15 mai 1934

L'affaire Dreyfus et le socialisme français - Jean Bruhat (mai 1934)

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Jean Bruhat, mai 1934

L'histoire de la IIIè République est marquée par toute une série de scandales. Qu'ils naissent comme le scandale Stavisky du capital financier ou du service d'espionnage comme l'affaire Dreyfus, il sont tous les produits de l'impérialisme. Jaurès caractérisait ainsi les conséquences de l'affaire Dreyfus :

« Quelle est l'institution qui reste debout ? Il est démontré que les conseils de guerre ont jugé avec la plus déplorable partialité ; il est démontré que l'Etat-major a commis des faux abominables pour sauver le traître Esterhazy et que la haute armée a communié sous les espèces du faux, avec la trahison. Il est démontré que les pouvoirs publics, par ignorance ou lâcheté, ont été traînés pendant trois ans à la remorque du mensonge.

Il est démontré que les magistrats civils, du président Delegorgue [président de la Cour d'assises lors du procès de Zola, il se fit remarquer par sa servilité à l'égard de l'Etat- major] au procureur Feuilloley [Procureur de la République, tellement docile au militarisme que Waldeck-Rousseau lui- même dût le déplacer en 1899] , se sont ingéniés par des artifices de procédure à couvrir les crimes militaires. Et le suffrage universel lui-même, dans son expression légale et parlementaire n'a su trop longtemps, jusqu'à l'éclair du coup de rasoir [il s'agit du « suicide » du commandant Henry], que donner au mensonge et au faux l'investiture nationale.»

Que tout cela nous annonce le scandale Stavisky !

Généraux, pouvoirs publics, magistrats députés sont aujourd'hui comme en 1894 largement compromis. Le rasoir du commandant Henry fait prévoir le revolver du «Vieux-Logis » - et si Weygand est aujourd'hui le président d'honneur des « Croix de feu » il nous souvient qu'en 1918 une souscription fut ouverte pour élever un monument à Henry, l'auteur des faux patriotiques, et que parmi les premiers souscripteurs se trouvait le capitaine Weygand du 9° dragons. Il est utile – pour des militants révolutionnaires de connaître avec quelques détails l'attitude du socialisme en face de l'affaire Dreyfus, ne serait-ce que pour dégager de cette attitude les enseignements nécessaires.

Rappelons d'abord succinctement ce que fut l'affaire Dreyfus. En 1894 l'officier juif Dreyfus est condamné et déporté à l'île du Diable. En réalité, il était innocent.

L'Etat-major n'avait pas hésité pour l'accabler à fabriquer une série de faux.

La campagne pour la revision du procès prend une ampleur de plus en plus grande.

Elle est d'abord dirigée par les amis et la famille de Dreyfus, puis par un officier d'état-major, le colonel Picquart. Elle entraîne toute la petite bourgeoisie, des intellectuels descendent dans la lutte, Zola publie en janvier 1898 sa fameuse « lettre à M. Félix Faure, président de la République française », connue sous le nom de J'accuse : Zola est poursuivi en Cour d'assises en février 1898, mais l'auteur des faux patriotiques, le commandant Henry, se tranche la gorge d'un coup de rasoir et son complice le commandant Esterhazy prend la fuite en août 1898.

En juin 1899 la Cour de cassation casse le jugement de 1894, et Dreyfus comparaît devant le Conseil de guerre de Rennes. Il est à nouveau condamné, mais gracié en septembre 1899. C'est seulement en juillet 1906 que les Chambres réunies de la Cour de cassation réhabilitaient Dreyfus.

Le capitaine Dreyfus devenait chef d'escadron, il recevait la Légion d'honneur – tandis qu'en décembre 1908 les cendres de Zola étaient transférées au Panthéon.

Simple résumé, simple calendrier de l'affaire Dreyfus ; ces quelques lignes ne peuvent donner aucune idée du mouvement de masse qui fut entraîné par la campagne de revision du procès.

N'oublions pas que nous sommes en pleine crise.

Si l'industrialisation en France est moins rapide que dans d'autres pays, il n'en reste pas moins que la concentration progresse – et avec elle l'éviction des petites entreprises. La petite bourgeoisie est mécontente, elle est inquiète, elle cherche sa route, elle a suivi Boulanger, elle participera à l'agitation dreyfusarde et antidreyfusarde.

Mais surtout le mouvement prolétarien grandit : la courbe du salaire nominal peut s'élever, pratiquement celle du salaire réel diminue ; tout y a contribué, croissance du militarisme, des dépenses de guerre, des charges fiscales, renchérissement de la vie, hausse des loyers, usage de plus en plus massif de la main- d'oeuvre étrangère et féminine, moins payée.

Les grèves ont augmenté d'importance ; au 1er mai 1891 le sang a coulé à Fourmies, et en novembre, Paul Lafargue est élu comme député du Nord.

L'année suivante c'est la grève de Carmaux et l'élection de Jean Jaurès.

Les élections générales du 20 août 1893 traduisent une forte poussée socialiste.

Par ailleurs, les attentats anarchistes témoignent du profond mécontentement de la classe ouvrière.

Le gouvernement riposte par les lois scélérates.

C'est donc dans une situation de crise que va éclater l'affaire Dreyfus.

L'agitation qu'elle va déclencher ne saurait s'expliquer par un sursaut massif de vertu outragée – elle traduit l'anxiété profonde des classes moyennes et la volonté de lutte du prolétariat. On crie « Vive Zola ! » ou « Mort aux Juifs ! »; on manifeste aux champs de courses, tout cela trahit, dans un langage quelquefois maladroit des revendications sociales.

Toute autre hypothèse est en disproportion avec l'agitation dreyfusarde.

Quelle est l'attitude des différents courants socialistes ? Ce n'est pas le lieu de les étudier.

Rappelons qu'il y avait alors six organisations se réclamant du socialisme : le Parti ouvrier, le Parti blanquiste (Comité révolutionnaire central), la Fédération des travailleurs socialistes, le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, l'Alliance communiste révolutionnaire et les Indépendants.

Au début, c'est l'hésitation générale.

La campagne en faveur de Dreyfus est simplement conduite par quelques individualités. Il n'y a pas encore un mouvement de masse.

Le 24 décembre 1894, le ministre de la Guerre, le général Mercier, défend devant la Chambre un projet de loi qui permettrait de punir de la peine de mort le crime de trahison. Jaurès intervient en faveur des simples soldats, il est frappé de la peine de la censure avec expulsion temporaire, mais il ne met pas en doute la culpabilité du capitaine Dreyfus. Même encore en novembre 1896 quand Bernard Lazare lance sa brochure « la vérité sur l'affaire Dreyfus » il va trouver Jaurès et Jaurès ne témoigne que froideur.

Le « J'accuse » de Zola paraît en janvier 1898 ; à cette date un député socialiste, Gabriel Baron, réclamera « douze balles pour Zola » [dans le Franc-Parleur , journal d'Aix-en-Provence].

C'est à cette époque que le mouvement socialiste se lance dans l'agitation pour la revision du procès de Dreyfus.

En janvier 1898 il y a dans le groupe parlementaire socialiste deux courants.

Les uns sont des opportunistes, ils songent à la proximité des élections [qui doivent avoir lieu les 8 et 22 mai 1898], ils considèrent que la question est dangereuse, parmi eux nous trouvons Millerand, Lavy, Jourde, René Viviani.

Les autres avec Jaurès, Guesde et Vaillant veulent se lancer dans la bataille.

Quelle était à cette époque la pensée de Jules Guesde, il n'est pas sans intérêt de la préciser.

En effet, au début de 1898 Guesde veut participer à l'affaire Dreyfus. Ecoutons Jaurès, car Guesde n'a jamais démenti le récit suivant :

Ah ! Je me rappelle les accents admirables de Guesde lorsque parut la lettre de Zola. Nos camarades modérés du groupe socialiste disaient : « Mais Zola n'est point un socialiste ; Zola est après tout un bourgeois. Va-t-on mettre le Parti socialiste à la remorque d'un écrivain bourgeois ? ».

Et Guesde se levant, comme s'il suffoquait d'entendre ce langage, alla ouvrir la fenêtre de la salle où le groupe délibérait en disant : « La lettre de Zola, c'est le plus grand acte révolutionnaire du siècle ! ».

Et comme les cannibales de l'Etat-major continuaient à s'acharner sur le vaincu, Guesde me disait : « Que ferons-nous un jour, que feront les socialistes d'une humanité ainsi abaissée et ainsi avilie ? Nous viendrons trop tard, disait-il, avec une éloquente amertume ; les matériaux humains seront pourris quand ce sera notre tour de bâtir notre maison. »

Est-ce à dire que le socialisme dans son ensemble se jette dans l'affaire Dreyfus ? Pas encore.

En effet les deux fractions du groupe socialiste lancent le 19 janvier 1898 un manifeste commun.

Ce manifeste était signé de Jules Guesde, mais aussi de Jaurès, de Vaillant, de Viviani, de Millerand. Que d'hésitation dans ce texte !

Et d'abord les auteurs sont d'une prudence extrême, en ce qui concerne le fond même de l'affaire : « nous n'avons, disent-ils, aucune raison particulière de repousser ou de suspecter, au fond, les jugements particuliers rendus dans cette affaire. » Ils font du conflit autour de Dreyfus un combat « entre deux clans bourgeois : les opportunistes et les cléricaux ». C'est juste, mais la conclusion c'est un appel à la neutralité :« Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise... Entre Reinach et de Mun [ Reinach, un des premiers dreyfusards, et de Mun, un des chefs anti- dreyfusards] gardez votre liberté entière ».

Tel est le point de départ. En janvier 1898 les socialistes de Millerand à Guesde, en passant par Jaurès sont d'accord pour ne pas intervenir.

Neutralité impossible ! Neutralité criminelle quand le mouvement de masse grandit.

Aucun des signataires du manifeste de janvier ne s'est dressé pour dire :

Allons à la bataille ! Mais allons-y avec notre drapeau largement déployé ! Avec nos mots d'ordre propres au prolétariat !

Allons-y et servons-nous du scandale pour lancer contre le régime lui-même les masses ouvrières !

Dès lors le socialisme était condamné à être dépassé par les événements.

D'un côté Jules Guesde va s'accrocher à la neutralité sectaire et impossible ; de l'autre Jaurès va s'engager dans la lutte avec le drapeau de la bourgeoisie « libérale ».

Prouvons-le, à l'aide de quelques documents. Et d'abord que devient le guesdisme ?

Le 24 juillet 1898, Jules Guesde et Paul Lafargue lancent aux travailleurs de France, l'appel suivant :

« Les prolétaires n'ont rien à faire dans cette bataille qui n'est pas la leur et dans laquelle se heurtent des Boisdeffre et des Trarieux, des Cavaignac et des Yves Guyot, des Pellieux et des Galliffet.

[Général de Boisdeffre, chef de l'Etat-major quand les poursuites auront lieu contre Dreyfus, royaliste et clérical. Trarieux, sénateur opportuniste, mais dreyfusard. Cavaignac, ministre de la Guerre dans le ministère Brisson (juin-octobre 1898) violemment antidreyfusard. Yves Gugot, dreyfusard, après avoir collaboré en 1871 au journal « Les Droits de l'homme », de Jules Guesde, il avait combattu le socialisme. Pellieux, un des généraux responsables de l'arrestation de Dreyfus. Galliffet, un général versaillais, qui se distingua par sa cruauté au moment de la Commune]

Ils n'ont, du dehors, qu'à marquer les coups et à retourner contre l'ordre – ou le désordre social – les scandales d'un Panama militaire s'ajoutant aux scandales d'un Panama financier.

Nous entendons bien qu'il peut y avoir des victimes et que c'est pour leur libération que, faisant appel aux plus nobles sentiments, on voudrait nous entraîner dans la bagarre. Mais que pourraient être ces victimes – de la classe adverse - comparées aux victimes par millions qui constituent la classe ouvrière, et qui, enfants, femmes, hommes torturés dans les bagnes patronaux, passés au fil de la faim, ne peuvent compter que sur elles-mêmes, sur leur organisation et leur lutte victorieuse pour se sauver ?

C'est à elles, à elles seules, que se doit le parti socialiste, le parti ouvrier, qui après avoir arraché, comme il était nécessaire, son masque démocratique à l'antisémitisme ne saurait, sans duperie et sans trahison, se laisser un seul instant dévier de sa route, suspendre sa propre guerre et s'égarer dans des redressements de torts individuels qui trouveront leur réparation dans la réparation générale.

C'est à ceux qui se plaignent que la justice ait été violée contre un des leurs, de venir au socialisme qui poursuit et fera la justice pour tous et non au socialisme à aller à eux, à épouser leur querelle particulière »

Jules Guesde s'est défendu d'avoir voulu prêcher l'abstention. Il veut se justifier dans son grand discours de Lille le 26 novembre 1900 :

« Le parti ouvrier, dit-il, a crié : Halte-là ! Il a rappelé les travailleurs à leur devoir de classe ; mais il ne leur prêchait pas le désintéressement et l'abstention.

Sa déclaration portait en toutes lettres : Préparez-vous à retourner contre la société capitaliste les scandales d'un Panama militaire s'ajoutant aux scandales d'un Panama financier. Ce que nous voyions, en effet, dans l'affaire Dreyfus, c'étaient les hontes étalées qui atteignaient et ruinaient le régime lui- même.»

D'accord ! Mais, ou sont-ils les actes concrets par lesquels Guesde et le Parti ouvrier retournaient le scandale contre le capitalisme ?

Le congrès du Parti ouvrier se réunit en septembre 1898 à Montluçon.

Sans doute il condamne le nationalisme et l'antisémitisme. Mais il ne donne aucune directive précise.

Et peut-être allait-il un peu vite en besogne quand il affirmait dans une résolution que l'antisémitisme « malgré toutes ses pétarades démagogiques n'a jamais pu faire illusion à une fraction quelconque de la classe ouvrière consciemment organisée ».

En fait les ouvriers étaient dans la rue, se battant contre la police et les nationalistes : le Parti ouvrier de Guesde ne les guidait plus.

Le mouvement de masse grandit, il se développe au milieu de l'agitation revendicative du prolétariat.

En octobre 1898 une grève importante éclate à Paris parmi les ouvriers du bâtiment.

On compte plus de 20.000 grévistes. Contre eux le président du Conseil Brisson fait donner la troupe.

On redoute un arrêt du travail chez les cheminots : les gares sont occupées par l'armée.

Paris devient pendant quelques jours un vrai camp retranché : bivouacs sur les places et aux carrefours, patrouilles dans les rues, provocations des officiers.

Tout se mêle étroitement : les cris de « Vive Dreyfus ! » et les cris qui expriment la volonté revendicative des gars du bâtiment.

Le 2 octobre 1898 de violentes bagarres se produisent devant la salle Wagram.

Jules Guesde veut alors procéder à un regroupement des forces socialistes, au nom du Parti ouvrier français il convoque pour le 16 octobre 1898 tous les représentants du mouvement socialiste.

Cette réunion groupa en particulier 15 mandataires du Parti socialiste révolutionnaire, 25 du Parti ouvrier, 12 du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, 5 de la Fédération des travailleurs socialistes, 8 de l'Alliance communiste, 8 des Indépendants, etc.

Une résolution fut votée à l'unanimité – qu'il est intéressant de reproduire car elle prouve que le sectarisme de Guesde l'avait jeté dans les bras des millerandistes :

« Les organisations, les élus et les journaux socialistes réunis le 16 octobre afftirment, dans les circonstances troublées que traverse la République, que toutes les forces socialistes et révolutionnaires sont unies, décidées et prêtes à faire face à toutes les éventualités.

Le Parti socialiste tout entier proteste contre l'atteinte portée à la liberté des syndicats ouvriers et au droit de grève, et malgré la faute des gouvernants bourgeois, il compte sur tout le prolétariat pour défendre la République.

Il ne permettra pas à la conspiration militariste de toucher aux trop rares libertés républicaines et il ne laissera pas la rue à la réaction et à ses violences.

Dans ce but, il a constitué un Comité permanent de vigilance représentant toutes les forces socialistes organisées. Vive la République sociale ! »

Que devenait l'avertissement d'Engels mettant en garde le Parti ouvrier contre toute capitulation devant les millerandistes ?

Guesde pour réaliser l'unité à tout prix en arrivait à « défendre la République » - « malgré la faute des gouver nants bourgeois. »

Ainsi du côté guesdiste : d'abord enthousiasme, puis méfiance, isolement sectaire et enfin unité sentimentale ; voilà ce qui caractérise la position du Parti ouvrier devant l'affaire Dreyfus.

Pourquoi cette évolution de Guesde ? Pourquoi de l'engouement du début en arrivait-il à l'abstention ?

Guesde s'est inquiété du jauressisme, il a semblé croire qu'il n'y avait qu'une façon d'utiliser Dreyfus, c'était celle de Jaurès et il s'y refusa.

En effet, que fait Jaurès ? Où sont ses partisans ? Jaurès avait signé le texte prudent du 19 janvier 1898.

Il est maintenant au premier rang des dreyfusards. Par ses articles de la Petite République , par ses interventions dans les meetings, dans les procès, il est un des chefs du parti dreyfusard.

II a justifié ainsi sa participation à la campagne de revision du procès.

1° Dreyfus n'est plus un bourgeois. De fait Dreyfus appartenait à une très riche famille de la bourgeoisie israélite d'Alsace. Sa fortune placée dans la fabrique que l'un de ses frères dirigeait à Mulhouse s'élevait à 400.000 francs. En 1890 il avait encore augmenté ses revenus par un riche mariage. Peut importe s'écrie Jaurès.

Si... Dreyfus est innocent, il n'est plus ni un officier ni un bourgeois ; il est dépouillé par l'excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n'est plus que l'humanité elle-même au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer.

Autant de formules qui n'ont aucun sens, elles traduisent toute l'idéologie confuse de la petite bourgeoisie qui suivait Jaurès.

Il ne s'agissait pas tant de savoir à quelle classe sociale appartenait le capitaine Dreyfus. Mais il importait de chercher ce qu'il y avait derrière le mouvement de masse des dreyfusards, d'analyser les revendications sociales qui s'exprimaient ainsi et ceci fait de déterminer alors l'attitude du Parti socialiste.

2°Cependant, Jaurès a un certain sens des masses prolétariennes ou petites-bourgeoises. Il semble parfois comprendre qu'il faut à la classe ouvrière des mots d'ordre qui soient les siens.

Il écrit en effet : « Qui donc est le plus menacé aujourd'hui par l'arbitraire des généraux, par la violence toujours glorifiée des répressions militaires ?

Qui ? Le prolétariat.

Il a donc un intérêt de premier ordre à châtier et à décourager les illégalités et les violences des conseils de guerre avant qu'elles deviennent une sorte d'habitude acceptée de tous. Il a un intérêt de premier ordre à précipiter le discrédit moral et la chute de cette haute armée réactionnaire qui est prête à le foudroyer demain. »

Mais ce n'est qu'un éclair. Et par ailleurs, Jaurès restreint la lutte à une bataille limitée pour l'acquittement de Dreyfus.

«A genoux devant la France, s'écrie-t-il, coquins qui la déshonoriez ! Pas de huis clos, pas de ténèbres ! Au plein jour la justice ! Au plein jour la revision pour le salut de l'innocent, pour le châtiment des coupables, pour l'enseignement du peuple, pour l'honneur de la patrie !»

Le prolétariat disparaît, la lutte contre le capitalisme s'évanouit. Le grand ouvrage de Jaurès qui renferme les articles publiés à propos de l'affaire Dreyfus : « Les Preuves », c'est un plaidoyer, non pour une classe contre une classe, mais pour un homme contre d'autres hommes. 3°De fait Jaurès adopte les mots d'ordre politiques de la bourgeoisie de gauche. Il ne lutte plus que pour la défense de la République, de cette République dont à juste titre Lénine disait « qu'elle était un fait en France et qu'aucun danger sérieux ne la menaçait ».

Et quand le 11 juin 1899 les socialistes appellent les ouvriers à manifester aux courses de Longchamp ils leur demandent de le faire au cri de « Vive la République ! »

Et c'était la République des fusilleurs de la Commune et de Fourmies !

Ces quelques notes permettent déjà de définir l'attitude, du socialisme français dans l'affaire Dreyfus : abstention, sectarisme du côté de Guesde ; confusion et participation à une campagne de la bourgeoisie de gauche du côté de Jaurés. Quels vont être les résultats ?

On peut dire qu'une des conséquences de l'affaire Dreyfus ce sera un premier pas vers l'unité sans principes qui va en 1905 créer le Parti socialiste unifié français.

Mais qu'il nous suffise de marquer le résultat le plus immédiat de la disparition du socialisme révolutionnaire, en tant que tel, dans l'affaire Dreyfus.

Ce résultat c'est l'entrée de Millerand dans le ministère de Waldeck-Rousseau.

En effet la lutte de classe s'accentue. 328.000 grévistes de 1897 à 1899 ; 177.000 pour la seule année 1899.

Briser de front la journée prolétarienne est impossible, il faut un ministère de trêve, d'apaisement social.

Il faut faire croire à un danger monarchiste, bonapartiste pour sonner autour de la République le ralliement des forces républicaines.

C'est la raison de vivre du ministère de Waldeck-Rousseau (juin 1899).

Il comprenait le général versaillais de Galliffet et le socialiste Millerand. Ne disons pas : trahison individuelle. Une telle explication n'a aucun caractère scientifique.

Il y a un lien très net entre l'attitude prise par le mouvement socialiste français à propos de l'affaire Dreyfus et la participation de Millerand au ministère.

Ce lien apparaissait aux contemporains eux-mêmes : Le Parti socialiste ne sort pas triomphant de la crise présente. Il vient d'accuser l'incertitude de son action théorique et pratique, et le désordre de son organisation interne.

Le problème était, il est vrai, complexe que lui posait la vie à l'improviste.

Il s'agissait de savoir si l'action parallèle qu'il avait menée avec la bourgeoisie libérale au cours de l'affaire Dreyfus allait se transformer, sous la pression de circonstances graves, en une action combinée.

C'est-à-dire, si à la participation à la défense des garanties individuelles devait succéder la participation au pouvoir. Mais d'ailleurs Jaurès lui-même ne rusait pas.

Il reconnaissait qu'il fallait aller jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au ministère.

Deux jours après la formation du ministère, Jaurès écrivait :

«La République est en péril. Si un ministre a le courage pour la sauver, de frapper les factieux galonnés, peu nous importent les instruments dont il se sert.

Ce sont des actes qu'il nous faut : la qualité des agents nous est indifférente... Pour ma part et sous ma responsabilité personnelle, j'approuve Millerand d'avoir accepté un poste dans ce ministère de combat.

Que la République bourgeoise, à l'heure où elle se débat contre la conspiration militaire qui l'enveloppe proclame elle-même qu'elle a besoin de l'énergie socialiste, c'est un grand fait : quelle que soit l'issue immédiate, ce sera une grande date historique ; et un parti audacieux, conquérant ne doit pas, à mon sens, négliger ces offres du destin, ces ouvertures de l'histoire. »

Les guesdistes vont mener contre Millerand une énergique campagne.

Mais sa présence dans le ministère était la conséquence de l'abstention guesdiste dans l'affaire Dreyfus.

Guesde avait laissé la direction des masses à Jaurès – et Jaurès pour sauver la République les jetait dans les bras du général marquis de Galliffet.

Mais dira-t-on ? Tout cela est vieux de 35 ans !

Oui, si l'on songe à la crise qui aujourd'hui ébranle la France et qui est aingulièrement plus profonde que celle de 1898. Oui, si l'on songe qu'en 1934 le prolétariat a son Parti communiste sous la direction duquel il lutte.

Mais non, si l'on songe aux enseignements qu'un révolutionnaire doit dégager de ces événements.

Que montrent-ils ? Et ces leçons sont particulièrement brûlantes à l'heure présente où dans des circonstances beaucoup plus graves se posent les mêmes problèmes.

Le guesdisme nous montre que devant un mouvement de masse le parti révolutionnaire ne doit pas arbitrer les coups. Aujourd'hui la droite avait Oustric ; la gauche, Stavisky ; fallait- il dire : allez-y Messieurs ! Le prolétariat vous regarde. Non, mais concrètement, le Parti communiste a invité le prolétariat à retourner contre le régime les conséquences de ce nouveau Panama financier. Il a pris la tête du mécontentement des masses.

Par ailleurs, le fascisme utilise le scandale pour prendre le pouvoir.

Allons-nous crier :« Vive la République » ?

L'exemple de Jaurès est là.

Aujourd'hui chefs socialistes et confédérés voudraient nous convier à une nouvelle défense de la République.

Déjà Marquet est ministre. Demain si le danger grandit, et si à nouveau Doumergue fait appel au Parti socialiste, Léon Blum acceptera peut-être cette invitation, « cette ouverture de l'histoire » pour parler comme Jaurès.

Nous ne marchons plus.

Jaurès saluait le ministère républicain de Waldeck-Rousseau et ce même gouvernement par deux fois au moins, à la Martinique en février 1900 et à Châlon-sur-Saône en juin 1900, fusillait des ouvriers qui profitant « des libertés républicaines » manifestaient pour une augmentation de salaires.

Même s'il n'y avait pas d'autres arguments, d'autres expériences et elles sont nombreuses en 1934 – la seule histoire de l'affaire Dreyfus nous prouverait que sous la direction de son Parti communiste le prolétariat doit utiliser tous les scandales, « toutes les affaires », pour le renversement du régime, pour l'instauration de cette République que Guesde appelait la République sociale, mais qui est devenue pour nous depuis 1917 la République soviétique.