je crois que le gouvernement, directement ou indirectement, a assez bourré le crâne des malheureux contribuables français pour drainer ces milliards, en leur disant, par toutes les méthodes de publicité, que souscrire aux emprunts russes, c'était faire un geste patriotique et surtout réaliser un placement de tout repos.

Quoi qu'il en soit, dès le 23 janvier 1918, le nouveau pouvoir en Russie décréta l'annulation de tous les emprunts tsaristes, le gouvernement soviétique estimant « qu'un peuple n'est pas obligé de payer le prix des chaînes qu'il portait pendant des siècles » et se référant à la Convention qui avait, elle aussi, proclamée de Paris le 22 septembre 1792 que « la souveraineté des peuples n'est pas liée par les traités des tyrans ».

Néanmoins, le gouvernement soviétique acceptait en 1919, de participer à une conférence proposée par les Alliés des « représentants de tous les gouvernements de fait russes ». Mais les différents gouvernements russes-blancs inspirés par le Quai d'Orsay, et au pouvoir à l'époque en diverses régions de la Russie, refusèrent de siéger avec les bolcheviks. La conférence prévue n'eut donc pas lieu.

En octobre 1921, le gouvernement de Moscou dans le but de renouer des relations avec la France, fit sa deuxième proposition de reconnaître les dettes tsaristes. Paris refuse net.

La troisième proposition fut faite à la conférence de Gênes en 1922. L'Union soviétique se déclarait prête à reconnaître ses obligations envers les puissances étrangères, mais elle exigeait une indemnité pour les dommages causés à la Russie par l'intervention armée des Alliés. La délégation française refusa de discuter ces propositions tant que ne serait pas opérée la restitution des biens privés des industriels et des banquiers français en Russie. Il ne restait plus qu'à enregistrer, une fois de plus, l'échec des négociations sur les dettes. Dans son mémorandum du 11 mai 1922, les délégués soviétiques à Gênes écrivaient :

La délégation russe ne peut s'empêcher d'exprimer sa surprise de ce que des puissances comme la France, qui possèdent la majorité des petits porteurs d'emprunts russes, aient montré le plus d'intransigeance pour la restitution des biens, en subordonnant les intérêts des petits porteurs d'emprunts à ceux de quelques groupes exigeant la restitution des biens.

En mai 1924, les électeurs français condamnèrent la politique antisoviétique de tous les gouvernements français depuis 1917. Le 28 octobre 1924, le gouvernement Herriot reconnaissait le gouvernement soviétique et la question des dettes allait reparaître deux années plus tard, pour la dernière fois, à la conférence franco-soviétique de 1926.

La délégation soviétique proposa un règlement forfaitaire dé 62 annuités de 40 millions de francs-or chacune, ce que la délégation française, présidée par M. de Monzie, estima insuffisant.

Au même moment, la presse soulevait certaine partie de l'opinion publique en France contre tout accord avec les Soviets. Le problème russe devint une fois de plus, la cible de la lutte politique intérieure. Le 4 août 1926 fut formé le gouvernement Poincaré. Le président du Conseil, vieil ennemi de l'Union soviétique, interrompit les négociations. La conférence franco-soviétique qui, en juillet 1926, avait suspendu ses travaux, en raison des vacances parlementaires, ne devait se réunir que le 19 mars 1927 ; elle ne siégea plus que pour la forme.

Cependant, le 21 septembre 1927, l'ambassadeur de l'U.R.S.S. à Paris adressa officiellement à M. de Monzie de nouvelles et sensationnelles propositions. Les Soviets acceptaient d'élever le montant de l'annuité de 40 millions de francs à 60 millions. Ils offraient aux porteurs de titres russes, 61 annuités de 60 millions de francs-or chacune. En outre, il ne demandaient plus de moratoire, comme en 1926. Les versements aux porteurs devaient commencer immédiatement après la ratification.

Le gouvernement soviétique se déclarait prêt à déposer, dans un délai de six mois, dans une banque de France, la somme de 30 millions de francs-or, à titre de provision sur la première annuité. De plus, l'U.R.S.S. accordait à la France le traitement de la nation la plus favorisée.

L'annuité de 60 millions représentait 25 % de la créance. Mais le franc-Poincaré ne possédant plus que 20 % de sa valeur d'avant-guerre, l'annuité soviétique de 60 millions-or valait pratiquement 300 millions de francs-papier. On a démontré assez facilement que, avec les propositions soviétiques du 21 septembre 1927, les petits porteurs de fonds russes devaient toucher un intérêt un peu plus fort que les porteurs de rentes françaises et à peu près autant en capital.

En ce qui concernait la question des crédits, Moscou demandait une ouverture de crédits industriels d'un montant global de 600 millions de francs-or. Ce crédit devait être accordé par tranches annuelles de 100 millions, pendant une durée de six ans et remboursable, chaque tranche après six années écoulées. De ces 600 millions, pas un sou ne devait sortir de France.

La grande majorité de la délégation française se prononça pour l'acceptation des propositions soviétiques. Mais M. Poincaré ne voulait pas d'accord avec les Soviets. D'autre part, cet accord était redouté par les grandes compagnies pétrolières britanniques, par la Royal Dutch notamment, dont le président, le célèbre sir Henri Deterding, débarqua en toute hâte à Paris, en septembre 1927.

Une violente campagne de presse fut brusquement déchaînée contre l'ambassadeur de l'U.R.S.S. à Paris. Chaque jour, les éditoriaux portaient en gros caractères : « Un ambassadeur indésirable », « Il doit partir et il partira ».

A la fin de septembre, le gouvernement français chargea son ambassadeur à Moscou de demander officiellement le rappel de l'ambassadeur. C'était la fin de la conférence franco-soviétique.

L'antisoviétisme venait de remporter la victoire, la victoire contre les petits porteurs de fonds russes.

Dans cette même année 1927, les provocations contre l'Union soviétique vont redoubler de violence. Les bureaux de la mission commerciale soviétique à Londres sont perquisitionnes ; aucun document n'y est découvert, ce qui n'empêche pas la presse antisoviétique d'annoncer l'existence de preuves d'un complot soviétique contre l'Angleterre. Le gouvernement anglais rompt les relations diplomatiques et commerciales avec l'U.R.S.S. Des perquisitions semblables ont lieu dans les consulats soviétiques à Berlin et à Paris. L'ambassadeur soviétique en Pologne, Voïkov, est assassiné à Varsovie. En U.R.S.S., l'opposition trotskiste essaie d'organiser des manifestations hostiles au pouvoir soviétique. Des bombes sont même lancées dans un meeting du Parti bolchevik à Leningrad.

C'est alors que le maréchal Foch accorde (21 août 1927) une sensationnelle interview au London Sunday Referee :

En février 1919, aux débuts du léninisme, exposa le maréchal, j'ai déclaré à la conférence des ambassadeurs à Paris que, si tous les États voisins de la Russie étaient approvisionnés en munitions et si on leur assurait le nerf de la guerre, j'entreprendrais de faire cesser le danger bolchevik une fois pour toutes. La proposition fut rejetée à cause de l'épuisement consécutif à la guerre, mais la suite des événements a bientôt démontré que j'avais raison.

[André Marty, alors détenu à la prison de la Santé, envoya le 24 août une lettre au maréchal Foch dans laquelle après avoir rappelé l'action des soldats et des marins de la mer Noire, il concluait : « Et puisque vous adressez à l'U.R.S.S. la menace non déguisée du militarisme français que vous représentez si bien, sachez que nous sommes des dizaines de milliers d'anciens combattants de Russie et de la mer Noire qui allons redoubler d'efforts pour soulever dès maintenant les ouvriers et les paysans, les soldats et les marins contre la guerre que vous préparez par ordre des capitalistes français et de leur gouvernement d'Union nationale. Et le jour où vous voudrez recommencer le crime de 1919, nous ferons tout, avec l'appui entier de notre Parti communiste, pour que cette fois, les soldats et les marins ne se contentent plus de refuser de marcher, mais pour qu'ils mettent leurs armes au service des ouvriers et des paysans afin d'abattre par la révolution sociale votre régime capitaliste de guerre, de boue et de sang. » Ce qui valut à André Marty d'être incarcéré au droit commun (d'où il ne sortit que sous la pression populaire) sous l'inculpation de « provocation de militaires à la désobéissance ».]

Le maréchal français écrit également au nazi Arnold Rechberg :

Je ne suis pas assez fou pour croire qu'on peut laisser impunément une poignée de tyrans criminels dominer sur plus de la moitié du continent et sur de vastes territoires en Asie. Mais rien ne peut être tenté tant que la France et l'Allemagne ne seront pas unies. Je vous demande de faire parvenir mes salutations au général Hoffmann, le grand protagoniste de l'alliance militaire [alliés et « ennemis » se rejoignent] anti-bolchévique.

1928. Des émigrés russes, membres du Torgprom, cartel international d'anciens millionnaires tsaristes, sont réunis à Paris pour entendre deux fonctionnaires soviétiques arrivés récemment de l'U.R.S.S. L'un est le professeur Ramzine, membre du Conseil économique suprême de l'Union soviétique qui dirige en U.R.S.S. une organisation clandestine d'environ 2.000 membres — en grande partie des ingénieurs formés par l'ancien régime — qui sont spécialisés dans une technique savante du sabotage.

« Nous avons besoin que vous nous aidiez plus, conclut le professeur Ramzine. Mais plus que tout autre chose, il faut une intervention armée pour renverser les bolcheviks. »

N.C. Denisov, président du Torgprom, prit la parole, qu'un silence respectueux accueillit.

« Comme vous le savez, dit-il, nous avons conféré avec M. Poincaré et aussi avec M. Briand. Depuis quelque temps, M. Poincaré a exprimé sa complète sympathie pour l'idée d'organiser une intervention armée contre l'U.R.S.S., et au cours d'un des derniers entretiens que nous avons eus avec lui, comme vous vous en souvenez, M. Poincaré a exposé que la question avait déjà été posée à l'état-major français pour qu'il l'étudié. J'ai maintenant le privilège de pouvoir vous communiquer une information complémentaire de la plus haute importance. »

Denisov s'arrêta dramatiquement, tandis que l'assistance attendait dans une tension extrême : « Je vous apporte la nouvelle que l'état-major français a constitué une commission spéciale présidée par le colonel Joinville, pour organiser l'offensive contre l'Union soviétique. » (La Grande Conspiration contre ta Russie, p. 221-222.)

Les plans d'intervention étaient préparés pour 1929-30.

De retour à Moscou, le professeur Ramzine rapporta à ses complices les résultats de son voyage â l'étranger. On s'accorda pour charger le Parti industriel de deux tâches : provoquer la situation la plus critique possible dans l'industrie et l'agriculture, afin de soulever le mécontentement général et affaiblir le régime soviétique ; et constituer un appareil qui aiderait directement les armées de l'intervention, au moyen de sabotages et d'actes de terrorisme derrière les lignes soviétiques.

De l'argent du Torgprom, transmis par des agents français à Moscou, fut versé pour financer des actes de sabotage dans divers secteurs de l'industrie. L'industrie métallurgique reçut 500.000 roubles ; l'industrie du combustible 200.000 roubles et l'industrie électrique 100.000 roubles. Périodiquement, à la demande d'agents français, anglais ou allemands, des membres du Parti industriel et leurs alliés remettaient des rapports spéciaux d'espionnage sur la production soviétique en avions, la construction des aérodromes, le développement de l'industrie des armements et de l'industrie chimique, sur l'état des chemins de fer. (Idem, p. 224-225.)

Tous ces plans criminels devaient cependant s'effondrer. D'une part, la vigilance du pouvoir soviétique mettait hors d'état de nuire Ramzine et ses complices. D'autre part, éclatait la crise économique mondiale ; un krach sans précédent déferla sur les États-Unis, l'Europe, l'Asie : des banques sautèrent, des millions d'ouvriers se trouvèrent sans travail. Le moment était mal choisi pour déclencher la grande guerre antisoviétique. Ce n'était que partie remise.

1933. Goering met le feu au Reichstag et les nazis prennent le pouvoir. Les antifascistes sont arrêtés, emprisonnés, assassinés. Hitler se proclame le Führer du Troisième Reich.

Dans Mein Kampf, il avait proclamé :

Nous repartons à six siècles en arrière. Nous renversons l'éternelle migration des Allemands vers le sud et l'ouest de l'Europe et nous regardons vers l'Est. Dans cette voie, nous mettons fin aux politiques coloniales et commerciales d'avant-guerre et nous passons à la politique territoriale de l'avenir. Si nous parlons d'un nouveau sol, nous ne pouvons que penser d'abord à la Russie et aux Etats frontières qui lui sont soumis.

Celui qui se proclame ainsi le champion de la croisade antisoviétique, va bénéficier dans le monde entier de l'appui ouvert ou secret de tous les ennemis de l'Union soviétique. On va le laisser successivement réoccuper la rive gauche du Rhin, rétablir le service militaire obligatoire, annexer l'Autriche, intervenir avec Mussolini contre le peuple espagnol (1936), dépecer la Tchécoslovaquie à Munich (1938), signer le pacte anti-komintern avec les impérialistes italien et japonais.

1938. Il est nécessaire ici, avant d'examiner la tragédie de Munich, de revenir quelques années en arrière.

Il y a encore des hommes politiques en France qui, tout en étant résolument hostiles au régime soviétique, sont cependant préoccupés du danger allemand. Ils craignent d'avoir à faire face, en moins d'un siècle, à une troisième invasion de nos dangereux voisins d'outre-Rhin et ils cherchent les moyens d'y parer. Parmi eux, le ministre des Affaires étrangères en 1934, Louis Barthou. C'est un de ces conservateurs pour qui le sentiment national passe encore avant les intérêts de classe. Il sait que l'Allemagne ne peut jamais être battue qu'en l'obligeant à combattre sur deux fronts à la fois, à l'Est et à l'Ouest. Il a retenu les leçons de l'histoire. En 1809, la Russie est l'alliée de la France, nous sommes victorieux. En 1812 et 1815, la Russie est l'ennemie de la France, nous sommes battus. En 1860, la Russie n'est pas à nos côtés et la France est vaincue. En 1914, la Russie est dans le même camp que nous : la pression de la cavalerie russe en Prusse orientale permet la victoire de la Marne et sauve Paris.

C'est donc Louis Barthou qui va plaider la cause de l'admission de l'U.R.S.S. à la Société des nations. Un mois plus tard, Louis Barthou et le roi de Yougoslavie sont assassinés à Marseille par des terroristes à la solde de Mussolini. C'est Laval qui succède à Barthou et qui va, le 2 mai 1935, signer à Moscou le pacte franco-soviétique préparé par son prédécesseur. L'encre n'en est pas encore sèche que le maquignon tourne déjà délibérément le dos à la politique de sécurité collective. En effet, au retour de son voyage en U.R.S.S., Laval s'arrête à Varsovie pour assister aux obsèques du maréchal Pilsudski. A Cracovie, il a un long entretien avec le général Goering et on sait aujourd'hui que dans cet entretien, l'infâme Laval pria Goering de rassurer Hitler sur la portée des entretiens de Moscou.

Toute la politique extérieure de Laval consistera à saboter le pacte de Moscou. Comme le constatera au VIIIe congrès du Parti communiste français, son secrétaire général, Maurice Thorez (Congrès de Villeurbanne, janvier 1936.) :

On peut dire que la politique de rapprochement franco-soviétique n'a pas cessé d'être sabotée par M. Laval.

Après avoir fait tout pour ajourner la conclusion du pacte, il s'efforce d'en réduire les effets.

1. M. Laval s'est opposé jusqu'alors à la ratification par le Parlement du pacte franco-soviétique.

2. Contrairement au protocole franco-soviétique de décembre 1934, M. Laval n'a jamais conféré avec les représentants de l'Union soviétique avant d'engager des pourparlers avec d'autres puissances.

3. A la mi-novembre eut lieu une entrevue Hitler-François Poncet. L'ambassadeur était chargé officiellement de rassurer Hitler sur la portée du pacte franco-soviétique. Périodiquement, des émissaires officieux, François de Brinon, Jean Goy, etc., vont à Berlin.

4. Le 27 décembre, à la Chambre, M. Laval s'est déclaré satisfait des paroles prononcées par Hitler dans un discours qui se distinguait par sa violence antisoviétique.

5. Laval soutient en Europe les forces les plus résolument antisoviétiques. Il appuie le colonel Beck en Pologne. Il déconseille à la Yougoslavie de se rapprocher de l'U.R.S.S. Il encourage les campagnes réactionnaires et fascistes contre Bénès en Tchécoslovaquie et contre Titulesco en Roumanie ;

6. Les partisans de M. Laval et ses journaux prennent fait et cause pour la thèse hitlérienne de la liberté d'action à l'Est. Exemple : l'interview de Taittinger au journal Choc, et sa déclaration à la Chambre, si justement relevée et condamnée par M. Yvon Delbos ; exemple : les campagnes de presse contre les « dettes russes ».

La politique de M. Laval compromet la sécurité du pays ; elle conduit à l'isolement de la France. Elle est un encouragement aux fascistes fauteurs de guerre et elle provoque l'étonnement et la légitime méfiance des nations attachées à la paix, y compris de celles qui étaient le plus liées à la France. La politique de M. Laval conduit à la guerre. (Maurice Thorez : Une Politique de grandeur française, p. 48-49, Editions sociales, 1945.)

Le Front populaire, quelques mois plus tard, va balayer l'infâme maquignon, mais la politique antisoviétique va continuer avec Léon Blum et Daladier. Les concessions de Laval à l'agresseur au moment de la guerre d'Ethiopie vont être suivies de la néfaste « non-intervention », de Léon Blum. L'Angleterre et la France pratiquent une politique extérieure en opposition absolue avec celle défendue par l'Union soviétique. Hitler, après avoir « digéré » l'Autriche, va s'attaquer à la Tchécoslovaquie et sa cinquième colonne entre en scène avec une vigueur jamais égalée à propos de la revendication de Hitler sur le territoire tchécoslovaque des Sudètes.

Les Paul Faure, les Georges Dumoulin, les Bergery, les Frossard conjuguent leurs efforts avec ceux de Doriot, de La Roque, de Flandin. Tous sont en relations étroites avec le Quai d'Orsay et appuient étroitement Bonnet. La malheureuse Tchécoslovaquie est abreuvée d'outrages. Ce n'est pas Hitler qui veut la guerre, c'est Prague et c'est Moscou. En Alsace, le P.S.F. de La Roque placarde ce texte :

MOBILISATION !

Français !

Voulez-vous revoir cet appel sur vos murs ? Voulez-vous la guerre que Moscou prépare ?

Si vous voulez la paix pour votre foyer.

Si vous voulez le bonheur de vos enfants que menace Moscou...

Il faut que vous défendiez tous vos biens contre Moscou.

En dehors de l'Aube, de l'Époque d'Henri de Kérillis, de l'Humanité et de Ce Soir, la presse glorifie cyniquement la répudiation du traité franco-tchèque qui nous lie à la Tchécoslovaquie ; elle spécule sur le désir naturel de paix des masses populaires ; elle distille le défaitisme sous les formes les plus grossières ou les plus subtiles : « La France n'a rien à voir en Europe centrale ». « Nous ne pouvons rien sans l'Angleterre ! » « L'Allemagne est invincible ! » Ceux qui défendent la politique de fermeté sont traités de bellicistes, accusés de vouloir « mettre sac au dos aux Français pour le plus grand profit de Moscou ».

Fort de tant de complicités, Hitler élève sans cesse le ton. Mais voici que l'Union soviétique fait publiquement entendre sa voix. A Genève le 21 septembre, Litvinov précise la position de son pays :

Lorsque, quelques jours avant mon départ pour Genève, le gouvernement français s'adressa à nous pour la première fois pour savoir quelle serait notre position en cas d'agression contre la Tchécoslovaquie, j'ai donné, au nom de mon gouvernement, une réponse parfaitement claire et nette, à savoir :

« Nous sommes décidés à remplir nos engagements d'après le pacte et de prêter assistance à la Tchécoslovaquie en même temps que la France par les moyens dont nous disposons. Nos autorités militaires sont prêtes à participer immédiatement à une conférence avec les représentants militaires de la France et de la Tchécoslovaquie. »

Il y a trois jours à peine, le gouvernement tchécoslovaque a demandé au gouvernement soviétique s'il était prêt, conformément au pacte soviéto-tchèque, de lui apporter une assistance immédiate et efficace dans le cas où la France, fidèle, à ses engagements, ferait de même, à quoi le gouvernement soviétique a immédiatement donné une réponse absolument claire et positive. Je pense que l'on conviendra que c'était là la réponse d'un signataire loyal d'un traité international et d'un défenseur fidèle de la Société des nations. Ce n'est pas notre faute, si l'on n'a pas donné suite à notre proposition, laquelle, j'en suis convaincu, pouvait donner le résultat espéré, aussi bien dans l'intérêt de la Tchécoslovaquie que de toute l'Europe et de la paix générale.

Par malheur, on adopta d'autres mesures qui ont conduit et ne pouvaient pas ne pas conduire à une capitulation telle que ses conséquences deviendront tôt ou tard fatalement catastrophiques.

La situation à ce moment dramatique est claire. Le bloc Angleterre-France-U.R.S.S.-Tchécoslovaquie-Roumanie, s'il se réalisait, ferait reculer Hitler d'autant, comme le constatera plus tard le feldmaréchal von Keitel, chef d'état-major de Hitler, que

la Wehrmacht, au moment de Munich, n'était pas prête. Hitler se serait effondré si nos adversaires avaient été unis pour résister.

Mais ni Daladier ni Chamberlain ne voulaient gagner la paix avec le concours de l'U.R.S.S. Ils préféraient s'envoler vers Munich et livrer à Hitler 70 % de l'industrie tchèque, les fortifications construites sur les plans de la ligne Maginot, une place d'armes d'une immense valeur stratégique d'où l'armée tchécoslovaque, en cas d'agression de la France, pouvait lancer plus de deux millions de baïonnettes sur le flanc de l'agresseur allemand.

Nous perdons l'appui de la force économique et militaire d'un Etat que nous avions juré de défendre. Notre prestige dans le monde reçoit un coup terrible, tandis que grandit encore la peur de tous les États d'Europe centrale devant les triomphateurs : Hitler et Mussolini.

A la Chambre, Gabriel Péri, qui, depuis des années, mène une admirable campagne pour la sécurité collective, dénonce la capitulation en termes pathétiques. Nous ne sommes, hélas, que 75 députés français : 73 communistes, 1 socialiste et Henri de Kérillis à élever une protestation, désormais historique, contre le honteux traité.

Mais l'accord de Munich a d'autres conséquences tragiques : la rupture en fait avec l'U.R.S.S., avec le seul Etat qui a soutenu loyalement la Tchécoslovaquie au cours de ces semaines dramatiques, comme le constate le chef du gouvernement tchèque, le 30 septembre 1939 :

Nos alliés occidentaux et autres ne nous ont pas seulement trahis, ils nous ont encore menacés d'intervention militaire. Le seul allié qui ne nous soit pas devenu infidèle est l'Union soviétique. Elle nous assura son aide dans la mesure de toutes les possibilités. Elle a tenu ses engagements.

Aussi voit-on se déchaîner contre l'Union soviétique les journaux munichois.

Bailby avoue, dans le Jour-Echo de Paris, ce que beaucoup n'osent pas encore écrire et ce que tant de fossoyeurs de la France pensent tout bas :

L'avantage primordial de ce rassemblement de Munich, c'est d'abord que la Russie en est évincée. Rien de trop ne sera fait pour éloigner l'U.R.S.S. de l'Europe, pour la renvoyer à son Asie, à ses luttes intérieures. Le fil de fer barbelé dans lequel le vieux Clemenceau rêvait de l'enfermer est toujours prêt à servir. Qu'on l'emploie.

Le Matin se félicite de Munich en ces termes :

La France se doit de dénoncer le pacte franco-soviétique d'assistance mutuelle.

Le 5 décembre, von Ribbentrop vient à Paris. Les salons lui font fête, et la même semaine, le Quai d'Orsay interdit l'entrée en France du Journal de Moscou. Le 19 décembre, j'interroge à la Chambre Georges Bonnet :

Nous entendons demander au gouvernement de préciser sa position vis-à-vis du pacte d'assistance mutuelle franco-soviétique.

L'Allemagne hitlérienne réclame la dénonciation de ce pacte ; nous en comprenons parfaitement les raisons, à savoir : isoler la France pour mieux l'abattre ensuite, il suffit de lire Mein Kampf pour s'en convaincre...

D'autre part, la politique extérieure du gouvernement français est-elle conforme à celle exigée par sa nouvelle majorité, par M. Flandin qui préconise de laisser le champ libre à Hitler en Europe centrale ?

Au moment où l'Italie exige la Tunisie et la Corse, cependant que l'Allemagne poursuit ses plans d'expansion en Europe centrale, nous pensons que notre pays a un intérêt vital non seulement à maintenir, mais à renforcer le pacte d'assistance mutuelle franco-soviétique...

C'est pourquoi il importe que le gouvernement précise clairement et sans équivoque sa position. Veut-il mettre le pacte en sommeil ou le renforcer ?

A ces questions précises, M. Bonnet ne répond pas. L'antisoviétisme, alimenté par l'argent allemand, peut compter sur le traître installé au Quai d'Orsay.

1939 : l'année cruciale.

Le 11 mars, au XVIIIe congrès du Parti communiste de PU.R.S.S., Staline lance un solennel avertissement :

Les États agresseurs font la guerre en lésant de toutes les façons les intérêts des Etats non-agresseurs et, en premier lieu, ceux de l'Angleterre, de la France, des États-Unis, qui, eux, reculent et se replient en faisant aux agresseurs concession sur concession.

Ainsi, nous assistons à un partage déclaré du monde et des zones d'influence aux dépens des intérêts des États non agresseurs, sans aucune tentative de résistance et même avec une certaine complaisance de leur part.

Cela est incroyable, mais c'est un fait.

La politique de non-intervention trahit la volonté, le désir de ne pas gêner les agresseurs dans leur noire besogne, de ne pas empêcher, par exemple, le Japon de s'empêtrer dans une guerre avec la Chine et mieux encore avec l'Union soviétique ; de ne pas empêcher, par exemple, l'Allemagne, de s'enliser dans les affaires européennes, de s'empêtrer dans une guerre avec l'Union soviétique ; de laisser les pays belligérants s'enliser profondément dans le bourbier de la guerre ; de les encourager en sous-main ; de les laisser s'affaiblir et s'épuiser mutuellement, et puis, quand ils seront suffisamment affaiblis, d'entrer en scène avec des forces fraîches, d'intervenir, naturellement « dans l'intérêt de la paix », et de dicter ses conditions aux pays belligérants affaiblis.

Et ce n'est pas plus difficile que cela.

L'orateur, après avoir dénoncé la politique de concessions au Japon, examine celle du recul devant Hitler.

Ou bien prenons l'Allemagne. On lui a cédé l'Autriche malgré l'engagement de défendre son indépendance ; on lui a cédé la région des Sudètes ; on a abandonné à son sort la Tchécoslovaquie en violant tous les engagements pris à son égard. Ensuite, on s'est mis à mentir tapageusement dans la presse au sujet de la « faiblesse de l'armée russe », de la « décomposition de l'aviation russe », « des désordres » en Union soviétique, en poussant les Allemands plus loin vers l'Est, en leur promettant une proie facile et en leur disant : « Amorcez seulement la guerre avec les bolcheviks et, pour le reste, tout ira bien. » Il faut reconnaître que cela aussi ressemble beaucoup à une excitation, à un encouragement de l'agresseur. (J. Staline : les Questions du léninisme, t. II, p. 270-271, Editions sociales, 1947.)

Quatre jours après ce discours prophétique, Hitler occupe Prague. L'opinion publique française et anglaise, si odieusement trompée six mois plus tôt, commence à apercevoir le gouffre et à réagir.

Le 17 avril, le gouvernement de Moscou propose :

1. La conclusion d'un pacte d'assistance mutuelle entre la Grande-Bretagne, la France et l'U.R.S.S.

2. Le renforcement de ce pacte tripartite par une convention militaire.

3. La garantie de tous les États voisins de l'Union soviétique, de la mer Baltique à la mer Noire.

Le 8 mai, Londres répond à Moscou. Il ne prend pas en considération la proposition d'un pacte tripartite. Muet sur l'aide que l'Union soviétique en cas de guerre recevra de la France et de l'Angleterre, il refuse de garantir l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie. Le Kremlin repousse les propositions anglaises comme insuffisantes.

C'est le 27 mai seulement que le gouvernement anglais accepte enfin de conclure avec l'U.R.S.S. un pacte d'assistance mutuelle à condition toutefois de maintenir les statuts de la Société des nations, mais la question des États baltes reste de nouveau sans réponse.

C'est ce qui explique que, profitant de la session du Soviet suprême, Molotov, commissaire aux Affaires étrangères, va préciser la nécessité des engagements réciproques (discours du 31 mai) :

Les propositions franco-anglaises prévoient l'aide de l'Union soviétique aux cinq pays (Belgique, Hollande, Suisse, Pologne et Roumanie) auxquels les Anglais et les Français ont donné des garanties, mais elles ne disent rien de leur aide aux trois pays situés à la frontière nord-ouest de l'Union soviétique, qui ne pourraient pas maintenir leur neutralité en cas d'attaque par les agresseurs. L'Union soviétique ne peut cependant pas prendre d'engagement envers les cinq pays cités sans recevoir de garantie pour les trois pays situés à sa frontière nord-ouest.

La réponse anglaise demeure la même : nous ne pouvons pas donner de garantie contre la volonté des Etats baltes.

Ainsi, l'U.R.S.S. accepte de venir en aide à la France et à l'Angleterre dans tous les cas d'agression allemande ; que celle-ci se produise contre la Belgique, la Hollande, la Suisse, la Pologne et la Roumanie. De ce fait, la France se trouve ainsi garantie contre toute agression directe ou indirecte. Tandis que l'U.R.S.S. ne l'est pas si l'Allemagne prend le chemin des Etats baltes pour attaquer l'Etat soviétique.

C'est à ce point du désaccord fondamental que le gouvernement anglais décide l'envoi à Moscou d'un fonctionnaire subalterne du Foreign Office : M. Strang. Chamberlain, l'été précédent, prenait trois fois l'avion, deux fois pour aller rencontrer Hitler dans son repaire de Berchtesgaden et une autre fois pour consommer l'abandon de la Tchécoslovaquie à Munich ; pour l'Union soviétique, il ne délègue même pas son ministre des Affaires étrangères, mais un diplomate de troisième zone. De plus, M. Strang a été un farouche munichois. Enfin, l'envoyé de M. Chamberlain est extrêmement impopulaire en U.R.S.S. en raison de son attitude pendant son service antérieur à l'ambassade anglaise à Moscou. Les Russes sont ainsi légitimement en droit de mettre en doute la volonté de Chamberlain d'arriver à un accord sur la question controversée des Etats baltes. Les pourparlers traînent en longueur. C'est alors que Jdanov, président de la Commission des Affaires étrangères du Soviet suprême, publie le 29 juin un article sensationnel dans la Pravda. Les fonctions exercées par le signataire confèrent à cet article un caractère d'avertissement :

Les pourparlers anglo-soviétiques dans le sens direct de ce terme, c'est-à-dire depuis le moment où les premières propositions anglaises du 15 avril nous furent soumises, se poursuivent déjà depuis 75 jours, dont 16 jours furent employés par le gouvernement soviétique pour préparer la réponse aux différentes propositions anglaises et les autres 59 jours furent employés par les Anglais et les Français à freiner et à faire traîner les choses. On se demande qui porte, en l'occurrence, la responsabilité du fait que les pourparlers avancent si lentement, si ce ne sont les Anglais et les Français ?

La pratique de la conclusion des accords internationaux semblables à l'accord anglo-franco-soviétique démontre que l'Angleterre a conclu un pacte d'assistance mutuelle avec la Turquie et la Pologne en un bref laps de temps. Il s'ensuit que lorsque l'Angleterre a désiré conclure des traités avec la Turquie et la Pologne, elle a su assurer le rythme désirable dans la conduite des pourparlers.

Tout prouve que les Anglais et les Français ne veulent pas de traité avec l'Union soviétique qui soit fondé sur le principe de l'égalité et de la réciprocité — bien qu'ils jurent quotidiennement être aussi pour l'égalité. Ils veulent un traité qui donne à l'Union soviétique le rôle du valet qui supporte tout le poids des engagements.

La question de la réciprocité des engagements n'est pas le seul point de désaccord. Il y a aussi celui de la convention militaire à établir entre les signataires. L'Union soviétique — et c'est normal — veut connaître les formes et l'étendue d'une aide immédiate et effective à accorder, en cas d'agression, aux États garantis et aux États signataires. L'Union soviétique est parfaitement fondée à demander l'arrivée d'une mission militaire spéciale à Moscou en vue de la conclusion d'accords militaires précis. Symptomatique est le fait qu'elle rencontre alors de la part de ses partenaires une très vive résistance — et ce n'est que le 25 juillet que les gouvernements français et anglais décident enfin d'envoyer une mission militaire.

L'U.R.S.S. désigne, pour cette mission, ses plus hauts chefs militaires et sa délégation est présidée par le maréchal Vorochilov, commissaire du peuple à la défense. Elle est en droit d'espérer avoir en face d'elle des hommes aussi représentatifs : le général Gamelin et lord Gort par exemple. Hélas ! On voit arriver à Moscou des officiers d'état-major de deuxième rang qui ne sont même pas — fait plus grave encore — autorisés à signer une convention.

Les conversations s'engagent néanmoins.

Il apparaît rapidement que les désaccords subsistent sur les deux points déjà envisagés : la réciprocité des engagements (la délégation anglo-française se refuse toujours à garantir les États baltes) et la signature d'accords militaires précis.

Le gouvernement polonais va encore compliquer la situation. Il refuse tout passage de l'Armée rouge sur son territoire. Or, comme le dira plus tard le maréchal Vorochilov (Pravda du 27 août 1939) :

La mission militaire soviétique estimait, déclara Vorochilov, que l'U.R.S.S. ne possédant pas de frontières communes avec l'agresseur ne pouvait prêter assistance à la France, à l'Angleterre et à la Pologne, que dans la mesure où ses troupes pouvaient passer sur le territoire polonais, car il n'existe pas d'autre voie pour permettre aux troupes soviétiques d'entrer en contact avec les troupes de l'agresseur. Comme les troupes anglaises et américaines pendant la dernière guerre mondiale n'auraient pas pu participer à la collaboration militaire avec les armées françaises si elles n'avaient pu opérer sur le sol de France, les forces armées soviétiques ne pourraient pas prendre part à la collaboration militaire avec les forces armées de l'Angleterre et de France si on ne les laissait pas pénétrer en territoire polonais.

Malgré la justesse évidente de cette attitude, les missions militaires française et anglaise ne furent pas d'accord avec l'attitude de la mission soviétique et le gouvernement polonais déclara ouvertement qu'il n'avait pas besoin de l'aide militaire de l'U.R.S.S. et qu'il ne l'accepterait pas. Cette circonstance a rendu impossible la collaboration militaire de l'U.R.S.S. avec ces pays. Tel est le fond des divergences. C'est là que les pourparlers furent interrompus.

Les officiers français et anglais, personnellement, admettaient le bien-fondé des demandes soviétiques mais ils étaient liés par les instructions impératives reçues de Paris et de Londres. Chamberlain, soutenu par Bonnet, était d'avis que l'armée polonaise était capable de résister seule au choc allemand et n'avait besoin de recevoir de l'U.R.S.S. qu'une assistance indirecte (ravitaillement en armes, en munitions, en vivres, rien de plus).

Les deux points de vue s'avéraient inconciliables.

D'un côté, la délégation soviétique qui tentait de faire admettre que l'armée polonaise, livrée à ses seules forces serait écrasée en quelques semaines, que les Allemands effectueraient alors un bond en avant de 800 kilomètres, qu'ils attaqueraient l'U.R.S.S. d'autant plus facilement que celle-ci serait devenue, en cas de signature d'un traité anglo-franco-soviétique, l'ennemie de l'Allemagne.

Ou bien, déclaraient les Russes, le traité que nous élaborons accordera aux trois signataires l'égalité des droits et des risques ou nous ne le signerons pas.

De l'autre, la délégation anglo-française qui n'avait pas qualité pour conclure des accords précis d'état-major.

Les négociations étaient dans l'impasse et Hitler était parfaitement au courant, M. Bonnet le renseignant par ses amis du Comité France-Allemagne.

C'est alors que le Führer proposa à l'Union soviétique la conclusion non pas d'une alliance militaire, comme on l'a maintes fois prétendu, mais d'un pacte de non-agression.

Le gouvernement soviétique qui avait vu tous ses efforts battus en brèche depuis des années par les partisans des concessions à l'Allemagne, accepta de conclure ce pacte, afin de gagner du temps et de se préparer à une agression jugée par lui inévitable.

La nouvelle du pacte éclata dans le monde comme un coup de tonnerre. La presse, la radio se déchaînèrent contre l'U.R.S.S., la colère populaire fut dirigée non contre les saboteurs des pourparlers avec le gouvernement soviétique, mais contre ce dernier.

Selon nos adversaires, l'U.R.S.S. aurait dû signer le traité anglo-franco-soviétique, même sans aucune garantie de la part des Alliés, même sans être autorisée à faire pénétrer l'Armée rouge en Pologne.

Dans ce cas, il est aisé de prévoir ce qui se serait passé.

L'Allemagne venait à bout de la Pologne en quinze jours, comme ce fut le cas. L'U.R.S.S. était alors attaquée peu après du fait qu'elle avait pris fait et cause pour les Alliés. Que faisait l'armée française ? Pas plus que ce qu'elle a fait pendant la drôle de guerre : attendre l'arme au pied (il n'existait pas en 1939 de plan d'attaque de la ligne Siegfried). Que faisaient les Anglais ? La Grande-Bretagne ne comptait en août 1939 que quelques divisions ; la R.A.F. venait à peine d'être créée et sa flotte de guerre ne pouvait pas pénétrer dans la Baltique. L'U.R.S.S. se battait seule, car des antisoviétiques aussi virulents que Chamberlain et Bonnet n'auraient pas plus admis de « se battre pour les Russes » qu'ils n'avaient accepté de « se battre pour les Tchèques ». La France et l'Angleterre, telles qu'elles étaient dirigées à cette époque, auraient pratiqué une politique de non-intervention. Pire encore, il n'était pas exclu de prévoir une aide directe ou indirecte apportée à l'Allemagne par ses complices de Munich.

On a aussi parlé de « collusion germano-soviétique » à propos de la Pologne. A la rigueur, ce point de vue pourrait être défendu si l'U.R.S.S. avait franchi la frontière polono-russe dès le premier jour de la guerre. Elle ne l'a fait que lorsque la résistance polonaise s'est effondrée le 17 septembre, quinze jours après la déclaration du conflit. Ce faisant, l'Union soviétique occupait des territoires qui, à de rares exceptions près, lui avaient appartenu autrefois et que les nationalistes polonais lui avaient arrachés par la violence en 1921. Elle sauvait dix millions d'hommes de la domination des fascistes allemands et la revue anglaise The Fortnightly avait raison d'écrire :

Il n'y a pas de doute que l'écrasante majorité de la population de ces territoires acclama l'avance russe.

Le coup était d'ailleurs dirigé contre Hitler, ce qu'en termes diplomatiques, Molotov n'hésitait pas à reconnaître :

Il s'est créé en Pologne une situation qui exige du gouvernement soviétique qu'il veille particulièrement à la sécurité de son État. La Pologne est devenue un champ propice pour tous les hasards et surprises qui peuvent créer une menace envers l'U.R.S.S.

Qui pouvait créer une « surprise » contre l'U.R.S.S. sinon l'Allemagne ? L'opération visait donc bien celle-ci.

Il convient d'ailleurs de souligner que les saboteurs de l'alliance contre l'Allemagne de 1939, Chamberlain, Daladier et Bonnet, ont trouvé leur cause tellement mauvaise que jamais aucun document officiel sur les pourparlers tripartites de l'été 1939 ne fut publié ni à Londres, ni à Paris. Si l'attitude des gouvernements français et anglais avait été au-dessus de tout soupçon, nul doute que, pendant cette deuxième partie de l'année 1939, si furieusement antisoviétique, tous les documents accablant l'U.R.S.S auraient été publiés. L'interview de Vorochilov du 27 août 1939 aurait été contredite. Rien de cela ne s'est produit et ce silence accable les coupables.

M. Paul Reynaud, peu suspect cependant de sympathie pour l'U.R.S.S., a été contraint de reconnaître, dans une série d'articles parus dans France-Soir les 14 et 15 mai 1947, les écrasantes responsabilités des tristes dirigeants français de cette époque tragique.

Avec qui nous allier ? Le bon sens, la géographie l'histoire et le plan d'Hitler nous le disaient.

Quand Hitler annonçait son intention de « régler » la France, puis de dépecer la Russie, il réunissait lui-même nos deux pays de ses propres mains.

Cette alliance si évidemment nécessaire nous fut-elle refusée ? Non, elle nous fut offerte et c'est nous qui l'avons repoussée...

Les Soviets ont mené deux négociations parallèles avec les Alliés, d'une part et Hitler de l'autre, pour finalement opter pour Hitler ? Nous savons maintenant que c'est l'Allemagne qui a fait les premières ouvertures à Moscou et a ainsi pris l'initiative du rapprochement. Ribbentrop a en effet avoué le 9 mars 1946, au procès de Nuremberg, que, dès le mois de mars 1939, il avait fait opérer des sondages à Moscou. C'est sans doute, ce qui fait écrire à Daladier : « Depuis le mois de mai, l'U.R.S.S. avait conduit ces deux négociations l'une avec la France, l'autre avec l'Allemagne. Elle préférait partager la Pologne que la défendre. Telle est la cause immédiate de la seconde guerre mondiale. » Je ne suis pas certain pourtant que l'histoire prononce un jugement aussi simpliste et qu'elle exonère entièrement les Alliés et notamment la Pologne de toute responsabilité dans l'échec des négociations anglo-franco-soviétiques d'avril-août 1939. La Russie a mis plusieurs mois en effet pour opter, et, si elle a opté pour Hitler, c'est peut-être parce qu'elle a pris connaissance de la faiblesse des Alliés et que leurs hésitations ont fini par lui paraître suspectes, mais aussi parce qu'ils se sont révélés incapables de la mettre à même d'intervenir contre l'Allemagne dès le début des hostilités. Le reste est du domaine des hypothèses.

Ici, disons que M. Paul Reynaud fait une erreur capitale en plaçant les deux négociations sur le même plan. Avec la France et l'Angleterre, l'Union soviétique poursuivait le projet de mettre sur pied une vaste et complète alliance militaire. Avec l'Allemagne, il ne s'agissait que de conclure un pacte de non-agression pour le cas où les pourparlers franco-anglo-soviétiques auraient échoué.

Le pacte de non-agression germano-soviétique allait faire l'objet de bien des commentaires dont les plus indignés étaient formulés par ceux-là mêmes qui avaient combattu avec le plus de vigueur le pacte franco-soviétique de 1935. C'est que s'écroulait leur rêve de constituer à nouveau le bloc antisoviétique comme il s'était réalisé à Munich une année plus tôt. Ces hypocrites étaient prêts à acclamer la croisade contre l'U.R.S.S. sous la houlette de Hitler.

La diplomatie soviétique empêcha la coalition de se reformer comme cela avait été le cas en 1919 où les Allemands, ennemis d'hier, collaboraient avec les Alliés dans la guerre contre le pouvoir soviétique. De plus, l'Union soviétique gagna un temps précieux pour mieux se préparer à l'agression hitlérienne qu'elle savait inévitable.

Nous avons assuré à notre pays la paix pendant un an et demi et la possibilité de préparer nos forces à la riposte au cas où l'Allemagne fasciste se serait hasardée à attaquer notre pays en dépit du pacte. (J. Staline : Sur la grande guerre de l'Union soviétique pour le salut de la patrie, p. 7, Editions en langues étrangères, Moscou, 1946.)

Il est aujourd'hui évident que la signature du pacte et les mesures prises ensuite par l'Union soviétique pour faire avancer sa frontière à l'Ouest ont assuré les conditions nécessaires à la victoire contre le fascisme.

1939-1940. La « drôle de guerre » battait son plein. Il était déjà clair à l'époque que, profitant du besoin qu'avait Hitler de la neutralité russe, le gouvernement soviétique avait occupé la Bessarabie, les provinces russes de Pologne et les pays baltes non seulement en conformité des vœux des populations intéressées, mais pour mieux préparer sa participation à la guerre contre le nazisme.

Au lieu de tenir compte de cette rapide aggravation des rapports germano-soviétiques pour améliorer les nôtres avec l'U.R.S.S., on assista à une campagne inouïe de haine contre le pays du socialisme. A lire les journaux de cette époque, ce n'était plus l'Allemagne qui était l'ennemie, mais l'U.R.S.S. On envoyait à la Finlande du matériel de guerre qui devait nous manquer cruellement en mai-juin 1940 : 179 avions, 472 pièces d'artillerie, 795.000 obus, 5.100 mitrailleuses et 200.000 grenades à main.

On organisait en Syrie une armée qui était destinée à attaquer l'U.R.S.S. par le Caucase. M. Massigli (Aujourd'hui ambassadeur à Londres.), ambassadeur à Ankara, négociait avec le gouvernement turc pour obtenir son appui dans la croisade antisoviétique. On chassait de France l'ambassadeur de l'U.R.S.S.

En mai, les Allemands attaquaient cependant qu'à l'intérieur la Cinquième colonne travaillait à plein. Le 14 juin, Paris était occupé et le 22 juin, c'était l'armistice. Weygand, Pétain et Laval triomphaient.

Ainsi l'antisoviétisme s'est avéré toujours l'arme essentielle des ennemis de la France. C'est lui qui a fait couler le sang des soldats et des marins français en 1919. C'est lui qui a sacrifié les petits porteurs d'emprunts russes en 1926. C'est lui qui a fait saboter le pacte franco-soviétique de 1935. C'est lui qui a conduit à la honte de Munich en 1938. C'est lui qui a fait échouer les pourparlers militaires de Moscou en 1939. C'est lui qui nous a coûté quatre années d'occupation — et nos frères fusillés, morts en déportation, tués dans les bombardements, notre pays dévasté et mis en esclavage. On peut examiner sans passion, avec la plus stricte objectivité, ce que le peuple français a récolté à travers toutes les manifestations criminelles des ennemis de l'amitié franco-soviétique ; partout du sang, des ruines, des larmes.

Qu'il se lève donc le Français capable de citer un seul acte antisoviétique qui nous ait apporté quelque chose de positif !

On ne trouvera pas un seul de nos compatriotes qui puisse répondre à cette question précise.

Et cependant l'antisoviétisme n'a pas tardé à renaître avec virulence avant même que ne s'achève la libération de la France des armées nazies. Dans les premiers mois de 1945, parce que l'Armée rouge regroupe ses forces en vue de l'offensive décisive qui doit lui ouvrir la route de Berlin, des journaux de Paris osent parler de « pause », d'« inaction », de l'Armée rouge.

Puis les prisonniers commencent à rentrer. C'est l'occasion de campagnes abominables où les moindres incidents — vrais ou inventés — sont grossis à plaisir. En voici un exemple entre mille.

Le 27 avril rentrait à Neufchâtel-en-Bray un prisonnier de guerre français délivré par l'Armée rouge et rapatrié via Odessa.

Une semaine après son retour, dans toute la région on colportait de village en village et de porte en porte les histoires les plus abominables concernant l'Armée rouge. A tous ceux qui demandaient des précisions, les calomniateurs répondaient invariablement tenir leurs renseignements du rapatrié de Neufchâtel.

Devant l'ampleur de la campagne antisoviétique, le Comité France-U.R.S.S. de l'endroit voulut tirer l'affaire au clair. Il désigna une délégation qui se rendit près du rapatrié le soir du 1er mai. Cette délégation se composait de quatre habitants très honorablement connus dans le pays : un chef de chantier, un commerçant, un instituteur, un employé de commerce. Le rapatrié leur déclara :

1° qu'il avait été volé de sa montre trois heures après la libération, mais sans être à même de préciser ni le lieu, ni les circonstances du vol ;

2° Qu'il n'avait jamais dit que « des soldats français avaient eu les doigts coupés par des soldats russes désirant s'approprier des bagues », contrairement aux bruits qui couraient dans toute la Normandie.

Ainsi, dans toute une région de France, l'Armée rouge fut abominablement calomniée pendant des semaines et l'enquête révéla qu'à l'origine de cette campagne abjecte, il y avait en tout et pour tout le vol d'une montre dont la victime reconnaissait d'ailleurs ne pouvoir préciser ni le lieu ni les circonstances. Cela avait suffi pour alimenter en canailleries antisoviétiques tous les ex-vichystes de Neufchâtel et des environs. (France-U.R.S.S., juillet 1945.)

Puis l'antisoviétisme inventa un nouveau thème : « la mauvaise volonté des Russes à rapatrier nos prisonniers ». Or, au moment où l'on écrivait cela, sur 275.000 Français libérés par les armées soviétiques, 214.000 avaient déjà été rapatriés au 14 juillet 1945 par Odessa. Les calomniateurs ne tenaient aucun compte de l'effort gigantesque que les armées soviétiques avaient eu à accomplir dans les derniers mois de la guerre, alors que leurs usines d'armement se trouvaient à des milliers de kilomètres des champs de bataille.

Au congrès du Parti socialiste tenu en juillet, Augustin Laurent sommait — déjà ! — l'Union soviétique de « parler clairement », « le réalisme soviétique ressemblant fort à de l'impérialisme ». Les amis de Léon Blum, à peine leur parti réorganisé, reprenaient leur activité antisoviétique de toujours.

Le pacte franco-soviétique signé en décembre 1944 n'a pas encore un an d'existence et déjà, il est la cible de Témoignage chrétien du 7 septembre.

Notre précipitation à conclure l'alliance franco-russe a jeté un certain froid sur nos relations avec l'Amérique et cette perte que nous avons subie sur le terrain diplomatique n'a pas été compensée par l'appui efficace que la France était raisonnablement en droit d'attendre de la Russie après ce geste.

Charles Dumas, lui, va beaucoup plus loin. Dans le Populaire il exclut l'U.R.S.S. des affaires de l'Europe — tout comme un Bailby au moment de Munich :

Parce qu'elles sont deux démocraties, au sens plein du mot, parce qu'elles croient à la sécurité collective, qu'elles n'envisagent ni politique belliciste, ni politique de puissance, parce qu'elles sont les deux plus grandes forces morales du monde, la France et l'Angleterre unies sont en mesure d'accomplir ce devoir grandiose que leur propose l'histoire, et elles n'ont pas le droit de se dérober : prendre en main le sort de l'Europe.

Un mois plus tard, la conjugaison est totale entre l'Epoque et le Populaire. [L'Epoque appartient, aux Raffineries Lebaudy, à M. Victor Piquet, administrateur de cinq grandes sociétés, au prince Emmanuel de Robech, apparenté aux Schneider, à M. Robert Callon, des Charbons et Minerais de Haute-Silésie, etc.] L'Epoque écrit le 5 octobre :

Le général de Gaulle a besoin de l'unanimité des Français pour défendre leurs intérêts devant une Russie dont les visées impérialistes viennent de se préciser à nos dépens.

Les Français sauront à quoi s'en tenir sur la valeur réelle du traité qui lie Paris à Moscou.

Le Populaire, la veille, avait tenu exactement le même langage :

Dans tous les problèmes qui se sont posés (à la conférence de Londres), c'est l'intransigeance de l'U.R.S.S. qui a fait échouer l'accord. Non seulement son intransigeance, mais ses prétentions tentaculaires, qu'elle entend réaliser, soit directement, soit par le moyen de ses satellites.

Deux mois plus tard, on en est déjà à l'infamie pure et simple. Ouvrez le n°39 (9 décembre 45) de l'Avenir, hebdomadaire de la Fédération socialiste S.F.I.O. du Nord. On y voit une photo représentant un défilé de l'Armée rouge à Moscou. Sur le cliché, un grand point d'interrogation et, sous la photo, cette légende : « Une place, des bannières, une marée de casques... Non, détrompez-vous. Ce n'est pas d'eux qu'il s'agit. C'est l'Armée rouge qui défile à Moscou... »

Il n'y a pas six mois que les officiers et soldats soviétiques tombaient pour la prise de Berlin !

L'année 1946 voit la campagne s'accentuer. Il n'est pas un bobard de provenance américaine qui ne trouve reproduction dans une presse prétendue française. Les 21 et 22 février paraissent, en même temps, trois articles antisoviétiques du journaliste américain Walter Lippman, l'un dans Carrefour, l'autre dans le Figaro et le troisième dans le Courrier de Paris, ce dernier sous le titre : « La Russie veut la Tripolitaine. »

Et la campagne se déclenche. Lisez ces titres.

Le 26 février dans l'Époque :

L'U.R.S.S. n'est pas étrangère aux désordres de l'Inde.

Le 3 mars, dans France libre (comme si la guerre était à nos portes !) :

Les États-Unis solidaires de la Grande-Bretagne en cas de conflit.

Le même jour, dans l'Étoile du soir, un titre provocateur sur cinq colonnes :

Des avions soviétiques tirent sur un appareil U.S.A.

Deux jours plus tard, France libre récidive :

La paix menacée.

Le 13 mars, offensive générale de la presse parisienne du soir : Libé-Soir, l'Étoile du soir, France-Soir, Paris-Presse, Cité-Soir rivalisent en gros titres sur toute la largeur de leur page :

Les blindés russes avancent sur Téhéran.

La Turquie s'attend au pire.

Etc. etc.

Puis se produit le discours agressif de M. Churchill à Fulton. La publicité accordée à la harangue de « l'homme au cigare entre les dents » est beaucoup plus généreuse, dans la plupart de nos journaux, que celle faite à la réponse, pleine de force tranquille, du généralissime Staline.

La synchronisation avec les campagnes de la presse américaine est avouée par Gavroche du 14 mars.

La presse d'outre-Atlantique connaît depuis une quinzaine une tension sans précédent. Avec cette faculté de dynamisme propre aux Américains, elle a monté et grossi, dans des proportions démesurées une campagne antisoviétique très violente.

En gros caractères, les journaux parlent dans toutes leurs éditions, de la guerre avec la Russie comme si c'était une chose acquise. Il ne se passe pas de jour que la Russie ne soit accusée d'un nouveau méfait ou d'un nouvel abus.

Quelques semaines plus tard, le gouvernement soviétique fait connaître « à la France alliée » qu'il lui accorde 5 millions de quintaux de céréales.

Mais ce blé lui-même est l'occasion d'attaques antisoviétiques venimeuses. « Le blé russe est lent à charger » écrit Résistance le 15 avril, tandis que le Parisien libéré affirme « le blé russe ne pourra arriver qu'au compte-gouttes ». Ce qui ne l'empêchera pas d'être déchargé à Marseille dans les délais prévus !

La conférence des ministres des Affaires étrangères à Paris est l'occasion de nouvelles attaques antisoviétiques.

Le 28 juillet, le général de Gaulle parle de la Russie qui concentre dans un homme toute la puissance de la société qui a pour principal moyen d'action la servitude et il appelle au bloc occidental les nations qui ont pour artères vitales la mer du Nord, la Méditerranée, le Rhin. A Épinal, en octobre il dénoncera le groupement ambitieux des Slaves réalisé, bon gré, mat gré, sous l'égide d'un pouvoir sans bornes.

Le futur chef du R.P.F. a définitivement oublié ce qu'il proclamait à la radio de Londres le 20 janvier 1942 :

Dans l'ordre politique, l'apparition certaine de la Russie au premier rang des vainqueurs de demain apporte à l'Europe et au monde une garantie d'équilibre dont aucune puissance n'a autant que la France de bonnes raisons de se féliciter.

Une série d'hebdomadaires parisiens reprennent dix ans après les infamies du Gringoire de 1936.

On peut, en U.R.S.S., écrit Carrefour, coucher avec à peu près n'importe quelle fille, sauf avec les membres du Parti, pour une paire de souliers ou une paire de bas.

On montre aux touristes des usines modèles, des crèches, des clubs, mais toutes ces réalisations profitent à un pour cent environ de la population...

L'antisoviétisme s'accompagne tout naturellement du chantage à la guerre. C'est ainsi que dans son numéro du 9 novembre, à quelques jours des élections, Samedi-Soir écrit que

les états-majors français et américain étudient les conditions dans lesquelles l'Europe occidentale pourrait être défendue contre une poussée militaire venant de l'Est. Dans ce cas, étant donné l'attitude trop sympathisante de la France à l'égard de l'U.R.S.S., les États-Unis renonceraient à la défendre.

Autrement dit : « Tâchez de bien voter, sinon gare ! »...

Au cours des deux premières années qui suivent la victoire de l'Allemagne, la plupart des journaux conservent encore (sauf exceptions) une certaine retenue dans leurs accusations et attaques venimeuses contre l'Union soviétique. A partir de 1947, c'est un déluge d'infamies qu'il est impossible de relever, tant elles sont nombreuses et quotidiennes. A qui la palme ? Sans doute à l'hebdomadaire gaulliste Carrefour. Ce dernier publie un dessin : Deux soldats russes, coiffés du bonnet mongol à étoile rouge, hirsutes et squelettiques comme de bien entendu. Ils n'ont pas le couteau entre les dents mais un revolver à la main et à leurs pieds gît un officier polonais assassiné. C'est le dessin, à peine retouché, paru en 1943 dans le journal de Goebbels « Das Reich », au moment de la macabre mise en scène de « la fosse de Katyn ! »

Pendant ce temps, à Moscou, on discute du problème allemand. Les propositions des Russes se heurtent à la politique anglo-saxonne qui tend à conserver les trusts allemands, qui ne veut pas de la réforme agraire, ni du contrôle international de la Ruhr, ni d'une Allemagne unifiée. Que va faire M. Bidault ? Quand M. Bevin propose de placer la Sarre sous notre contrôle économique, notre ministre abandonne toute solidarité avec les thèses soviétiques. Pour le charbon de la Sarre, nous cédons à la pression anglo-américaine sur des problèmes d'une importance cent fois supérieure comme le contrôle de la Ruhr, comme les réparations.

Quelques mois plus tard, les ministres communistes, partisans d'une politique de collaboration avec l'U.R.S.S. comme avec tous les pays, sont évincés du gouvernement.

L'antisoviétisme se déchaîne. A Lille, à Strasbourg, à Rennes, de Gaulle prononce des discours d'une violence antisoviétique qui rappelle celle d'Hitler. Le R.P.F. prend la place, laissée vacante, par le P.P.F. de Doriot. La presse est remplie de « témoignages », de « souvenirs », de « reportages » où l'odieux le dispute à la pauvreté des arguments. Des millions de dollars sont consacrés à la diffusion dans les milieux intellectuels du livre de Kravchenko. Des centaines de journaux recherchent et paient très cher les articles antisoviétiques, en provenance de n'importe quelle source et signés de n'importe qui. A Paris, le gouvernement autorise la tenue à Wagram d'un meeting international contre l'Union soviétique ; le peuple de Paris — qui proteste contre cette provocation — est brutalement agressé, et le cheminot Alfred Puzzuoli en est la victime. Quelques semaines plus tard, le camp de Beauregard, près de Versailles, lieu de rassemblement des citoyens soviétiques en instance de rapatriement, est envahi par 2.000 gendarmes et 4 tanks sous le motif scandaleux, de rechercher trois enfants et les arracher à leur mère ! Deux semaines plus tard, 19 citoyens soviétiques — parmi lesquels un ancien F.F.I. qui venait d'être décoré quelques semaines plus tôt de la médaille militaire — sont expulsés sans douceur. C'est ensuite au tour de la mission militaire de rapatriement. Sans que le gouvernement ne veuille donner aucune explication, pas même à l'Assemblée nationale. Pour la première fois depuis la libération, le gouvernement ne se fait pas représenter à la commémoration solennelle du 30e anniversaire, organisée par France-U.R.S.S. au Palais de Chaillot. Enfin, d'ordre direct du cabinet de M. Schuman, l'émission France-U.R.S.S. (15 minutes chaque semaine) est supprimée à la radio. Quelques semaines plus tard, c'est l'émission « Chants et chœurs soviétiques » qui est à son tour interdite.

L'attitude de l'Union soviétique à l'égard de notre pays justifiait-elle ces mesures caractérisées d'hostilité ?

Bien au contraire, à la fin de l'été 47, notre gouvernement avait demandé à l'Union soviétique de nous vendre 5 millions de quintaux de blé. Sans doute s'attendait-on à ce que Moscou refusât en prenant prétexte de sa très mauvaise récolte de 1946. Mais le gouvernement soviétique accepta. Alors, nouvelle demande de Paris : « Nous ne pouvons pas vous payer en dollars ! » Réponse : « Bien. Nous acceptons d'être réglés en marchandises ». Nous fournissons une liste de produits de notre industrie. L'Union soviétique choisit : elle se déclare prête à nous acheter — en paiement de son blé — pour 500 millions de francs de matériel d'optique et d'appareils de mesure, 200 millions de francs de moteurs électriques, 40.000 tonnes de carbonate de soude, des produits coloniaux, des produits pharmaceutiques, des camions, des tubes pour pipe-lines (40.000 tonnes), des rails de chemin de fer, des câbles électriques, des machines à emboutir, etc. Tout cela, bien entendu, sans aucune ingérence dans nos affaires intérieures et au moment où certaines de nos usines intéressées par les commandes soviétiques, licencient du personnel, faute de travail. L'accord est sur le point d'être conclu quand se produisent les multiples incidents déjà évoqués. En riposte, l'Union soviétique rompt les pourparlers. Aujourd'hui, il est prouvé que les provocations antisoviétiques de Wagram et de Beauregard ont été froidement montées pour faire échouer les accords commerciaux franco-soviétiques en voie de réalisation. Mais que dire d'un gouvernement assez misérable pour tourner ainsi le dos à l'intérêt de la France ? Le résultat de cette politique stupide et criminelle a été la réduction de la ration de pain à 200 grammes pendant l'hiver 1947-1948 et la perte d'importants débouchés pour notre industrie. Alors que, dans le même temps, l'Union soviétique signait des accords commerciaux avec la Grande-Bretagne, la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, la Tchécoslovaquie, la Pologne, le Danemark, la Norvège, la Suède, l'Egypte. Il était ainsi prouvé, une fois de plus, que l'antisoviétisme avait agi contre les intérêts de la France.

Depuis Beauregard, deux années ont passé. L'antisoviétisme est devenu la doctrine officiellement affichée des gouvernements de la France dont la politique est absolument conforme à celle du prétendant au pouvoir personnel.

La France officielle a signé le pacte de Bruxelles et le pacte de l'Atlantique. Elle a laissé un état-major étranger s'installer à Fontainebleau. Elle obéit servilement à toutes les décisions prises outre-Atlantique. L'indépendance nationale a cessé d'exister.

Quelles en sont les conséquences pour notre peuple ? Une misère aggravée. Quand on dépense pour les crédits militaires plus d'un million de francs à chaque minute du jour et de la nuit, il faut que quelqu'un paie. Ce quelqu'un, c'est nous — ouvriers, paysans, intellectuels français. Le pouvoir d'achat de l'ouvrier, de l'employé, du fonctionnaire est inférieur de moitié à celui de 1939. Le paysan voit les prix agricoles s'effondrer à la production cependant que les prix industriels demeurent à des taux exorbitants. L'invasion des marchandises américaines sur certains secteurs de notre marché et les conditions de vie précaires de la majorité des Français aboutissent à développer le chômage. Celui-ci, à son tour, amène la mévente et frappe boutiquiers et petits commerçants. Ainsi, le marasme gagne de proche en proche. Pour essayer d'empêcher la protestation et l'action des masses populaires contre cette course à l'abîme, les gouvernements dits « de troisième force » développent la répression, multiplient les atteintes à nos libertés constitutionnelles et contribuent ainsi à développer le R.P.F., attrait pour certains éléments de classes moyennes, politiquement peu actifs et qui ont vite fait de dire : « Il faudrait un homme à poigne pour mettre de l'ordre dans tout ça. »

Deuxième conséquence de l'antisoviétisme : la renaissance du danger allemand.

Par les accords de Londres, nous avons été évincés de tout contrôle de gestion de la Ruhr et nous avons admis la renaissance à nos portes de ce formidable arsenal. Nous avons cédé sur les réparations, accepté de violer les accords de Potsdam et nous n'avons pas même, en compensation, de garanties sur notre sécurité, conditionnée avant tout par la démocratisation de l'Allemagne, non réalisée en zone occidentale. Pendant la discussion de ces accords néfastes, la défense de M. Bidault tenait en ces mots : nous étions seuls à défendre nos revendications et nous n'avons pu les faire triompher. Mais si nous étions seuls, quelle responsabilité écrasante pour ceux qui, par aveuglément antisoviétique, ont systématiquement tourné le dos à une politique de collaboration avec l'U.R.S.S. !

C'est volontairement que nos gouvernements se sont éloignés de nos alliés de l'Est, alors que nous avions besoin d'eux pour faire triompher nos revendications dans le problème allemand.

Nous nous sommes ainsi trouvés seuls en face du bloc anglo-saxon qui n'a pas les raisons impératives de notre peuple, trois fois crucifié en moins d'un siècle, à rechercher avec passion sa sécurité.

Ce n'était d'ailleurs là qu'une étape. Tout l'effort tend à nouveau, comme en 1918, comme en 1938, comme en 1939, comme depuis trente ans, à inclure l'Allemagne dans la coalition antisoviétique.

Voici ce qu'écrivait dans un journal allemand l'académicien Paul Claudel, ancien ambassadeur de France.

L'Europe occidentale naît aujourd'hui du danger, du terrible danger soviétique. Contre ce danger, que ceci nous soit agréable ou non, l'Allemagne est notre protection et notre bouclier... Un bouclier ne doit pas être faible... Dans l'Allemagne, c'est toute notre communauté chrétienne qui a été blessée...

Rheinischer Merkur, 5 avril 1948.

Tous les discours sur « l'Europe unie » des Churchill, des Spaak et des Ramadier, toute la sauce mise autour du plat européen, « socialiste » avec André Philip, démocrate chrétienne avec les Teitgen et les Schuman, « internationaliste » à la Franc-Tireur, toutes ces histoires de « parlement européen » ne sont que le rideau de fumée qui masque cette réalité : l'inclusion de l'Allemagne occidentale dans la préparation de la guerre antisoviétique.

Peu importe que nos villes martyres demeurent en ruines et négligeable la renaissance à nos portes du militarisme germanique. L'Allemagne des magnats nazis de la Ruhr est notre alliée. Ce qui explique aussi que les collaborateurs des assassins de Châteaubriant et d'Oradour soient graciés, que de Gaulle réclame des arbres et des fleurs pour Pétain et que les plus purs héros de la Résistance soient poursuivis et emprisonnés. Tout se tient.

Misère accrue du peuple français. Renaissance du danger allemand. Mais l'antisoviétisme veut nous entraîner plus loin, jusque dans la guerre antisoviétique, voulue et préparée, jour après jour, par les milliardaires de Wall Street.

Ce que serait une telle guerre pour la France, essayons de l'imaginer, de voir les forces qui seraient en présence.

Au début de 1945, 60 divisions américaines, anglaises et françaises s'opposaient aux 60 divisions que commandait von Rundstedt. Mais sur le front de l'Est, à la même époque, les Allemands alignaient 250 divisions contre lesquelles combattaient un nombre égal de divisions soviétiques de première ligne, alors que 250 autres divisions étaient en réserve.

D'après les experts militaires américains, l'Union soviétique serait capable en cas de nouveau conflit de mettre sur pied au moins 450 divisions d'infanterie, 50 divisions blindées et 35 divisions de cavalerie. Admettons encore que ces chiffres soient un maximum ou même exagérés. Mais il est certain qu'en cas de guerre antisoviétique, les peuples des démocraties populaires se verraient menacés au même titre que les peuples soviétiques. La réforme agraire se trouverait remise en question et les armées du pacte Atlantique, si elles parvenaient en Roumanie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, auraient tôt fait de remettre au pouvoir les actionnaires des puits de pétrole, les hobereaux et les anciens complices d'Hitler. C'est pourquoi on peut prévoir que les armées soviétiques seraient grossies des divisions polonaises, hongroises, roumaines, tchécoslovaques, bulgares, albanaises. On peut donc évaluer raisonnablement que 400 divisions au moins s'opposeraient aux agresseurs.

Du côté des puissances liées par le pacte Atlantique, que trouverait-on ? Les Anglais parlent d'aligner 6 divisions. Notre pays jetterait lui, dans la mêlée, au maximum, 35 à 40 divisions (les Français, une fois de plus, tireraient les marrons du feu). Citons, pour mémoire, les quelques divisions du Bénélux. Sans doute, la frontière des Pyrénées s'ouvrirait pour laisser passer les divisions de Franco et l'Allemagne de l'Ouest donnerait également sa part de soldats occidentaux. N'insistons pas sur le moral qu'aurait un soldat français lancé contre les vainqueurs de Stalingrad avec, à sa gauche, un fasciste espagnol et à sa droite, un ancien hitlérien. Je n'envisage ici que le nombre. Il est clair que les armées du pacte Atlantique ne disposeraient guère que de 50 à 70 divisions à opposer aux 400 des Soviétiques et des démocraties populaires. Il saute aux yeux qu'une telle guerre aboutirait à faire massacrer la jeunesse française délibérément sacrifiée dans une telle aventure. Combien de morts ?

On frémit rien que d'y penser. Et de Gaulle lui-même est obligé de le reconnaître lorsqu'il déclare (29 mars 1949) : Il est sûr que les gens qui se feraient tuer initialement sur l'Elbe ou le Rhin, seraient des Français...

« Les Russes sont le nombre, c'est vrai, disent certains, mais ils n'ont pas de matériel. Sans l'aide des Américains, ils n'auraient pas vaincu à Stalingrad. »

C'est un raisonnement qui a encore trop souvent cours et qui vise à un double but : minimiser le rôle décisif de l'Armée rouge dans la dernière guerre et diminuer dans l'esprit public le potentiel militaire de l'Union soviétique.

Coupons donc, une bonne fois, le cou à ce canard.

Pendant toute la guerre, l'U.R.S.S. a reçu des Alliés, 10.000 tanks, 10.000 canons et 10.000 avions. Durant la même période, elle a fabriqué chaque année une moyenne de 30.000 tanks, 120.000 canons, 40.000 avions.

Il est certain qu'une partie des usines de guerre soviétiques a été reconvertie — ce qui explique la modicité du budget militaire de l'Union soviétique : 19 % du total — mais, en cas de conflit, on ne peut douter que le potentiel de fabrication des armements serait rapidement au niveau de 1945, à l'époque où, dans la bataille finale pour Berlin, l'armée soviétique pouvait lancer contre la capitale d'où étaient partis tant de crimes contre les peuples, 41.000 canons et mortiers, 8.400 avions, 6.300 chars d'assaut !...

— « Oui, mais les Américains ont la bombe atomique ! »

C'est le suprême espoir de ceux qui acceptent, d'un cœur léger, l'éventualité d'une troisième guerre mondiale.

C'est la nouvelle « tarte à la crème » de l'antisoviétisme.

Répondons-leur que la bombe atomique ne suffit pas à tout. On avait prétendu, en 1940, que les tanks et les avions seuls décideraient de l'issue des batailles ; or, l'expérience a prouvé que ni l'infanterie ni l'artillerie n'avaient terminé leur rôle.

D'autre part, les Russes ont déclaré que le secret atomique n'existait plus. Sans compter que les centres industriels soviétiques sont infiniment plus dispersés que ceux des États-Unis et donc beaucoup moins vulnérables. (Deux ans après Molotov, M. Truman a dû reconnaître que le secret atomique n'existait plus.)

Mais il faut aussi tenir compte de l'aviation de chasse que l'aviation soviétique peut opposer aux bombardiers transportant les bombes atomiques. Que sont ces avions ?

En mai 1945, 6 Messerschmitt-262 munis de fusées, s'attaquaient à une escadre de forteresses volantes B-17. Ils en détruisirent 14 sur 18 sans qu'un seul des chasseurs allemands fût abattu. Or, les Russes ont maintenant des Yak — le merveilleux avion de chasse dont se servaient nos aviateurs du « Normandie-Niemen » — dérivés des Messerschmitt 262, et 250 de ces avions ultra-rapides mus par des moteurs à réaction, ont pris part à la parade du 1er mai 1948.

Imaginez, écrit l'hebdomadaire Action à qui nous empruntons ces renseignements — un chasseur extrêmement rapide et maniable dont la vitesse approche de celle du son. Il est équipé de deux lance-fusées et d'un grand nombre de fusées puisque chacune ne pèse que 4 kilos.

Ces fusées ont plusieurs particularités :

1° Les 400 grammes d'explosif qu'elles transportent suffisent à détruire un bombardier. Il s'agit vraisemblablement d'un explosif de la même espèce que celui utilisé par les armes antitanks soviétiques à la fin de la guerre, capable de brûler la terre à plusieurs mètres de profondeur et dont la formule est encore inconnue ailleurs qu'en U.R.S.S.

2° Elles sortent du lance-fusées à une cadence aussi rapide qu'un tir de mitrailleuse.

3° Elles sont pourvues d'un dispositif du type radar qui les attire vers l'objectif recherché de la même manière que la mine magnétique est attirée par les navires qui passent à proximité.

Essayons dans ces conditions, de prévoir ce qui se passerait en cas de conflit.

Les bombardiers atomiques américains partant des bases installées en Afrique du Nord, au Maroc, en Espagne, en Angleterre rencontreraient les avions de chasse soviétiques, décrits plus haut et partis de la zone d'occupation soviétique en Allemagne, dans le ciel de France et dans celui de l'Italie. Sept à neuf sur dix de ces bombardiers seraient abattus sur notre territoire qui recevrait ainsi non seulement les bombardiers abattus, mais les bombes, atomiques ou autres, destinées à l'Union Soviétique.

Ce qui signifierait à bref délai la transformation de la France en un immense champ de ruines.

Raison supplémentaire de dire non à la guerre contre 1'U.R.S.S.

En terminant cette rapide revue de trente années d'anti-soviétisme, une conclusion se dégage : chaque fois, il est en opposition formelle, irréductible, avec l'intérêt de notre pays. Chaque fois, il est synonyme de deuils et de souffrances indicibles pour nos compatriotes.

Un Français qui aime son pays ne peut pas être antisoviétique.

Un Français, soucieux de l'avenir de notre patrie, ne peut que combattre pour une politique d'amitié franco-soviétique.

 

Chapitre XII — Le devoir

Quelques explications sont nécessaires sur les lacunes de ce livre : des amis trouveront que le tableau de l'État soviétique n'est pas complet et des adversaires n'auront pas trouvé réponse à telle de leurs objections.

L'événement prodigieux d'Octobre 1917 a changé la face du monde et le destin de chaque être humain. Quelques centaines de pages, c'est peu pour en rendre compte. Elles ont, de plus, été écrites pendant les rares heures de méditation que vous accorde la lutte quotidienne. Et, le plus souvent, je n'ai pas trouvé les mots convenables pour exprimer ce dont le cœur était plein.

Second obstacle... ou seconde excuse au lecteur. Au pays de Staline, tout progresse à un rythme vertigineux. Cela vous remplit d'allégresse, mais vous oblige — joyeusement — de remettre plusieurs fois votre travail sur le chantier. C'est en vacances, l'an dernier, quand la pluie nous tenait à l'hôtel, que j'écrivais le chapitre sur l'agriculture. Quelques mois plus tard, la presse soviétique publiait de copieux numéros spéciaux sur le gigantesque plan de lutte contre la sécheresse — ce qui obligea à une retouche. Puis est venu le nouveau plan triennal du développement de l'élevage soviétique, succédant au retentissant rapport de Lyssenko à l'Académie des sciences. Nouvelle retouche. Or, il conviendrait aujourd'hui encore d'ajouter au chapitre sur l'agriculture quelques pages sur la perspective dont on parle maintenant : le passage graduel du socialisme au communisme avec, comme première étape, avant quinze ans, le pain gratuit — c'est-à-dire la réalisation par les bolcheviks du rêve millénaire de générations de braves gens priant chaque matin : « Notre père qui êtes aux cieux, donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien ! »

Le désir de donner au lecteur une image exacte de l'Union soviétique et notre souci de la vérité m'ont entraîné à n'évoquer que des souvenirs personnels, à ne citer que des chiffres ou des textes indiscutables.

Les antisoviétiques n'ont pas de ces préoccupations. Ce n'est pas seulement que, généralement, ils ont le mépris de ceux qui les lisent ou qu'ils écrivent pour des intérêts menacés par le socialisme triomphant. C'est aussi que leur fatuité les pousse à juger d'une œuvre gigantesque sans qu'ils se soient même préparés par la lecture de quelques brochures élémentaires sur le socialisme scientifique. Un Dominique Pado séjourne trois semaines à Moscou et il écrit un livre ignoble que couronne je ne sais plus quel jury d'ignorants.

On sait aussi que tout ouvrage antisoviétique est assuré de la plus large publicité. Devant le mensonge, diffusé ainsi à haute dose, devant l'énormité des calomnies déversées chaque jour sur le pays et les hommes qui ont écrit tant d'épopées, il est difficile à ceux qui ont vu de se taire. Même s'ils se sentent tout petits devant l'événement dont ils parlent.

C'est une question d'honnêteté, certes, un besoin impérieux de bonne foi, mais aussi une affirmation de solidarité. Chaque succès de l'Union soviétique enrichit tous les travailleurs du monde : qu'ils soient de peau blanche, jaune ou noire. Quelle que soit la partie du globe que vous habitez, quel que soit votre métier, l'espoir d'une vie radieuse est en vous parce que l'Union soviétique existe.

Si la jeunesse du monde fait, en ce moment même, retentir de sa joie les rues de Budapest ; si les paysans de Pologne ont cessé d'être des serfs ; si les ouvriers roumains sont en vacances dans les villas des anciens propriétaires des puits de pétrole ; si l'immense Chine est en marche, elle aussi, vers le socialisme, c'est d'abord qu'il y a eu l'Union soviétique.

Le chemin qui l'a conduite au socialisme et la mène au communisme a été difficile, certes, et certains petits esprits qui visitaient l'Union soviétique à l'époque du premier plan quinquennal se sont assez gaussés du manque de confort des défricheurs, des pionniers.

Bornés, ces petits esprits ne voyaient pas ou feignaient de ne pas voir que le chemin aride conduisait vers les cimes. Il en est toujours ainsi. De ce village de Haute-Savoie où je termine ce livre, de ce chalet de la Fédération des cheminots qui permet à des ouvriers de passer leurs vacances dans l'une des plus belles régions du monde, il faut grimper des heures durant pour atteindre le « Lac blanc » ou le massif du Buet. Des heures d'efforts, quelquefois pénibles, mais au sommet, quelle récompense ! Toute la chaîne des Alpes domine l'horizon. Les sommets neigeux brillent dans le soleil éclatant. La grandeur du panorama vous écrase de toute sa beauté.

La construction du socialisme a aussi exigé des sacrifices. Loin de s'en saisir pour accabler nos frères et nos sœurs de l'Union soviétique, nous leur en sommes reconnaissants, profondément, pleinement. Si la marche en avant va aujourd'hui si vite dans les démocraties populaires, c'est que l'expérience soviétique leur a servi prodigieusement, c'est qu'elles ont dû moins tâtonner, c'est qu'elles peuvent avancer plus hardiment sur la route que les bolcheviks furent les premiers à parcourir.

La construction du socialisme en U.R.S.S. — et maintenant la marche au communisme — enrichissent l'humanité entière. Chaque combattant pour le progrès social et pour la paix — progrès social et paix étant inséparables — est plus assuré, plus vaillant, plus certain encore de l'avenir à chaque nouveau succès enregistré par le pays de Staline

Chaque rideau d'arbres planté dans la steppe, chaque tonne de métal coulé, chaque école nouvelle, chaque Soviétique décoré de l'Ordre du drapeau rouge du travail sont autant de victoires pour les simples gens du monde entier.

Cette solidarité que des millions d'hommes ressentent profondément — même s'ils l'expriment gauchement — est inconditionnelle.

Voici qui aura le don, une fois encore, de faire hurler les antisoviétiques.

En août 1939, j'accompagnais un groupe de professeurs et de commerçants français et belges qui avaient fait en touristes le long et magnifique voyage Léningrad-Moscou-Gorki-Kazan-Kouibychev-Stalingrad-Rostov.

Arrivés à Kharkov, nous avions assisté à un magnifique concert en plein air, donné le soir, dans un jardin public de la grande cité ukrainienne. Au retour, nous remarquâmes un groupe d'habitants arrêtés devant la Pravda affichée dans l'un de ces petits cadres que l'on rencontre dans toutes les grandes artères et qui demeurent éclairés toute la nuit. Un titre tenait toute la première page : un pacte de non-agression a été signé entre l'U.R.S.S. et l'Allemagne. L'interprète avait à peine traduit qu'immédiatement de véhémentes discussions s'engageaient sur l'avenue. Il était minuit passé, et je proposais de rentrer à l'hôtel, de commander un verre de thé et de discuter l'événement. Je gagnais ainsi un quart d'heure pour réfléchir et me remettre de ma propre émotion.

Dans le grand salon de l'hôtel, devant des verres de thé fumant, la conversation prit rapidement une tournure passionnée.

— Alors, Staline est maintenant l'allié d'Hitler ?

— Les Russes nous lâchent en face des Allemands !

— C'est une trahison de la classe ouvrière ! J'avais à faire face à de multiples questions.

Je répliquais en rappelant Munich, les efforts vains de l'Union soviétique pour organiser la sécurité collective, la politique de capitulation devant Hitler de Daladier et de Chamberlain.

— Oui, mais enfin, tout cela ne justifiait pas l'alliance avec Hitler !

— Il ne s'agit pas d'alliance, mais de pacte de non-agression. Nous ignorons encore ce qui s'est passé avec les missions militaires françaises et anglaises que nous avons rencontrées à Moscou. Comment l'U.R.S.S. a-t-elle été amenée à signer un pacte de non-agression avec l'Allemagne, je ne lésais pas encore, mais j'ai confiance en elle, confiance en Staline...

La colère de plusieurs de mes compagnons de voyage monta encore d'un degré :

— C'est du fanatisme !

L'un d'eux, un gros négociant du Congo belge, me somma de donner sur-le-champ toutes explications détaillées sur les raisons du pacte.

A la fin, j'explosais à mon tour :

— Écoutez. Nous avons lu simplement un titre de journal et nous n'avons encore aucun commentaire. Nous ignorons ce qui s'est passé dans ces derniers mois de pourparlers et vous me demandez les raisons détaillées d'un événement sur lequel, à l'heure actuelle, nous n'avons traduit qu'un titre de journal. Attendons le journal du matin et nous en reparlerons. Mais je vous répète, je conserve ma foi en l'Union soviétique.

— C'est un « dégonflage » lamentable... Une foi aveugle...

— Pour le moment, je ne puis expliquer encore les raisons du pacte, demain ou après-demain viendront les arguments. Pour l'heure, la raison de ma confiance est une raison de principe. J'ignore ce qui s'est passé dans les entretiens diplomatiques. Par contre, je sais que les intérêts des travailleurs du monde entier sont inséparables. Le pays où la classe ouvrière est au pouvoir pour la première fois ne peut pas mener une politique qui soit contraire à l'avenir de la classe ouvrière de tous les pays. Même si certains aspects de cette politique sont, pour le moment, incompréhensibles...

Quelques-uns étaient furieux. D'autres approuvaient. Cela dura jusqu'à trois heures du matin.

L'avenir devait bientôt montrer que la raison était du côté de ceux qui ne perdirent confiance, ni en août 1939, ni lorsque les blindés allemands étaient à vingt kilomètres de Moscou.

Cette solidarité est plus nécessaire que jamais en ce moment où une poignée de milliardaires américains voudrait en finir avec le pays du socialisme triomphant et le mouvement démocratique international, même au prix d'une guerre atroce.

La déclaration du Bureau politique du Parti communiste français : « Le peuple français ne fera pas, ne fera jamais la guerre à l'Union soviétique » est venue à son heure.

De même, l'intervention à la tribune de l'Assemblée nationale du secrétaire général du Parti communiste français.

J'entends encore Maurice Thorez à la tribune de l'Assemblée nationale répondre à la question : « Que feriez-vous si l'Armée rouge occupait Paris ? »

L'ouvrier mineur démontrait avec une force calme, tranquille, une conviction émouvante qu'il était absurde de supposer que l'Union soviétique pouvait se lancer dans une guerre d'agression. Attaquant avec des faits irréfutables et des citations précises, il dévoilait le plan de guerre américain. Il avertissait ensuite les partisans de la guerre antisoviétique que les travailleurs combattraient toute agression contre le pays de Staline. Il déclarait solennellement que les travailleurs français n'agiraient pas autrement que l'avaient préconisé Jaurès et les congrès socialistes d'avant 1914 examinant l'attitude à tenir dans l'hypothèse où les efforts des partisans de la paix se révéleraient insuffisants pour conjurer la catastrophe :

Au cas — disait la résolution du congrès socialiste international de Stuttgart en 1907, citée par Maurice Thorez — où la guerre éclaterait néanmoins, les prolétaires ont le devoir de s'entremettre pour la faire cesser promptement et d'utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste.

L'orateur dominait l'assemblée. Sa démonstration, d'une impeccable logique et d'une foi profonde, écrasait les antisoviétiques qui, après quelques grognements, avaient fini par se taire. Une fois encore, Maurice Thorez avait exprimé les sentiments profonds de millions de simples gens de chez nous.

L'avertissement a été donné. Il était nécessaire. Depuis, nous avons applaudi aux autres victoires des partisans de la paix.

Mais ce serait une erreur de croire que les fauteurs de guerre renoncent à leurs visées. Sachant bien que leur guerre n'est possible qu'après avoir développé un climat d'hystérie et de haine contre l'Union soviétique, ils redoublent de calomnies et de mensonges.

Des masses innombrables de gens veulent la paix, c'est un fait, mais c'est aussi pourquoi l'antisoviétisme s'acharne à présenter le pays de Staline comme une puissance d'agression. Les milliardaires de New-York et leurs suppôts ont besoin de cette préparation psychologique qui nécessite de lancer chaque jour une nouvelle infamie contre l'U.R.S.S.

Ils cherchent à aboutir à ce que les lecteurs de la presse antisoviétique, profondément partisans de la paix dans leur grande majorité, en viennent cependant, petit à petit, à accepter la guerre comme une nécessité cruelle, terrible, mais... « que voulez-vous, contre ces Russes, on ne peut pas faire autrement si nous ne voulons pas devenir des esclaves... »

L'ignorance des réalités soviétiques de beaucoup de très braves gens est un atout considérable pour les misérables partisans de la guerre antisoviétique. Ils misent sur cette ignorance pour déformer, travestir, mentir, calomnier sans mesure, sans honte et, le plus souvent, avec profit.

Pour ces raisons, faire connaître l'U.R.S.S. me semble être l'un des impératifs de notre lutte pour le maintien de la paix.

Plus on se familiarise avec l'étude de l'État soviétique, de son économie, de la vie quotidienne de ses hommes, mieux on comprend l'absurdité des criminelles campagnes de l'antisoviétisme.

Plus on approfondit l'œuvre théorique et pratique — gigantesque — de Lénine et de Staline, plus se renforce notre confiance dans l'avenir de l'humanité et plus grandit notre haine contre les vils calomniateurs de l'Union soviétique, une haine implacable, une haine génératrice d'action — défendre les berceaux contre ceux qui rêvent de nouveaux cimetières — une haine sans laquelle on ne peut combattre avec résolution et persévérance.

Ceux de ma génération ont eu leurs vingt ans éclairés par l'aube radieuse qui s'est levée à l'Est. Tout ce dont avaient rêvé nos pères, militants socialistes du Nord, nourris des brochures de Guesde et de Lafargue, prenait corps. Nous avons ensuite grandi avec le Dnieprostroï — le premier, celui qui sauta pendant la guerre. Notre vie a été illuminée et notre propre combat constamment soutenu, non par un imaginaire « or de Moscou », mais parce que des hommes, là-bas, à l'autre bout de l'Europe, construisaient un monde meilleur. Au temps des grandes épreuves — quand la guillotine de Vichy tranchait la tête du député-cheminot Jean Catelas ou quand le peloton nazi fauchait les dix-sept ans de Guy Moquet dans la sablière de Châteaubriant, — c'est encore Moscou qui donnait espoir et alimentait notre certitude des « lendemains qui chantent ».

D'autres ont aujourd'hui vingt ans qui n'ont pas passé par la même évolution. En ce moment, deux garçons et une jeune fille, près de leur tente de campeurs, chantent merveilleusement près du feu qui éclaire de lueurs fantastiques les sapins à flanc de montagne. On entend les clochettes d'un troupeau qui rentre paisiblement à la ferme. Un grand calme s'étend sur toute la vallée. Le mont Blanc passe du mauve au rosé avant que le soleil ne se couche. C'est J'heure où les mères bordent les lits des enfants...

Mes trois campeurs se sont tus... Ils s'endorment en cet instant en rêvant sans doute d'un bonheur auquel ils ont droit.

Tant de vie, tant de projets, tant d'espérances !

Non, il ne faut pas qu'ils connaissent des guerres comme celles que nos générations ont vécu. C'est notre devoir d'hommes, simplement.

Merci, chère Union soviétique ; merci cher Staline, de nous avoir donné, par votre exemple, à la fois le sens de l'humain et la certitude de l'avenir.

(Montroc le Planet, août 1949.)

 

Chapitre XIII — En manière de post-scriptum

Ce qui précède a été écrit avant le merveilleux voyage que nous venons d'effectuer, 24 Français et Françaises, en Union Soviétique, à l'occasion du 32e anniversaire de l'U.R.S.S.

Intégrer dans ce livre les impressions ressenties au cours de ce nouveau séjour aurait retardé la parution alors que nous avons besoin de riposter sans tarder à tous ces coquins de l'antisoviétisme.

Au surplus, ce que nous avons vu n'a fait que confirmer les différents chapitres de ce livre. Nous venons de séjourner trois semaines au milieu de peuples forts, calmes, heureux, sûrs de l'avenir, en marche allègrement vers le communisme. A Moscou, nous avons ressenti une inoubliable impression de grandeur, une sorte de noblesse des temps nouveaux — tant l'atmosphère qu'on y respire est tonique, d'une pureté de cristal, tant les visages qu'on y rencontre rayonnent d'humanité. Dans un village géorgien, nous avons vu des familles kolkhoziennes dont vingt et une venaient de s'acheter un piano et dix une automobile. Nous avons traversé l'Ukraine martyre et, aux endroits mêmes où se joua la liberté du monde, nous avons admiré des villages tout neufs, tout blancs, surgis sur les anciens champs de mort. Nous avons vu ces rideaux de jeunes arbres plantés sur des kilomètres ; ils ont pris, ils vivent, ils grandiront pour protéger la fertilité et le bonheur des steppes contre les vents et les sables brûlants et destructeurs venant de l'Est. Nous avons vu... tant et tant de choses émouvantes et compris aussi beaucoup mieux cette passionnée volonté de paix de tous ces braves gens rencontrés là-bas. Je cherche et ne trouve pas les mots assez forts pour communiquer au lecteur notre certitude que l'Union Soviétique est vraiment la forteresse de la paix...

A Paris, nous avons retrouvé la presse antisoviétique, un Teitgen mettant hors la loi un film comme Mitchourine, une radio diffusant les campagnes haineuses d'un David Rousset, un Père Riquet traînant sa soutane dans la boue du mensonge, tant de nabots s'essayant à salir les géants...

Du coup, nous autres qui avons vu, nous avons éprouvé à un degré encore inconnu tout le poids de nos responsabilités.

Nous devons opposer aux menteurs qui sont payés pour préparer la guerre contre l'Union Soviétique une véritable croisade de la vérité.

Car notre indignation à tant d'infamies antisoviétiques ne suffit pas. Prenons la presse. Nous devons convaincre fraternellement tel ouvrier parisien qui aime cependant d'instinct l'Union Soviétique, qu'il ne peut pas plus longtemps donner ses huit francs quotidiens à un Franc-Tireur antisoviétique. Tel de nos amis, qui laisse son fils lire des Sélection du Reader's Digest ou des France-Dimanche, doit trouver les arguments pour amener son gars à abandonner la lecture de ces feuilles empoisonnées. Prenons le cinéma. Telle salle passe un film antisoviétique — on en tourne actuellement une dizaine à Hollywood —, son propriétaire doit sentir monter la réprobation du public et s'il récidive, voir son cinéma déserté par nos amis. Il faut pourchasser l'antisoviétisme partout, systématiquement, lui arracher ses victimes une à une, avec à la fois le calme des forts et le courroux des justes.

Sans doute, en ce domaine, une idée fausse a encore trop souvent cours.

Des amis vous disent : « j'aime à entendre les deux sons de cloche. » Or, l'antisoviétisme ne vise pas à confronter des points de vue, à informer objectivement. Avez-vous vu tous ces Franc-Tireur et ces Matin-le Pays, ces Aube et ces Populaire, ces Aurore et ces Parisien libéré faire connaître à leurs lecteurs le plan de lutte contre la sécheresse, la dérivation des fleuves sibériens, les trois baisses des prix soviétiques survenues depuis un an ? Ont-ils parlé des déclarations à leur retour d'U.R.S.S. de Frédéric Joliot-Curie, de Marcel Prenant, de Louis Daquin, de Claude Morgan, du journaliste catholique Pierre Debray ? Les avez-vous vus protester contre l'interdiction des films soviétiques ? Déplorent-ils la partialité révoltante de la Radiodiffusion dite Nationale ? Pas un mot. Silence sur toute la ligne. C'est que leur mission est de mentir, travestir, calomnier l'Union Soviétique. Et le Figaro renvoie Jean Effel parce qu'il a refusé de faire des dessins antisoviétiques!

Parlons franc. C'est faiblesse de continuer à lire la presse du mensonge « pour entendre le pour et le contre », aidant ainsi involontairement à préparer une guerre atroce contre ceux qui nous ont sauvés de la barbarie fasciste. Se guérir de ce « libéralisme », c'est lutter pour la paix.

J'écris ces lignes le jour même du 70e anniversaire de Staline. Une leçon parmi beaucoup d'autres est à tirer de sa vie : contre les ennemis du peuple, il a toujours montré une fermeté impitoyable et c'est ainsi que l'Union Soviétique a pu se développer et vaincre.

Il nous faut sentir physiquement, au plus profond de notre être, et le faire sentir aux autres, que la même fermeté est nécessaire contre les propagandistes de l'antisoviétisme. Aucune faiblesse vis-à-vis de ces vils calomniateurs. Pas de pitié pour ces misérables qui entraîneraient notre peuple, si on les laissait faire, dans les horreurs d'une troisième guerre mondiale.

Or, la guerre n'est pas fatale. Le vieux monde capitaliste décline chaque jour tandis que grandissent les forces innombrables de la démocratie et du socialisme — les forces de la paix.

Elles grandissent, mais rien ne s'obtient jamais sans luttes.

Batailler chaque jour contre l'antisoviétisme, aussi bien en soutenant toutes les propositions en faveur de la paix qu'en empêchant pratiquement la préparation de la guerre antisoviétique, boycotter presse, radio, films antisoviétiques, c'est agir pour la France, c'est combattre pour le retour à l'amitié franco-soviétique qui apportera à notre peuple prospérité, sécurité et le maintien de ce bien le plus précieux : la Paix.

Et cette bataille, nous la gagnerons.

(Paris, 21 décembre 1949.)